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Hommage de Denise-Richard Ognois à sa mère Marie-Thérèse Ognois

« Tes larmes, Maman
Tes larmes silencieuses…

 Si c’est avec le peuple, que l’on fait des héros,
de ce peuple , Marie Ognois, tu en étais »

Témoignage recueilli, annoté et mis en ligne par Jean-Pierre et Jocelyne HUSSON

L'hommage de Denise Richard-Ognois à sa mère Marie-Thérèse Ognois

Notre arrestation à Reims le 8 juillet 1944

Notre détention à la prison de Charleville

Mon interrogatoire au siège de la Gestapo

Mon retour à la prison

La dernière semaine d'août et ton martyre, Maman

Le souvenir de Marie-Thérèse Ognois à Reims et dans les Ardennes

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L'hommage de Denise Richard-Ognois à sa mère Marie-Thérèse Ognois

Denise Ognois

   Jeune modiste de 17 ans arrêtée à Reims par la Gestapo le 8 juillet 1944 sur son lieu de travail en même temps que ses parents, Denise Ognois a été transférée avec eux à la prison de Charleville d'où elle a été libérée le 26 août.
   Le 29 août 1944, devant la prison que les Allemands veanaient de quitter après en avoir ouvert les portes, ellea cherché en vain sa mère parmi les détenus libérés.
   Marie-Thérèse Ognois et douze autres otages, choisis au hasard, avaient été embarqués dans un fourgon cellulaire et emmenés en dehors de la ville pour y être exécutés en bordure du Bois de la Rosière, sur le territoire de la commune de Tournes.
   En août 2000, 56 ans après cet épisode tragique de la Libération, Denise Ognois nous a transmis ce témoignage émouvant.

Marie-Thérèse Ognois


Notre arrestation à Reims le 8 juillet 1944

   Il faisait très beau ce samedi 8 juillet 1944 à Reims, et comme chaque semaine, tu étais allée faire ton marché, place du Boulingrin. Au même moment, selon le témoignage de Madame FRESSON, grand-mère de l'acteur Bernard FRESSON, jeune inconnu à l’époque, les Allemands bouclaient le quartier : la rue de Cernay, le boulevard Saint Marceau et la rue Ruinart de Brimont où nous habitions.

   Ils procédaient à l’arrestation, à notre domicile, de mon père, Maurice OGNOIS, d'André SCHNEITER et de Paul SCHLEISS, pris tous les trois au piège au cours d'une réunion clandestine avec ROEMEN, un agent de la Gestapo qui s'était fait passer pour un résistant venu des Ardennes.

Charles-Antoine Rœmen alias Rudeault
agent de la Gestapo

   Une autre voisine, Madame ROY envoya son fils à ta rencontre, Maman, pour te prévenir et te demander de ne pas rentrer chez toi, les Allemands ayant investi la maison. Alors tu fis cette réponse :
     
« Une Ardennaise ne vend et ne trahit ni son pays, ni son mari ».
   Sans tenir compte de ce conseil, tu rentras pour te jeter dans la gueule du loup.
  
Qu’advint-il alors ? Ce fut mon tour. Je travaillais sur un chapeau dans l’atelier de mode situé en face du Palais de Justice, où nous étions six employées.

L'atelier Roche à Reims
Au second plan debout et de gauche à droite : les trois modistes Margot, Ginette et Denise
Au premier plan : l'apprentie et la vendeuse Andrée ( assise )

  Ce fut rapide. La porte s’ouvrit brusquement, un homme vêtu de bleu marine, en civil, grand et fort, fit irruption dans l’atelier, sûr de lui. À cet instant, je compris. Nos regards se croisèrent. En effet il vint directement à moi : « Denise Ognois ». Il me connaissait, d'où cette assurance à venir sur moi. En effet, ROEMEN s'était présenté une première fois le 3 juillet chez mes parents, et la maison était probablement surveillée depuis cette date.
   Je me levai. Sa main sur mon épaule tenue
fermement  : « Gestapo ». C’était dit. C’était fait. Collé à moi, il me prit le sac des mains, un sac fait de carton recouvert de tissu blanc. Ce geste fut si brutal que les deux œufs que mon amie Ginette m’avait offerts et qui se trouvaient à l'intérieur, furent broyés par ses mains. Dégoûté, furieux, il lâcha prise et projeta le sac par terre.
   Toujours suivie de mon mentor, je traversai le magasin, sous le regard impuissant de mon patron, Raymond ROCHE, président de l’Automobile Club de Champagne, et de son épouse.
   Je montai dans la voiture, garée le long du trottoir.
   
Je te vis, Maman, serrée à l’arrière entre deux soldats allemands. Sur tes joues coulaient des larmes, ce qui me fit le plus mal, des larmes silencieuses.
   Tu assistais, désemparée à
l’arrestation de ta fille, aux mains de la Gestapo. Ta détresse était immense. Je le compris si bien qu’une fois assise, je me retournai vers toi et te fis un clin d’œil.
   Retour à la maison. Le quartier en émoi, les gens dehors, sortis de chez eux, sur leurs pas de porte, aux fenêtres aussi. Un camion allemand devant chez nous, des soldats partout.
   À l’intérieur, un désordre incroyable. Bruit de bottes. Ils s’interpellaient d’une pièce à l’autre. Ils fouillaient, des tiroirs vidés sur la table de la salle à manger. En vrac, avec des bouteilles de vin remontées de la cave visitée, elle aussi. Les tableaux décrochés. Les salamandres déplacées, les cheminées sondées, la suie répandue par terre.
   Toujours suivie de mon garde du corps, j’allai dans ma chambre. Je pris un paquet de serviettes hygiéniques. Je me retournai vers lui : 
« Pour combien de temps ? ». « Pour toujours ». Je pris le restant !
   Retour dans la cour. Là, un soldat me prit à partie, brandissant devant moi une antenne, fabriquée par mon père avec l'aide de mon frère
Maurice, pour mieux écouter Radio  Londres à travers le brouillage. « Terroriste ! », me dit-il, furieux. J’étais médusée, je le regardai. Il brisa cette antenne sur son genou, d’un coup sec.
   De retour dans la salle à manger, Maman, je te vis, d’un calme imperturbable, avec assurance, envelopper dans un mouchoir, cette bonbonnière en porcelaine de Limoges, contenant nos bijoux de famille, le tout dans ce sacré mouchoir noué aux quatre coins. Que croyais-tu donc, Maman, ton petit trésor, on ne le revit jamais !

   Avant de partir, d’être emmenée, je vis sur le trottoir, mon petit chien Rip qui, apeuré, effrayé par tout ce vacarme, hurlait à la mort. Je courus vers lui, le pris dans mes bras et le remis à Madame ROY en lui demandant de le confier – ce qui fut fait – à Monsieur et Madame ROBERT, grainetiers au coin de la rue Ruinart, car c’étaient de grands amis.
   Arrivés tous
rue Jeanne d’Arc au siège de la Gestapo, endroit inconnu de moi jusqu’à ce jour. Quelques marches à l’intérieur, un grand hall, deux drapeaux noirs SS brodés d’argent pendent du plafond jusqu’au sol ou presque. Immenses. Et nous tous alignés le long de ce mur avec un gardien pour chacun de nous. Pas question de bouger !

L'immeuble réquisitionné par le Gestapo 8, rue Jeanne d'Arc à Reims
a été rasé en 1986 pour laisser place au Square des victimes de la Gestapo

   J’entendis mon père hurler. On le frappait. Dans un mouvement de révolte, je fis face à mon gardien. Je reçus une gifle magistrale qui me fit pivoter de nouveau face au mur, le nez sur ce drapeau SS.
   Une femme vint me chercher pour me conduire dans une pièce du rez de chaussée à seule fin de me mettre nue pour une fouille intégrale !
   Retour dans le hall. Je vis arriver
ma cousine Jacqueline THIRION, arrêtée elle aussi. Je n’étais même plus étonnée. Tant d’événements en si peu de temps.


Notre détention à la prison de Charleville

   Le départ pour où ? Charleville. Pourquoi Charleville ? Je le sus plus tard. Mon père avait fabriqué pour l’abbé Roland FONTAINE, qui était curé de Savigny sur Ardres, une fausse carte d’identité au nom de Victor DELCOURT. Ce que je sus également plus tard. Ce prêtre avait été arrêté dans les Ardennes, au maquis du Banel. Il était allé s'y réfugier après avoir quitté la Marne où il était recherché par la Gestapo. Torturé, il parla et l’enquête remonta ainsi jusqu’à mon père. Il était détenu à la maison d’arrêt de Charleville, ce n’était donc pas un hasard si nous nous retrouvions dans cette ville.
   La prison de Charleville était une prison ancienne, sinistre.

L'entrée de la prison de Charleville place Carnot et les fenêtres donnant sur la rue Clément Métezeau
qui avaient été obstruées avec des planches

    À notre arrivée : munis de notre « paquetage », nous fûmes séparés les uns des autres, sauf ma cousine et moi, qui nous sommes retrouvées toutes deux dans la même cellule, la cellule 38. Toi, Maman, à côté dans la 36.
   Je ne devais plus te revoir jamais, Maman. Mais sur le moment, j’ignorais tout de ce que qui allait se passer.
   Nous étions dix-huit dans notre cellule. Deux fenêtres à carreaux, obstruées par des planches allant en s’évasant vers le haut ainsi que sur les côtés, ne laissant apercevoir qu’un rectangle de ciel, deux bancs, une grande table.

   Au cours de la journée, nos châlits étaient superposés de façon à pouvoir circuler plus librement. Pas d’eau, pas de lavabo. Dans un angle, les « tinettes » en guise de WC. et quelques seaux d’eau. Nous devions les vider et les nettoyer au mieux durant l’heure de la promenade du matin, au cours de laquelle nous nous lavions et essayions de rendre propres sans grand résultat ces foutues serviettes, qui restaient tachées, on s’en doute. Nous disposions à cet effet de chlore. Il est arrivé une mésaventure à l’une d’entre nous qui, sans prendre garde, n’ajouta pas d’eau à ce chlore, si bien qu’au matin, elle se retrouva devant une pâte informe et visqueuse en guise de serviette hygiénique. Cet incident nous mit en joie, malgré le tragique de la situation et sa consternation. Pauvre Anna ! Elle fut libérée quelques temps après.
   Un moral de fer, ces Ardennaises. Nous étions les deux seules Rémoises, ma cousine et moi. J’étais la plus jeune. J’avais 17 ans. La plus âgée, Madame JACQUEMIN, avait environ 70 ans. Quand le moment était venu d’aller « aux toilettes », nous nous mettions trois ou quatre devant elle de manière à lui préserver un peu d’intimité. Quant à nous, nous n’avions pas le choix… les fesses à l’air ! On s’y fait.
   La fille de Madame JACQUEMIN, Marie-Hélène CARDOT, était aux arrêts, donc seule dans une cellule. Après l’arrestation de son mari qui dirigeait le maquis d’Autrecourt dans les Ardennes, et qui fut assassiné par un traître, elle avait repris le flambeau. Arrêtée à son tour, elle se trouvait elle aussi en prison. On l’apercevait par le « mouchard », c'est-à-dire l’œilleton de la porte de notre cellule, qui se trouvait juste en face d'une fenêtre donnant sur la cour, de l'autre côté d'un étroit couloir. Seule, mains derrière le dos, digne, elle tournait en rond sans manifester le moindre trouble. Jusqu'à son décès en 1977, elle était fidèlement présente à la cérémonie qui commémore chaque année à Tournes le souvenir des treize fusillés, martyrs, dont le tien, Maman.

Hélène Cardot

 [Membre de l'Organisation civile et militaire (OCM), Marie-Hélène Cardot avait été arrêtée le 18 juin 1944. Elle a siégé à la Libération au sein du Comité départemental de libération nationale ( CDLN ) des Ardennes, puis elle a exercé de multiples mandats au niveau local et national : maire de Douzy, conseiller général des Ardennes, membre du Conseil de la République, puis sénateur des Ardennes, et présidente du Sénat de 1955 à 1971. Elle est décédée en 1977].

   Nos geôliers, l’un grand blond, Prussien bon teint, Paul ( prononcez Paôl ), l’autre Georges, plus petit, presque insignifiant, sûrement bon bougre, qui avait perdu deux fils sur le front de Stalingrad. Il était désabusé, malheureux sûrement, car il avait compris, mais geôlier quand même !
   Il avait, pour toi, Maman, une admiration et un respect profond.
   Comment te résister d’ailleurs ! Tu étais déterminée à tel point que chaque matin, lors de la distribution de café ( ersatz ) servi avec une ration de pain noir sous la surveillance d’un autre soldat muni d’une mitraillette, tu prélevais, un jour pour papa, le lendemain pour moi, la moitié de ton morceau de pain que tu nous faisais parvenir avec la complicité de Georges.
   Quelle autorité, vraiment ! Qui es-tu Maman pour posséder un tel cœur, une telle force ? De quoi es-tu faite pour contenir autant d’amour et te sacrifier ainsi ! Georges obéissait en me disant : « O ! Mama… ».
   J’ai 74 ans au moment où j’évoque cette période et je suis toujours bouleversée par ces souvenirs. Je ne me suis jamais faite à ce malheur, Maman ! Mon Dieu que je t’aime.
   Un jour, tu fis mieux encore. Dans ta cellule, vous étiez quatre femmes, toutes envahies de vermine. Nous, nous avions des puces. Les Allemands décidèrent de vous conduire à pied dans un endroit que j’ignore encore, à seule fin de passer vos vêtements à l’étuve. En revenant, avec un culot monstre, tu sortis du rang pour pénétrer dans une épicerie-fruiterie et y acheter des cerises que tu remis à Georges en lui disant : « Tu donneras ça à ma fille. Demain, elle aura 18 ans ». Ce qu’il fit ! Quelle preuve d’amour et de résistance, prendre un tel risque en plein Charleville. Ils n’allaient pas te supprimer à Charleville, mais quand même !
   Parmi toutes ces femmes courageuses elles aussi qui nous entouraient, Jacqueline et moi, Marcelle avait une voix comme Berthe SYLVA je crois. Elle nous chantait des chansons réalistes, « Du gris que l’on tient dans ses doigts et que l'on roule », « J’ai volé mon père et j’en ris » et aussi des chants patriotiques, « Le rêve passe » etc.
   Habituées aux bruits de clés, nous étions cependant aux aguets, car en dehors de la promenade le matin et de nos trois rations – café du matin, soupe du midi et soupe du soir – il ne se passait rien, et l’ouverture de la cellule ne présageait rien de bon ! Cela signifiait que quelque chose de grave allait se passer, telle que l'irruption d'agents de la Gestapo pour un interrogatoire d’office auquel on ne pouvait échapper. Alors après que se soit refermée la porte sur l’une d’entre nous, c’était la consternation. Toutes, à part trois ou quatre, nous nous mettions à genoux, pour une prière spontanée, et l’émotion était grande, ressentie par toutes alors sans exception. Nous attendions.


Mon interrogatoire au siège de la Gestapo

   Puis ce fut notre tour, ma cousine et moi. Emmenées toutes deux au siège de la Gestapo, rue de Tivoli, adresse que j’ignorais alors. C'était une villa, je me rappelle, avec un petit jardin devant, un autre plus grand, derrière. Je me retrouvai dans une pièce à l’étage où se tenait l’officier de la Gestapo, et près de lui, sa secrétaire qui s’apprêtait, indifférente, à taper à la machine, les questions et les réponses. Je la revois se passant de l’eau de Cologne sur les mains avant de se mettre au travail, sans même me regarder.
   Je fus interrogée sur mon père, l'abbé FONTAINE et mon frère, Maurice. Questions posées, répétées, ressassées. L'officier passait de l’une à l’autre de manière à me déstabiliser, guettant une contradiction.
   On m'interrogea d'abord sur les activités de mon père et les personnes qui fréquentaient notre domicile.

Maurice Ognois

   [Typographe dans une imprimerie de Reims, militant de la CGT et de la SFIO avant la guerre, Maurice Ognois fabrique de fausses cartes d’identité pour les réfractaires du STO, des faux passeports pour des aviateurs alliés et des faux cachets pour Libération-Nord dont il est un des fondateurs à Reims. Membre de l'Organisation civile et militaire ( OCM ) de juin 1942 à novembre 1943, il fait parvenir aux alliés des informations sur la position des batteries allemandes autour de l’aérodrome de Courcy. Arrêté à son domicile le 8 juillet 1944 avec son épouse Marie-Thérèse et sa fille Denise, en même temps que les deux chefs militaires de la Résistance dans l'arrondissement de Reims, Paul Schleiss et André Schneiter, il est interné à la prison de Charleville, où il est libéré par l'avance alliée, le 29 août 1944].

   Je répétai inlassablement que mon père travaillait dans une imprimerie, que j'étais modiste, que des clientes venaient naturellement chez nous, quelquefois accompagnées de leurs maris. D'ailleurs, le jour de mon arrestation, le samedi 8 juillet 1944, quatre chapeaux attendaient d’être livrés. La présence à la maison de mon matériel de modiste, et mon arrestation sur les lieux mêmes de mon travail confirmaient mes dires. Ne pouvant nier l’évidence, cet officier passa sa rogne et me questionna cette fois sur l’abbé FONTAINE.

   Ma réponse à cette deuxième question fut d’une sincérité si flagrante qu’il ne put me contredire. Ce curé, qui officiait chaque dimanche à Savigny sur Ardres, était connu de tout le monde. Donc là rien de nouveau qu’il ne sache parfaitement, rien non plus de compromettant.

L'abbé Fontaine ( à droite ) et le chanoine Hess ( à gauche) photographiés
avec leurs élèves de la Maîtrise au cours de l'année scolaire 1937-1938

   [Recherché activement par la Gestapo après la chute du réseau d'évasion Possum fin décembre 1943, l'abbé Roland Fontaine qui avait convoyé des pilotes alliés pour le compte de ce réseau, avait quitté précipitamment sa paroisse de Savigny-sur-Ardres et s'était réfugié d'abord chez le chanoine Hess, directeur de la Maîtrise de Reims, où il avait lui-même exercé avant la guerre. Il s'était ensuite rendu dans les Ardennes à Givonne dont il était originaire. Le curé de ce village l'avait mis en contact avec un des chefs de la résistance ardennaise, Henri Vin, qui l'avait fait entrer au maquis franco-belge du Banel.
   Le 18 juin 1944, l'abbé Fontaine avait été arrêté par les Allemands, lors de l'attaque de ce maquis par la Wehrmacht, attaque survenue après que la Résistance française ait été infiltrée par l'agent belge, Rœmen. Incarcéré à Florenville en Belgique puis dans les Ardennes à Sedan, il avait été transféré à la prison de Charleville, où il vait été interrogé par Rœmen].

   Ensuite, ce fut la question sur mon frère Maurice, ouvrier spécialisé à l'usine Panhard-Levassor de Reims, requis du Service du travail obligatoire en Allemagne instauré par la loi du 16 février 1943. Pourquoi n’était-il plus à Stuttgart ? Je lui répondis que nous étions sans nouvelles de lui et très inquiets, mes parents et moi, parce que nous avions appris que la ville de Stuttgart avait été bombardée. Mon raisonnement était logique, là non plus cet officier ne pouvait nier l’évidence, sachant lui-même que Stuttgart était anéantie.

Étiquette confectionnée par Maurice Ognois à l'intention de son fils
requis du STO en Allemagne qui porte le même prénom que son père

   En réalité, mon frère était parvenu à s'échapper à la faveur du bombardement allié sur cette ville, et il était revenu à Reims. De là, avec sa jeune épouse Lucie, ils étaient partis tous les deux fin 1943 pour Rive de Gier, dans la région de Saint Etienne, d'où ils ne revinrent qu’au printemps 1945.
   Quant à mon père, j’ignorais qu’il fabriquait des fausses cartes d’identité, encore moins qu’il imprimait clandestinement des tracts pour la R ésistance sur son lieu de travail, à l'Imprimerie nouvelle de Champagne 17, rue Camille Lenoir à Reims.

L'immeuble occupé par l'Imprimerie nouvelle de Champagne
devenue après la guerre Imprimerie Coulon 17, rue Camille Lenoir

   [L'Imprimerie nouvelle de Champagne, installée 17, rue Camille Lenoir à Reims, était avant la guerre l'imprimerie du journal Le Travail de la Marne, organe de la fédération marnaise du Parti socialiste SFIO. Elle était dirigée par Henri Cappy, ami de Marcel Déat qui a dirigé le journal du milieu des années 1920 jusqu'en 1933. Conseiller municipal de Reims, puis député socialiste de la Marne, Marcel Déat s'est éloigné du Parti socialiste SFIO pour fonder le courant néo-socialiste très hostile au Front populaire, puis il s'est rallié au régime de Vichy et a fondé en 1941 le Rassemblement national populaire ( RNP ), un des principaux partis collaborationnistes dont Henri Cappy est devenu le chef départemental dans la Marne. Cet emploi constituait donc pour Maurice Ognois une bonne couverture pour son activité résistante. Henri Cappy fut jugé et condamné par la Cour de justice de la Marne à la Libération, et Maurice Ognois reprit la direction de l'imprimerie en septembre 1944].

   J'ignorais quelle était exactement l'activité résistante de mon père, mais je n’étais pas dupe ayant remarqué le va et vient continuel, régulier de personnes chez mes parents. Je me souviens, pour ne citer qu'eux, de Monsieur LAMBERT, directeur de l’école primaire rue Gerbault, de son épouse qui était ma cliente, et de leurs deux fils étudiants, Maurice et Jean, dont je fis alors la connaissance, et qui venaient régulièrement le soir s’entretenir avec mon père. Après la guerre, Monsieur LAMBERT deviendra un des gérants du journal L’Union au titre de la Résistance, Maurice sera dentiste et Jean médecin.

   [Responsable de Libération-Nord dans le secteur de Ville-en-Tardenois, Jean Lambert y diffuse des tracts et des journaux clandestins. Il aide des juifs à franchir la ligne de démarcation et des réfractaires à échapper au STO, et il héberge des aviateurs alliés .
À la Libération, il rejoint le maquis de Champlat et participe au combat de la Ferme de Chantereine le 28 août 1944]


   Et aussi de Monsieur CHÂTEAU, coiffeur, qui fut déporté le malheureux à Neuengamme d’où il revint en très mauvaise santé. Son épouse, le matin même de son arrestation, de très bonne heure, se réfugia chez nous avec son bébé dans les bras. Mais que pouvions nous faire ?

André Château

   [Militant socialiste, secrétaire du syndicat des coiffeurs, membre de Libération Nord
André Château a été arrêté le 13 juin 1944 à Reims. Incarcéré à Châlons-sur-Marne puis interné à Compiègne, il a été déporté le 15 juillet 1944 à Neuengamme. Affecté le 1er août au kommando de Bremen-Farge, il a été évacué au printemps 1944 sur le « mouroir » de Sandbostel, où il a été libéré le 29 avril 1945].

   De Monsieur LAGAUCHE également. Le jour de notre arrestation, il devait venir à la maison afin de récupérer des tracts que tu devais lui remettre, Maman. Prévenu à temps de notre arrestation, il évita de justesse d’être pris avec nous. Je tiens cette information de lui-même lorsque, longtemps après, devenu maire de Champillon, je lui fus présentée, et qu’il me révéla, sachant qui j’étais, ce qui faillit lui arriver ce jour là.

Henri Lagauche en 1991

   [Employé des PTT à Châlons-sur-Marne d’avril 1941 à février 1942, puis employé au Crédit lyonnais d’Épernay jusqu’en avril 1944, il est entré au mouvement Libération Nord en septembre 1942, contacté par Raymond Guyot. Nommé responsable de ce mouvement pour la région d’Épernay, il a en charge le recrutement, le renseignement, la fabrication de faux papiers et le placement des réfractaires au STO. Il succède à Raymond Guyot arrêté par la Gestapo en janvier 1944, comme chef départemental de Libération-Nord et siège à ce titre au Comité départemental de libération nationale dont il est le trésorier. Il assure aussi la liaison avec Henri Ribière responsable national de Libération Nord.
    En mars 1991, alors qu'il présidait le Comité économique et social de Champagne-Ardenne, il a reçules insignes d'officier de la Légion d’Honneur du président de la République, François Mitterrand. Il est mort à 71 ans en novembre de la même année].

   D’autres encore que je connaissais à l’époque : Raymond GUYOT et Robert DUTERQUE – morts en déportation et dont une rue et une allée portent le nom à Reims – , bref trop de monde à mon avis.

Raymond Guyot

Robert Duterque

   [Avant la guerre militant de la CGT et de la SFIO, conseiller général socialiste du deuxième canton de Reims, prisonnier de guerre en 1940, rentré à Reims en 1941, Raymond Guyot devient responsable régional du mouvement Libération-Nord. Il fait partie du premier Comité marnais de libération constitué à la Bourse du travail en novembre 1942. Arrêté par la Gestapo le 4 janvier 1944, torturé, déporté le 22 janvier à Buchenwald, il est ensuite transféré à Mauthausen où il meurt d’épuisement le 30 avril 1945, à quelques jours de la libération du camp.
   Instituteur à l’école du boulevard des belges à Reims, Robert Duterque est lui aussi un militant syndicaliste, membre de la SFIO, engagé dans la clandestinité au sein de Libération-Nord, dont il devient le responsable militaire dans le secteur de Reims. Désigné en février 1944 pour siéger au Comité départemental de libération nationale, il est arrêté le 13 juin 1944 et interné dans les prisons de Reims, puis de Châlons-sur-Marne. Transféré à Compiègne, il est déporté le 15 juillet 1944 à Neuengamme. Affecté au kommando de Bremen-Farge,il disparaît vraisemblablement sur un des bateaux coulés par erreur par l’aviation britannique en baie de Lübeck le 3 mai 1945].

   Puis brusquement ce fut la sirène. Charleville était bombardée, la gare était visée. On nous expédia, Jacqueline et moi dans la cave. Alors que par le soupirail, j’observais nos « Dodors » ( diminutif de doryphores ) qui filaient bon train au fond du jardin pour s’engouffrer dans un abri creusé à cet effet. Courageux mais pas téméraires ! Je profitai de cette « pause » pour informer ma cousine sur mon interrogatoire : questions et réponses.


Mon retour à la prison

   Retour en cellule. Je décide alors de vous mettre au courant, Papa et toi Maman, afin que tous nous soyons cohérents dans nos réponses, et que nous évitions ainsi le piège de nous contredire. Pour ce faire, sur des petits bouts de papier, je vous fais part de l’essentiel de ce qui m’a été demandé. Je vous fait parvenir ces petits messages roulés très fins en forme de cigarette, à la faveur de l’heure de promenade, avec la complicité de mes camarades occupées à faire diversion autour de nos gardiens. Je glisse le premier message qui t'est destiné, Maman, dans le « mouchard », puis je fais de même pour Papa, toujours par le « mouchard ». Tout s’est bien passé.
   Papa, plus tard, fera cette constatation qu’après notre arrestation, rien ne fut dévoilé de l’organisation. C’est la vérité. L’hémorragie prit fin avec nous. De même, les Allemands ne surent jamais qu’à la ferme de Prin, près de Savigny sur Ardres, les parents de ma cousine Jacqueline abritèrent le docteur Jacques BUSSEL de Fismes, de confession israélite, évadé de la prison Robespierre de Reims, lors d’un bombardement, réfugié chez eux, ainsi que deux pilotes britanniques en difficulté dans la région, auxquels mon père fournit de fausses cartes d’identité. J’avais fait leur connaissance à la ferme, tous à table au moment du repas. Nous nous sommes bien gardés d’en parler, car mon oncle, ma tante et mes trois cousins risquaient d'être traduits en cour martiale et condamnés à mort.
   Tu es inquiète, Maman, à mon sujet. Tellement qu’à travers l’épaisseur du mur qui nous sépare, tu frappes de toutes tes forces. S’agissant d’un signal, l’oreille collée à ce mur, je comprends ces quelques mots avec beaucoup de mal. « Il t’aime, ma chérie. Il pense à toi ». André GILLE. Il s’agit d’un garçon que j’aimais auquel tu étais opposée. Tu étais venu lui signifier par ces mots : « Monsieur, je vous interdis de fréquenter ma fille », en faisant irruption dans le groupe que nous formions à la sortie de l'atelier. Nous nous aimions pourtant. C’était peu de temps avant notre arrestation. Dans ta cellule, tu t’en es souvenue, prise de remords peut-être et voulant me réconforter à tout prix, tu eus cette réaction magique.
   Que je t’aime, Maman, pour ce revirement !
   Le destin nous a séparés, André et moi injustement. Je ne l’ai pas oublié, lui non plus –24 ans après, de retour à Reims, il me le confirma, un jour, au hasard d’une rencontre – mais les jeux étaient faits. Nous ne devions plus nous revoir, jamais.
   14 juillet 1944 . Ca y va, l’ambiance est forte. Nous défilons autour de la table, balai en tête, en guise de porte-drapeau. La Marseillaise est chantée à tue-tête, vite reprise par tous les hommes que nous galvanisons. Elle s’amplifie cette Marseillaise. D’emblée. La prison résonne d’espoir, de défi. Nous sommes tous à l’unisson. C’est si fort qu’à ce point, nos gardiens furieux calment nos ardeurs patriotiques à l’aide d’une lance à incendie, mais nous avions fait un coup d’éclat.
   Nous demandons, ma cousine et moi, à recevoir la visite d'un prêtre, ce qui nous est accordé. C'est ainsi que nous avons pu nous entretenir avec un prêtre à l'écart dans une pièce.
   Une avocate est parmi nous. Elle nous initie au bridge. Jacqueline y met moins d’ardeur, occupée à tailler tant bien que mal, une petite cuillère dans une latte de bois, prise sur son châlit, que plus tard elle me donnera.
   Je l’ai toujours. Souvenir.

La cuillère de bois fabriquée par Jacqueline Thirion, cousine de Denise

      Il fait très chaud, ce jour-là. « Paol » entre dans la cellule et « balance » sur la table, un sac de jute contenant des petits pois tellement fermentés qu’au dessus de ce sac, s’élève un halo de vapeur. À écosser ! Nous avons retrouvé ces foutus petits pois dans la soupe du soir. Pourquoi pas !
   Là, se situe un moment difficile dans notre cellule. Un jour, lequel ? Un après-midi, en tout cas. Un bruit insolite de clés ( elles sont énormes ). Un cafouillage dans la serrure. Un grognement, des coups donnés dans la porte. Un coup d’œil par le « mouchard » nous permet de comprendre. Un Feldwebel ( sous-officier ) ivre mort essaie avec rage d’ouvrir et d’entrer. Il n’y parvient pas. Quelque chose se produit que nous réalisons immédiatement. Une réaction violente de sa part. Il introduit le canon de son revolver dans l’orifice du mouchard, tire et vide son chargeur dans la pièce. Nous nous étions placées le long du mur, de chaque côté de la porte, hors de portée. Il voulait une femme, c’est évident ! Que se serait-il passé, alors ! Nous en sommes quitte pour la peur, l’incident est clos, mais quand même.
   Une autre porte, mais combien dramatique celle-là car elle conduit à la mort. Située en bas dans la cour sous nos fenêtres, elle s’ouvrait le matin de très bonne heure sur la rue Clément Métezeau, quand la Gestapo le décidait, pour livrer passage aux malheureux, condamnés à être fusillés.

La porte de la prison ouvrant sur la rue Métezeau et la plaque commémorative

   Ce massacre avait lieu sur le Plateau de Berthaucourt qui domine la ville. Combien sont-ils tombés à cet endroit ? Sur cet emplacement a été érigé depuis un mémorial dédié à tous les résistants ; il se compose d’une grande croix de Lorraine en son centre, de chaque côté s’élève un mur en granit sur lequel sont inscrits les noms de tous ces martyrs, dont le tien, Maman. Cinq cent quatre Ardennais résistants, internés politiques et morts en déportation. Chaque année a lieu une cérémonie émouvante à leur intention, car les Ardennais ont le culte du souvenir et ils sont toujours nombreux.

Le mémorial de Berthaucourt

   Qui sont donc les détenus qui, de l'autre côté de notre cellule, à force de persévérance, sont parvenus à percer un trou à travers le mur mitoyen ? Situé au ras du sol, c’est un orifice très étroit, mais qui risque d’être découvert par nos geôliers. Nous échangeons quelques mots. Ce sont des hommes.
L’une d’entre nous reçoit un colis. Pour ma part, j’en reçois un aussi de la Croix Rouge française : une brosse à dents, un tube de dentifrice et un ersatz de savonnette. Mais celui de notre compagne contient un paquet de serviettes hygiéniques qui, surprise !!!, porte cette inscription : « Les Nîmoises en ont besoin aussi ». Il faut savoir qu’à l’époque quand une jeune fille avait ses règles, il était courant de dire : « Ça débarque », allusion faite ainsi au débarquement espéré des Alliés, d’où pour nous cette inscription que nous avons « décodée » et que la censure des Allemands a ignorée, ne comprenant pas l’astuce. Le message était clair ; il s’agissait, nous ne le savions pas à ce moment-là, de la 1° Division des Français Libres débarquant à Toulon ce 24 août 1944.


La dernière semaine d'août et ton martyre, Maman

   Arrive cette dernière semaine d’août 1944. Les événements se précipitent. Libérée le 26 août, je me réfugie chez Madame ROTH, ancienne détenue de notre cellule qui, sortie peu de temps avant, m’avait donné son adresse.
   Samedi 29 août après-midi, la nouvelle se répand. Les Allemands se résignent enfin et ouvrent les portes de la prison.

   Lorsque je quitte la prison à 18 heures, devant la porte, un homme pleure seul dans la rue. Il attend en vain son épouse. séparé d'elle en cellule, Monsieur Ognois ignore le sort qui a frappé Marie-Thérèse au Bois de la Rosière.

Yvonne MANGIN,
employée à la cuisine de la prison de Charleville

   Les Alliés sont proches. Sur cette place Carnot, la foule est nombreuse. Détenus, familles, on se bouscule.    Je te cherche Maman, je t’appelle. J’aperçois Georges, je m’agrippe à lui : « Maman, où est Maman ? ». « O ! Mama », me dit-il, les larmes aux yeux. Tu venais d’être fusillée le matin même à Tournes. Il le savait, évidemment, mais ne pouvait rien dire.
   Je continue à te chercher et à t’appeler si fort qu’une jeune fille, impressionnée sans doute à l’époque, se souviendra de moi.

   Seule une jeune fille ne participe pas à la joie générale.
   Pourtant elle vient de retrouver son père. C'est à elle que les gardiens ont avoué qu'ils allaient libérer tous les détenus, et c'est encore elle qui va de l'un à l'autre, leur demandant : « Maman, où est maman ». Mais elle n'obtient qu'une réponse : « Je ne sais pas ».
   Aucun n'a le courage de lui avouer qu'elle a été fusillée le matin même à la Ferme du Temple [...]

Paulette LESAGE, 16 ans, lycée de filles de Charleville
in L'Occupation et la Libération par les écoliers ardennais, Mézières, G. Bouche, 1946

   C’est le soir seulement que je fus mise au courant, chez la famille ROTH. J’étais effondrée. Pourquoi ce massacre, à la veille, pour les Allemands de quitter Charleville ? Je le sus plus tard.

         [ À la veille de la Libération, alors que les troupes alliées s'approchaient, les chefs de la Résistance ardennaise, ayant appris que les Allemands rassemblaient des autocars pour transférer en Allemagne les patriotes internés à la prison de Charleville, ont pris la décision de détruire ces véhicules. Après ce sabotage, une unité de la Gestapo d'Orléans repliée à Charleville a fait sortir onze hommes et deux femmes des cellules, les a alignés le long d'un mur, puis les a fait monter dans un fourgon cellulaire stationné dans la cour de la prison : treize autocars avaient été détruits par la résistance, treize résistants devaient être exécutés ].     
   Le lendemain dimanche 30 août, il fallut se rendre à Tournes, à pied, parcourir 7 kilomètres, marcher dans le fossé, mon père, ma cousine et moi, pour laisser la place aux Allemands qui, en déroute, avec camions, vélos, voitures, motos et enfin soldats, partaient vers l’Est en occupant ainsi toute la route. Pas question pour nous, de manifester quoi que ce soit de notre haine. Nous étions encore à leur merci.
   TOURNES. Nous nous sommes retrouvés dans cette grange. Les habitants du village étaient allés vous chercher durant la nuit, après le massacre, pour venir vous déposer sur la paille.
   Je te vis, Maman, parmi tous ces corps déformés, dans leur position de martyre. Ton bras en partie sur le visage, pour te protéger de quoi, ma pauvre Maman ! Mon Dieu que c’est dur ! Il faut pourtant qu’il reste un témoignage pour tes enfants, petits-enfants à venir.
   Qu’ils sachent, qu’ils comprennent ce que fut le moment atroce de ton sacrifice.

« Je te vis, Maman, parmi tous ces corps déformés... »

   Un seul parmi vous, survécut, pas longtemps, 15 heures seulement, le malheureux Guy ROY. C’est lui que j’ai vu, peut-être, allongé sur un établi, à l’entrée de la grange. Il avait été torturé, et avait des bleus sur tout son corps nu. Durant son agonie, il raconta avec précision l’exécution.

Guy ROY
Étudiant en médecine, agent de liaison de la résistance ardennaise
arrêté par la Police allemande lors d'un barrage routier

    En quittant la prison de Charleville, les Allemands vous avaient emmenés en camion, en vous faisant croire à la déportation. En réalité, ils prirent la direction de Tournes jusqu'à ce bois dit de « La Rosière », où ils vous firent mettre en cercle dans une clairière. Là au milieu de vous tous, ils vous mitraillèrent, ne vous laissant aucune chance, et ils vous ont sauvagement achevés à coups de revolver, à bout portant.

   Les Américains sont là, ce 3 septembre 1944, au matin, 9 heures.
   Nous sommes rapatriées sur Reims, deux jours après.

   Puis vos trois dépouilles, celles d’André SCHNEITER, Paul SCHLEISS et la tienne, Maman, qui provisoirement avaient été inhumées dans le cimetière de Tournes, sont ramenées à Reims.
   Une chapelle ardente vous y attend. Dressée à l’intérieur de la cathédrale, adossée à la porte d’entrée principale. Des obsèques militaires : un choc pour moi. La sonnerie aux morts durant l’élévation, le clairon prenant alors une résonance tragique qui me fit sursauter, malgré moi. Les Rémois étaient venus en grand nombre pour vous honorer et vous manifester par de là leurs condoléances, leur sympathie, leur soutien, leur émotion.

Les obsèques de Marie-Thérèse Ognois, André Schneiter et Paul Schleiss
à la cathédrale de Reims le 8 septembre 1944

   [Cette cérémonie s'est déroulée en présence du commissaire de la République, Marcel Grégoire-Guiselin, du préfet de la Marne, Jules Heller, du sous-préfet de Reims, Pierre Schneiter, frère d'André Schneiter, du président du Comité départemental de libération nationale, Michel Sicre, du commandant Bouchez, chef départemental des FFI, de son adjoint à Reims, Jean Joly, des représentants du Comité local de libération et des différents groupes de la Résistance].

   Maman, j’ai conservé plus de trente ans, tes boucles d’oreilles, dont l’une est tachée de sang et déformée par l’impact de la balle. Je n'arrivais pas à m’en séparer, jusqu’au jour où j’osai enfin. Remises en état, je me devais de les remettre à Lucie, ma belle-sœur, en souvenir.
   Ensuite, nous nous rendîmes à la mairie pour l’identification. Le maire remit à Papa l’enveloppe qui, déposée sur ton corps, portait le n° 11. Elle contenait en dehors de tes boucles d’oreilles, ton alliance et ta broche en or. J’ai conservé cette enveloppe.

L'enveloppe portant le n° 11 et le nom de Marie-Thérèse Ognois

   Mais il y a ces petits bouts de papier écrits de ta main au crayon que tu te permettais de me faire remettre par Georges. Toujours lui, en lui donnant pour ce faire 100 francs. Tu me fais part de ta déportation, c’est du moins ce que l’on voulait te faire croire. Ces mots à peine lisibles maintenant qui me font mal encore aujourd’hui. Ces recommandations où tu te veux rassurante, optimiste. Ces mots par lesquels tu me demandes d’être courageuse, de prendre soin de moi, Ta bien aimée. D’aller payer le loyer, rue Chabaud ! Un mélange de tendresse et de conseils pratiques. Et enfin, pour finir, tu me remets sous la protection de la petite sœur Thérèse. Que c’est difficile tout cela mon Dieu. Que ça fait mal !

   Fille de cultivateur, catholique pratiquante, tu n’étais qu’amour pour les tiens. Ton mari, d’abord. Socialiste engagé et devenu athée. Avec toi, dans ces réunions d’arrières salles enfumées de café. Sans oublier Paulette BILLA, et surtout ce défilé en 1936. Je me revois, mon bras sous le tien, tu te voulais proche de lui. Absolue dans tes affections, tes amitiés. Dans l’éducation de tes enfants. Intransigeante aussi, tu ne connaissais que la ligne droite. Peut-être t’aurais-je déçue, Maman, dans ma vie. J’ai fait de mon mieux. Je suis restée honnête.

   Tu reposes au cimetière de l’Est de Reims, Maman. De ce jour, je fis le serment que tous les ans, une messe serait dite à ton intention. J’y vais seule pour être en communion de pensée avec toi. Une dernière, selon ma volonté, au moment de mes obsèques, sera célébrée à ta mémoire, car toi seule compte.

   Ainsi Maman, je termine ce long monologue qui t’est dédié. Le récit de ce que fut, ta force, ton défi devant la Gestapo. Ton amour pour ton mari, la solidarité envers lui. Engagée dans la Résistance, à ses côtés, avec le danger que cela représentait. Ton amour pour les tiens et en dernier, ton sacrifice. Ta tendresse pour ta fille, ta bien-aimée.

Portrait de Marie-Thérèse Ognois réalisé par sa fille Denise
qui a représenté sa maman avec la médaille de la Résistance décernée à titre posthume

   Toute ma vie, je t’ai regrettée, Maman. Je ne me suis jamais faite à cette séparation.
   JAMAIS.

   Alors Maman, ma p’tite Mère, si tes larmes furent silencieuses, les miennes, Maman, furent amères.
   Celles-ci.
   Tout au long de mon existence.
   Denise, ta Bien-aimée
   Ta gamine enfin.

    Ton enveloppe n° 11 avec ce qu’elle contient, tes écrits presque effacés maintenant, la ceinture de ta robe, déchiquetée par les balles, seront ensevelies avec moi.

   C’est ma volonté.

« J'aimerai toujours le temps des cerises
C'est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte.
Et Dame Fortune, en m'étant offerte
Ne saura jamais calmer ma douleur
 – 
Maman –
J'aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur »

Denise OGNOIS                                 
Août 2000                                  


Le souvenir de Marie-Thérèse Ognois
à Reims et dans les Ardennes

À Reims

La sépulture de Marie-Thérèes Ognois au Cimetière de l'Est



43, rue Ruinart de Brimont

Plaque apposée par la ville de Reims au domicile de la Famille Ognois
conformément à la délibération du Conseil municipal du 25 février 1947
qui a décidé d'apposer une plaque du souvenir sur la façade des maisons
des victimes de la répression nazie


Sur les Promenades Jean-Louis Schneiter

Le nom de Marie-Thérèse Ognois est gravé parmi les noms des 177 résistants rémois
fusillés, tués au combat, morts sous la torture ou décédés en déportation

Quartier des Épinettes

La rue Marie Ognois inauguré en 1973 dans le quartier des Épinettes
quartier situé à la sortie de Reims en direction des Ardennes

 

Dans les Ardennes

À Tournes

Le Monument aux fusillés du Bois de la Rosière


À Charleville-Mézières

Le Mémorial de la Résistance ardennaise sur le plateau de Berthaucourt