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Les Stolpersteine, pavés de mémoire

    Les stolpersteine sont une création de l’artiste berlinois Gunter DEMNIG. Le terme peut se traduire par « pierres d’achoppement », « pierres sur laquelle on trébuche », en référence à un vieux dicton allemand (qui peut d’ailleurs être considéré comme antisémite !) selon lequel quand un non-Juif trébuchait sur une pierre, il disait qu’un juif était enterré à cet endroit.

   Ce sont des pavés recouverts d’une plaque de laiton ou d’acier inoxydable gravée du nom d’une victime du nazisme et scellés dans le sol le plus souvent devant sa demeure : « Ici habitait » … Suivent le nom, la date de naissance et le destin de la personne.
    Les premiers stolpersteine ont été posés en Allemagne, à Cologne et à Berlin, en 1995. Le mouvement de pose de ces pavés a essaimé ensuite en Europe (en 2021 on en comptait plus de 85 000 dans 26 pays européens). En France il a commencé en 2013 mais cinq ans plus tard on ne dénombrait que 35 stolpersteine sur l’ensemble du pays.

   Comment expliquer qu’il y en ait si peu en France ?
   Il est vrai que Gunter DEMNIG et son concept artistique sont peu connus en France. Face aux demandes de pose de stolpersteine, les municipalités ont parfois opposé des arguments très divers : « les pavés peuvent être source de chutes » ; « le fait qu’ils soient piétinés par les passants est un manque de respect envers les victimes » ; « ils sont inutiles puisque les noms des victimes du nazisme sont déjà sur les monuments aux morts communaux » ( en fait pas toujours, et en tout cas sans aucune indication sur leur histoire ) ; « la pose d’un pavé en mémoire d’une victime juive peut être perçue comme une atteinte à la laïcité » (ce dernier argument est particulièrement invalide, car la religion n’est pas inscrite sur le pavé et les statuts des juifs promulgués par le gouvernement de Vichy en octobre 1940 et en juin 1941 définissaient le fait d’être juif comme l’appartenance à une « race » et non à une religion).

   Les tout premiers pavés ont été posés en octobre 2013 dans 9 villages vendéens en mémoire de victimes non juives, de 13 travailleurs du STO (Service du Travail Obligatoire) tués lors de bombardements alliés sur Hambourg en juillet 1943. Cette initiative faisait suite à la pose de pavés en janvier 2013 dans le quartier d’Altona à Hambourg où ils avaient été tués. Les premières poses de pavés en France se sont effectivement faites dans le prolongement de poses en Allemagne.

   À partir de 2016, des associations, des établissements scolaires et universitaires ont commencé à s’impliquer dans ces initiatives de mémoire, menées en lien avec des projets pédagogiques mis sur pied par des enseignants
.
   Sous l’impulsion en particulier de deux enseignantes du Lycée La Prat’s de Cluny (Saône-et-Loire), cinq stolpersteine ont été posés en mars 2016 en mémoire de cinq membres de la famille OFERMAN-ROTBART arrêtés à Cluny en janvier 1944 et déportés par le convoi 70 du 27 mars 1944. L’action initiée par deux germanistes de l’Université de Bordeaux-Montaigne a abouti en avril 2017 à la pose de dix stolpersteine  en Gironde : à Bordeaux, cinq pavés place Saint-Pierre en mémoire de la famille BAUMGART (les parents déportés par le convoi 8 du 20 juillet 1942, leurs trois fils âgés de 6 à 12 ans déportés par le convoi 36 du 29 septembre 1942), trois pavés devant l’ancien fort du Hâ en mémoire de trois résistants autrichiens qui y avaient été détenus ; à Bègles, deux pavés en mémoire d’un couple de résistants, Raymond RABEAUX exécuté comme otage le 21 septembre 1942 au camp de Souge et son épouse Paula déportée le 24 janvier 1943 à Auschwitz par le « convoi des 31 000 ». Après deux ans de démarches menées par le lycée du Bugey à Belley (Ain) et par plusieurs associations dont la Maison d’Izieu, quatre pavés ont été posés en mai 2017 devant le lycée, en mémoire de Max BALSAM, Marcel BULKA, Maurice GERENSTEIN et Henri GOLDBERG, « enfants d’Izieu » scolarisés au collège du Bugey et déportés par le convoi 71 du 13 avril 1944.

   Dans la Marne, à la suite de démarches de descendants de Maurice KREMER, le premier pavé a été posé le 20 juin 2021 à Châlons-en-Champagne devant le 7 de la rue des Lombards. Maurice KREMER y tenait une boutique de vêtements pour enfants Baby layette.

   Né à Berchad en Russie le 5 avril 1893, il vivait en France depuis l’âge de 6 ans, avait été naturalisé en 1931 et, sans renier ses origines juives, n’était pas pratiquant. Il a été arrêté le 26 février 1942 par la Feldgendarmerie. Ce jour-là six juifs et douze militants ouvriers de Châlons, Épernay et Reims, ont été arrêtés comme otages à la suite d’attentats à Chalon-sur-Saône et à Montceau-les-Mines contre les troupes d’occupation. Interné à Compiègne, il fit partie du premier convoi parti de France vers Auschwitz le 27 mars 1942. Il y est décédé le 25 avril 1942, date retenue par le JO du 27 février 2011 pour la mention « Mort en déportation ». Les élèves du collège Victor Duruy de Châlons-en-Champagne engagés dans les « Chemins de la mémoire » autour la mémoire de Solange AST, ancienne élève du collège déportée à Auschwitz, ont participé à cette pose. Ils se sont engagés avec leurs enseignants à polir ce pavé chaque année et à perpétuer le souvenir de Maurice KREMER par leur travail de mémoire.

Les élèves du collège Victor Duruy venus polir et décorer
le pavé dédié à Maurice Kremer en juin 2022
(Photographies communiquées par Cécile Boudes, professeur d'histoire)

   Le 5 juin 2022 quatre stolpersteine ont été posés devant le 27 de la rue du Faubourg d’Igny à Épernay en mémoire de la famille LÉVY-PICARD : Félix LÉVY né en 1887 à Épernay, son épouse Yvonne née PICARD en 1897 à Bar-le-Duc et leurs deux enfants tous deux nés à Épernay, Robert en 1921 et Colette en 1922. Réfugiés en juin 1940 à Cholet, ils ont été arrêtés le 17 juillet 1942 et déportés à Auschwitz par le convoi 8 du 20 juillet 1942. Félix, Yvonne et Colette ont vraisemblablement été gazés à l’arrivée du convoi puisque le JO fixe leur décès au 25 juillet 1942 (JO du 28 juillet 1995 pour Félix, du 29 février 2008 pour Yvonne, du 19 février 2014 pour Colette). Robert a été sélectionné pour le travail forcé et il est décédé à Birkenau le 4 septembre 1943 selon le JO du 29 février 2008.

   D’autres stolpersteine pourraient être posés à l’avenir dans la Marne, en particulier à Reims où vivait la communauté juive la plus importante du département, une communauté durement frappée par la déportation.


Claire KAISER, " Les premiers Stolpersteine en France : état des lieux d'une difficile implantation ", Allemagne d'Aujourd'hui, numéro 25, 2018.