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Le retour progressif à la normale

Extraits de
Jean-Pierre HUSSON, La Marne et les Marnais à l'épreuve de la Seconde Guerre mondiale,
Presses universitaires de Reims, 2 tomes, 2e édition, 1998.

Le déroulement des élections municipales d'avril-mai 1945

Le glissement à gauche de l'électorat

La percée des communistes dans les villes et le ressentiment des socialistes

Les radicaux en recul dans les villes se maintiennent dans les communes rurales

La célébration de la victoire alliée

Des lendemains qui ne chantent guère

Le retour des déportés et des prisonniers : les « exclus de la victoire »

Les rapports difficiles de la population avec avec les soldats alliés

Les dividiond et l'effacement de la Résistance


Le déroulement des élections municipales d'avril-mai 1945

   Le 15 février 1945, le Front national adressa une lettre à tous les mouvements, partis et syndicats reconnus par les instances de la résistance et qui adhéraient au programme du CNR 1 ), dans laquelle, « fidèle à son programme d'union de tous les patriotes et désireux de poursuivre la tâche qu'il s'était assignée dans la clandestinité », il leur proposait de former des « listes républicaines uniques » afin d'« apporter au gouvernement de la République présidé par le général de Gaulle, l'appui de tout un peuple uni sans distinction de tendance politique ou religieuse pour l'application du programme d'action du CNR ».
   Signée par Michel SICRE, cette lettre fut publiée dans L'Union du 21 février 1945.
   Dès le lendemain, le Mouvement républicain populaire
2 ) répondait à la proposition du Front national par un communiqué signé par François FANDRE, membre du CDL et beau-frère de Pierre SCHNEITER, sous-préfet de Reims : il s'opposait au principe de listes uniques dès le premier tour, considérant que ce ne serait pas démocratique puisqu'il n'y aurait pas de choix possible pour l'électeur, mais il n'était pas hostile à l'idée de constituer au second tour, des listes uniques proportionnelles tenant compte des résultats du premier tour 3 ).

   Le 5 mars, Libération-Nord annonça qu'il ne pouvait « s'intégrer dans aucune liste électorale, fut-elle une liste unique », parce que « mouvement de résistance », il n'était pas et ne serait pas « un parti politique ». Il proposait cependant de constituer avec les autres mouvements et partis de la résistance, un « Comité » pour examiner « en commun toutes les listes en présence, afin que les attaques de personnes soient rendues impossibles par l'élimination de candidats qui pourraient être discutés ».
   D'une façon générale, les mouvements de résistance, à l'exception du Front national, firent savoir qu'ils souhaitaient rester en-dehors du jeu politique.
   Seul le parti communiste prit position en faveur des listes uniques
puisque c'est lui qui en avait lancé le projet par le canal du Front national. Dans un communiqué ayant pour titre « Pour une liste unique », il déplora le refus de ses partenaires qui, à ses yeux, n'était pas conforme à l'esprit du programme du CNR :

    Pas de listes de Partis qui de ce fait feraient éclore de multiples programmes ; ce serait manquer à la parole donnée puisque nous avons signé celui du CNR.
    Faire des listes de Partis serait permettre et même donner à la réaction fasciste et aux trusts une chance de relever la tête qui conduirait à nouveau notre pays à la misère 
4 ).

   Le 29 avril 1945, partis et mouvements de la résistance affrontèrent le premier tour des élections municipales provisoires en ordre dispersé 5 ) et en regrettant que l'on n'ait pas attendu le retour des prisonniers et des déportés.
   Les dernières élections municipales ayant eu lieu en 1935, chacun était cependant bien conscient que les délégations municipales désignées à la libération ne pouvaient pas être maintenues plus longtemps.
   Compte tenu du scrutin de liste majoritaire – pour être élu au premier tour, chacun des candidats devait avoir obtenu la majorité des suffrages exprimés et un nombre égal au quart de celui des électeurs inscrits 6 )
il fallut procéder à un second tour, dans 543 des 655 communes de la Marne.
   Des listes d'union se constituèrent dans la précipitation, donnant lieu entre les partis politiques à d'âpres tractations qui ramenèrent aux combinaisons d'avant-guerre, déterminées essentiellement par l'affrontement gauche-droite et à gauche, par les tensions très vives opposant communistes et socialistes.

   Les résultats de ces élections ( 7 ) furent caractérisés à la fois par une relative stabilité par rapport à l'avant-guerre dans la plupart des communes rurales, et par des changements sensibles, parfois même spectaculaires dans les villes et les communes rurales les plus importantes.


Le glissement à gauche de l'électorat

   La tendance générale faisait apparaître un glissement à gauche de l'électorat marnais au profit des communistes et des socialistes, au détriment des radicaux et de la droite. Celle-ci, en attendant des jours meilleurs, se faisait discrète dans les villes, mais les élus qui avaient été classés par les services préfectoraux sous l'étiquette Union républicaine démocratique ( URD ) ou « Conservateurs » représentaient cependant 20 % du nombre total des conseillers municipaux, et un quart des maires.

   Ce scrutin fut aussi marqué par l'application pour la première fois de l'ordonnance du 21 avril 1944 qui, en établissant le suffrage féminin, entraînait un doublement du corps électoral.
   L'accession des femmes au suffrage universel, ne provoqua pas de bouleversement au sein des municipalités marnaises, puisqu'avec 379 élues les femmes ne détenaient que 5,5 % du nombre total des sièges, et qu'il n'y eut qu'une dizaine de femmes qui furent élues maires, dont Paulette BILLA à Tinqueux et Madame HARANG à Saint-Brice-Courcelles 8 ).
   À Reims, Madame DÉTRÉ dont le mari avait été torturé à mort par la Gestapo, figurait en seconde place sur la liste « Républicaine d'action municipale et sociale » conduite par André THIÉNOT, avec cinq autres femmes de déportés ou de prisonniers : Mesdames DOMPMARTIN, DROIT, FALALA, FAUCHARD et DELARGE.
   Madame SCHLEISS dont le mari avait été fusillé par les Allemands, figurait sur la liste du Parti socialiste, et Madame JARDELLE, femme de déporté, sur la liste du parti radical.
   Madame BLONDIN, dont le mari avait été également fusillé par les Allemands, conduisait une liste « Républicaine d'union ».

   Au lendemain du premier tour, sous le titre « La volonté du peuple », l'éditorial de L'Union dégageant l'enseignement de ce premier scrutin de l'après-guerre, établissait un lien entre le succès des communistes et le vote des femmes :

    Le peuple s'est prononcé; sa volonté s'est élevée nette et claire, sans équivoque [...]
    Le peuple une fois de plus a reconnu les siens [...]
    Le peuple français, dont on a dit qu'il avait la mémoire courte, s'est cependant souvenu [...]
    Il apparaît bien que les femmes sont entrées délibérément dans l'arène électorale en adoptant les programmes nouveaux.
    Chez elles comme chez les citoyens redevenus libres s'est établie nettement une volonté de changement, de transformation, de renaissance.
    Et puis les gardiennes du foyer ont trop souffert [...] pour ne pas vouloir que disparaissent à jamais les continuateurs d'une politique de trahison comme celle que pratiqua Vichy.
    Et là est tout simplement la raison de la montée en flèche du « Parti des Fusillés » 
9 ).

    Ce glissement à gauche fut nettement plus marqué dans les villes et les communes rurales les plus peuplées, où les gains communistes et socialistes furent les plus spectaculaires, et où les candidats se réclamant de la résistance obtinrent d'autant plus de suffrages qu'ils étaient marqués à gauche.


La percée des communistes dans les villes et le ressentiment des socialistes

   Les communistes qui, avant-guerre, n'avaient aucun maire et ne disposaient de la majorité que dans une seule commune du département, en contrôlaient désormais une vingtaine, tandis que le nombre des municipalités à majorité socialiste triplait, passant de 17 à 54.
   Les principales villes du département élirent des maires de gauche, :
   - communistes à Reims et à Épernay,
   - socialiste à Châlons-sur-Marne,
   - radicaux-socialistes à Vitry-le-François, Sainte-Ménehould et Sézanne.

   La manifestation la plus spectaculaire de cette poussée de gauche s'exprima dès le premier tour à Reims, ville la plus peuplée bien que n'étant qu'une sous-préfecture, par l'arrivée en tête de la liste présentée par le PCF. Ce succès, selon un rapport des Renseignements généraux, étonna les responsables communistes eux-mêmes :

    À Reims, l'ascension inattendue du PC qui le mit en tête avec une avance très nette a provoqué une vive surprise.
    Le PC lui-même n'escomptait pas un succès aussi grand.
    Dans les faubourgs rémois l'enthousiasme des masses est grand.
    On pense que tout va changer et que des réformes énergiques vont être appliquées en matière de ravitaillement.
    Dans les milieux bourgeois, on est assez inquiet mais on déclare volontiers en parlant de l'extrême-gauche, « qu'ils essayent un peu et on verra s'ils sont plus capables que les autres »
10 ).

   Ce succès inespéré plaçait les communistes rémois en position de force vis à vis des socialistes dont la liste n'était arrivée qu'en troisième position, derrière la liste « Républicaine d'action municipale et sociale » conduite par André THIÉNOT de l'Alliance républicaine.
   Communistes et socialistes constituèrent au second tour une liste d'« Unité patriotique républicaine et antifasciste » composée de 17 communistes, 11 socialistes et 8 indépendants, et qui comptait 7 femmes
11 ).
   Les socialistes ayant refusé de faire une place aux radicaux sur la liste d'union, le communiste Michel SICRE, partisan de l'ouverture, y fit cependant figurer sous l'étiquette « indépendants », des radicaux résistants, tel Fernand CERVEAUX qui était membre du CDL, et cela malgré les protestations des communistes du 3ème canton de Reims
12 ).
    Le 13 mai 1945, cette liste fut élue en entier au second tour avec une moyenne de 24 230 voix, contre une moyenne de 17 931 voix à la liste « Républicaine d'action municipale et sociale ».
   Le MRP, dont la liste incomplète n'avait obtenu qu'une moyenne de 3 500 voix au premier tour, avait proposé en vain la formation d'une liste proportionnelle d'union au second tour, puis s'était purement et simplement retiré du scrutin, en appelant les électeurs « à voter pour les candidats de l'une et l'autre liste, qui avaient fait preuve de leur antifascisme et partisans du progrès social » 13 ).

   Se posa alors le problème de l'élection du maire. Face au candidat communiste Michel SICRE soutenu par le Comité central du PCF, mais qui ne faisait pas l'unanimité parmi les communistes rémois, les socialistes dont les candidats sur la liste d'union avaient obtenu plus de voix que les communistes au second tour, présentèrent le docteur Jacques BOTT. Michel SICRE fut élu d'extrême justesse grâce aux voix de quelques « indépendants », avec 19 voix sur 36 votants.
   L'élection d'un communiste à la tête de la ville des sacres que contrôlaient les radicaux sans interruption depuis 1919 et, à partir de 1935, en faisant alliance avec la droite, créa une énorme surprise, soulevant la réprobation à droite et suscitant de vives contestations à gauche.


   Selon un rapport des Renseignements généraux, les socialistes rémois et les responsables syndicalistes ex-confédérés de la CGT, en particulier René COCHINARD, à qui les communistes avaient refusé le poste de premier adjoint, en retirèrent un profond ressentiment à l'égard du PCF : « Les communistes veulent la guerre ; ils l'auront » ( 14 ).

.


Les radicaux en recul dans les villes se maintiennent dans les communes rurales

   Quant aux radicaux rémois, en complète déconfiture après avoir si longtemps présidé aux destinées de la ville, leur président Georges HODIN, qui avait été l'adjoint de Paul MARCHANDEAU avant-guerre et sous Vichy 15 ), et qui avait conduit la liste radicale à la défaite au premier tour, fit voter une motion de blâme contre les « dissidents » qui avaient été élus sur la liste patronnée par les communistes, puis démissionna sans trouver de successeur 16 ).
   Les radicaux payaient là sans doute leur engagement aux côtés de Paul MARCHANDEAU qui avait été le chef de file de la coalition anti-Front populaire dans la Marne avant-guerre, puis un artisan avec René BOUSQUET du ralliement des notables marnais au régime de Vichy. MARCHANDEAU était resté jusqu'à la fin de l'occupation, le directeur de L'Éclaireur de l'Est, dont le rédacteur en chef, VERMERSCH-ROBIN, venait d'être condamné à vingt ans de réclusion par la Cour de Justice de la Marne
17 ).
    Ainsi, d'une façon générale, les radicaux semblaient être les principaux perdants des élections municipales de 1945. Malgré leurs divisions entre partisans et adversaires du Front populaire, ou grâce à elles, ils avaient conservé avant-guerre le contrôle de la majorité au sein de beaucoup de municipalités urbaines et rurales.

   
En 1945, ils perdirent les mairies des trois principales villes du département, Reims, Châlons-sur-Marne, Épernay, et ils étaient en recul partout ailleurs.

   À Reims, ils furent même complètement écartés de la liste d'« Unité patriotique, républicaine et antifasciste ».

   À Châlons-sur-Marne où l'ancien maire Georges BRUYÈRE, épuré à la libération, avait été cependant reconduit au sein du comité directeur, les radicaux présentèrent une liste séparée qui fut nettement battue au premier tour, et durent s'allier avec les socialistes et les communistes au second tour, sur une liste d'« Unité républicaine », où ils purent ainsi obtenir 10 élus sur 26.
   La liste d'« Action républicaine et sociale » présentée par le Mouvement républicain et social ( ex-Alliance démocratique ), qui était arrivée en tête à l'issue du premier tour, fut battue au second grâce à la mobilisation des abstentionnistes du premier tour et n'eut qu'un seul élu, l'abbé GILLET
18 ).
   Battus ou mis en difficultés dans les principales villes du département, les radicaux ont cependant bien résisté dans les villes moins importantes et dans les communes rurales, puisqu'à l'issue du premier tour, ils obtinrent la majorité dans plus de 40 % des conseils municipaux. Le nombre des conseils où ils détenaient la majorité ne diminua que d'environ 7 % à peine, passant de 279 à 260.
   Malgré le recul important qu'ils essuyaient dans les principales villes du département, radicaux-socialistes et radicaux indépendants disposaient encore de près d'un tiers du nombre des sièges de conseillers, alors que la SFIO et les communistes malgré des gains spectaculaires réalisés dans les villes les plus importantes n'en comptaient respectivement que 9 % et à peine 4 %.

   
Les radicaux tenaient les mairies de Vitry-le-François, Sainte-Menehould, Sézanne, et avaient conservé la majorité dans la plupart des municipalités qu'ils contrôlaient avant-guerre. L'élection en 1945 dans ces municipalités radicales, d'un certain nombre de conseillers communistes ou socialistes, tout en créant une situation nouvelle, ne modifia guère finalement le rapport de force existant.
   Le parti radical restait le parti qui détenait le plus de postes de maires (188), et conservait l'image d'un parti de notables enraciné dans les communes rurales où les élus radicaux qui s'étaient compromis avec René BOUSQUET et le régime de Vichy furent réélus maires à la tête de leur commune.
   Ce fut le cas à Givry-en-Argonne, du sénateur Henri PATIZEL qui avait voté les pleins pouvoirs à PÉTAIN en juillet 1940, et à Condé-sur-Marne, d'Albert BARRÉ qui avait été nommé par Vichy délégué-adjoint de l'Union régionale corporative de la Marne en 1942
19 ), puis membre du Conseil départemental en 1943 20 ).

   Ainsi, malgré l'impression de « chambardement » qu'avaient suscitée les résultats du premier tour, l'analyse approfondie du second tour montrait que les tendances lourdes du paysage politique marnais d'avant guerre n'avaient pas été fondamentalement bouleversées par ce premier scrutin de l'après-guerre.
   Entre les deux tours, était intervenue la victoire alliée sur l'Allemagne nazie qui mettait fin à la seconde guerre mondiale en Europe, et qui allait accélérer le retour à la normale.


La célébration de la victoire alliée

   La plupart des Rémois, comme les autres Français, n'ont eu connaissance de la signature à Reims le 7 mai 1945 de la capitulation allemande, que le 8 mai après-midi, à 15 heures, en écoutant à la radio le chef du gouvernement provisoire, le général de GAULLE.
   Les témoignages que j'ai pu recueillir en 1985 21 ) auprès de Rémois qui habitaient en mai 1945 à proximité ou même à l'intérieur du collège moderne et technique où fut signée la capitulation, ainsi que les journaux de l'époque, les rapports des Renseignements généraux
22 ), de la Gendarmerie et de la Police 23 ) sur l'état de l'opinion publique, révèlent que la victoire de 1945 a eu relativement peu de retentissement à Reims et dans la Marne.
   C'est ainsi que dans le rapport mensuel du Commissariat central de Reims daté du 24 mai 1945, on pouvait lire la mention suivante :
 Événements particuliers
 Mois de mai 1945 :
 Rubrique n'ayant plus lieu d'exister
24 ).

   La plupart des témoins que j'ai interrogés en 1985 lorsque je travaillais sur le film 7 mai 45, utilisaient le terme d' armistice pour parler de la capitulation allemande, un mot que l'on retrouve aussi dans un certain nombre de rapports de police de l'époque, réminiscence sans doute de la 1ère guerre mondiale.
   Plusieurs d'entre eux avaient également tendance à mélanger ou à confondre dans leurs témoignages, les souvenirs de la libération du département intervenue à la fin du mois d'août 1944, et ceux de la victoire de mai 1945.

   Si la victoire de 1945 n'a pas été ressentie et célébrée comme celle de 1918 par les Rémois et les Marnais, c'est parce qu'elle est intervenue alors que la ville et le département, libérés depuis plus de huit mois, se trouvaient relativement éloignés du théâtre des opérations, tandis qu'ils avaient été en première ligne durant toute la durée de la 1ère guerre mondiale.
   Alors que l'armistice du 11 novembre 1918 avait mis fin à une 1ère guerre mondiale dont on redoutait qu'elle puisse encore durer, la capitulation allemande de mai 1945, même si elle a été finalement acquise dans la précipitation et l'improvisation, n'a créé aucune surprise dans la mesure où elle était prévisible, annoncée, attendue, après les capitulations partielles acquises en Italie du Nord et en Allemagne du Nord.

   Le 4 mai 1945, le préfet de la Marne avait adressé aux sous-préfets un télégramme qui devait être immédiatement transmis aux maires de leur arrondissement, et qui exposait le dispositif prévu par le ministère de l'Intérieur, à appliquer dès l'annonce officielle de « la cessation des hostilités » dans toutes les communes du département. Le lendemain, les instructions détaillées, avec lieux de rassemblements, itinéraire et horaires du « grand défilé » et des « réjouissances populaires » prévus pour célébrer la victoire à Reims, furent publiées dans le journal  L'Union 25 ). Ne manquait que la date !

   Dans ces conditions, les manifestations populaires ne pouvaient pas avoir le même caractère spontané d'explosion de joie qui avait salué la libération du département à la fin du mois d'août et au début du mois de septembre 1944.

   Dans l'après-midi du 8 mai 1945, à 15 heures, au moment où retentirent partout les sirènes et les cloches des églises, la population descendit dans les rues, sur les places publiques, devant les mairies, pour écouter l'annonce officielle de la capitulation allemande faite à la radio par le général de Gaulle et diffusée par des haut-parleurs .
   Les monuments publics et les maisons furent rapidement pavoisés aux couleurs de la France et des pays alliés.
   Dans la soirée, des retraites aux flambeaux parcouraient les rues illuminées, et des veillées étaient organisées devant les monuments aux morts avec la participation des jeunes de la préparation militaire.

   Les manifestations officielles eurent lieu le 9 mai, selon des modalités à peu près semblables partout :
      
dépôts de gerbes et recueillement devant les  monuments aux morts ;
       - défilés militaires dans les principales villes et cortèges ailleurs, avec la participation des associations d'anciens combattants, de résistants, de prisonniers de guerre, de déportés, des mouvements de jeunesse et des enfants des écoles ;
       - offices religieux et Te Deum d'actions de grâces ;
       - concerts ;
       - feux d'artifice et bals populaires, dans la soirée.

   La participation des Rémois et des Marnais à ces fêtes patriotiques est difficile à évaluer. Les journaux de l'époque ( 26 ) parlent de 20 000 personnes à Reims pour assister au défilé de la victoire, de 10 000 personnes à Châlons-sur-Marne, d'une foule imposante à Épernay.
   Il est vrai que le défilé de Reims a attiré une foule nombreuse qui n'était pas exclusivement composée de Rémois.

   Cependant, l'examen des archives photographiques et cinématographiques conduit à penser que la célébration de la victoire n'a pas mobilisé la majorité de la population qui n'a pas pu ou n'a pas voulu pour des raisons diverses s'y associer ( 27 ).
   En tout cas, on n'y retrouve pas cette intense émotion qui se dégage des actualités cinématographiques, montrant la foule parisienne, le 8 mai en fin d'après-midi, autour du général DE GAULLE à l'Arc de Triomphe.

   Ce décalage, cette différence d'intensité entre la célébration de la victoire de 1945 et ce qu'avaient été les célébrations de la victoire de 1918 et de la libération du département en août 1944, l'absence d'unanimité et les restrictions dans la liesse populaire furent très clairement exposés et expliqués dans un rapport des Renseignements généraux daté du 12 mai 1945 :

    Malgré le grand enthousiasme qui anima la population marnaise durant ces quelques jours, on sentait nettement que la joie n'était pas entière et pas toujours spontanée.
   Certaines personnes qui avaient vécu les journées de Novembre 1918 sont unanimes à déclarer que ce 8 Mai 1945 était bien différent en ce sens que la joie de 1918 était sans mélange et que cette date marquait irrémédiablement la fin de tous les maux provoqués par la guerre.
   Divers faits peuvent motiver cet état d'esprit inquiet que l'on devine sous l'enthousiasme des foules [...]
   Les maux qui se sont abattus sur nous au cours de ces cinq dernières années, trahisons, occupation, tortures, destructions, blessures morales et matérielles de toutes sortes, ne nous ont pas enseigné le pardon et la joie, mais bien la résignation, la tristesse et le désir non encore satisfait du châtiment.
   Beaucoup de familles ont à pleurer la perte d'un être cher, d'autres sont encore sans nouvelles de leurs déportés ou de leurs prisonniers, et si elles ont pris part au premier élan de joie, bien vite l'angoisse et la tristesse ont repris leur place dans leurs préoccupations quotidiennes [...]
   Enfin, dernier fait qui ne semble pas le moindre pour la population : rien n'avait été prévu par les Services du ravitaillement pour que soient marqués par des réunions de famille autour de tables plus copieusement garnies que de coutume, ces deux jours de fête [...]

28 )
.


Des lendemains qui ne chantent guère

   Au lendemain de la capitulation allemande, la majorité des Marnais se sont désintéressés rapidement des implications de la victoire alliée en Europe sur l'évolution des relations internationales, mais par contre, les problèmes intérieurs en particulier ceux touchant au ravitaillement, à l'épuration, aux conséquences des élections municipales, au retour des prisonniers et des déportés, aux relations avec les Alliés, mobilisèrent toute leur attention.

   Selon le rapport mensuel du mois de mai 1945 des Renseignements généraux sur l'état de l'opinion marnaise 29 ), une partie des Marnais considérait que la France devait absolument s'imposer à ses alliés et réclamer la part qui lui revenait dans la victoire commune, tandis que d'autres s'inquiétaient des tensions qui se faisaient jour parmi les vainqueurs, pas seulement celles qui divisaient les alliés occidentaux et soviétiques, mais aussi celles qui opposaient Français et Britanniques au Liban et en Syrie.
   Les classes moyennes, les notables, les milieux cléricaux redoutaient que l'alliance franco-soviétique conjuguée avec le renforcement du parti communiste ne conduisît à une bolchevisation générale.
   Mais la majorité des Marnais se détournaient des problèmes extérieurs, se désintéressaient de la guerre qui se poursuivait en Extrême-Orient et dans laquelle pourtant la France se trouvait impliquée en Indochine, considéraient que le sort de la France avait été définitivement réglé à Yalta par les alliés américains, soviétiques et britanniques, et se résignaient à admettre que notre pays passait désormais aux yeux du monde pour une puissance secondaire.

   Sur le plan intérieur, le problème du ravitaillement restait de loin la préoccupation essentielle de la population qui manifestait sa colère et son indignation, parce que, plus de huit mois après la libération du département, elle n'enregistrait pas d'amélioration sensible par rapport à l'époque de l'occupation.
   La pénurie, le rationnement des produits de première nécessité, le maintien des cartes d'alimentation et des bons d'habillement étaient très mal supportés par les consommateurs qui constataient qu'il était toujours aussi difficile d'obtenir de la viande ou des vêtements avec des tickets, mais que, pour autant, ces produits n'étaient pas introuvables au marché noir.
   Le 15 mai 1945, le chef d'escadron de Gendarmerie, ONILLON, adressa un rapport au préfet de la Marne sur la situation générale et l'état d'esprit de la population du département, dans lequel il indiquait que la situation était inchangée en matière de ravitaillement et caractérisée par des difficultés persistantes, que le marché noir continuait à sévir et qu'il allait plutôt en se développant, mais que le commerce du champagne lui, était toujours florissant ( 30 ) .


   
L'épuration des collaborateurs et de la collaboration divisait de plus en plus profondément l'opinion.
   Les uns estimaient qu'elle épargnait les notables, qu'elle frappait trop exclusivement
« les lampistes », et pensaient qu'elle devait être plus rapide, plus sévère et plus juste.

   Étaient particulièrement visés :
       - Paul MARCHANDEAU, maire de Reims confirmé par Vichy en 1940 et directeur du quotidien L'Éclaireur de l'Estl qui a continué de paraître sous contrôle allemand jusqu'à la Libération,
       - ainsi que le marquis Melchior de POLIGNAC président d'honneur du Groupe Collaboration de Reims.
   Tous deux avaient été soustraits à la juridiction de la Cour de Justice de la Marne et jugés à Paris par la Cour de Justice de la Seine qui les avait blanchis.
   D'autres considéraient au contraire que l'épuration n'était pas justifiée et craignaient qu'elle ne s'enlisât dans de sordides règlements de compte ou vengeances personnelles.
   Mais beaucoup finalement, souhaitaient en finir et tourner la page sur les turpitudes de l'occupation et de la collaboration.

   Sur le plan politique, le succès remporté par le PCF aux élections municipales, en particulier à Reims, avec l'élection d'un maire communiste, Michel SICRE, président du Front national de lutte pour l'indépendance de la France et président du Comité départemental de libération ( CDL ), suscitait espoir pour les uns, stupeur et inquiétude pour les autres.
   L'attitude des communistes au cours du défilé de la victoire à Reims, souleva la réprobation générale :

   Le Parti communiste a été unanimement et violemment critiqué par la tenue incorrecte de ses représentants qui crurent devoir pour mieux afficher la classe prolétarienne, se présenter non rasés, foulards rouges au cou, coiffés d'une casquette et passer devant la tribune officielle sans se découvrir, la cigarette aux lèvres, levant le poing et entonnant L'Internationale, ce qui aurait fait dire à un officier soviétique présent à la tribune : « Il est vraiment regrettable que le Parti communiste soit aussi mal représenté en France » 31 ).

   Le 15 mai, lors d'une réunion électorale, Michel SICRE désapprouva publiquement et sévèrement au nom du Comité central et du Comité régional du PCF « cette manifestation grossière » qu'il mettait sur le compte d' « éléments provocateurs », et admonesta les militants rémois en ces termes :

   Est-ce pour remercier nos alliés et les officiers soviétiques présents à la tribune que vous leur montrez le poing ?
  Vraiment ils méritaient un autre remerciement et le Parti communiste a trouvé cela fort déplacé.
  Ignorez-vous donc que depuis dix ans nous pratiquons la politique de la main tendue [...]
  Vous arrivez en retard avec vos poings fermés.
  Vous gênez l'extension de notre grand parti.
  Il ne faut pas effrayer les masses par de tels actes.
  Au contraire, le Parti communiste cherche à être conciliant avec tous pour attirer les masses à lui et triompher.
  Les résultats de ces élections ont assez démontré que nous n'étions plus pour beaucoup, l'homme au couteau entre les dents 
 32 ).

   Le 16 mai 1945, La Champagne ouvrière et paysanne 33 ), hebdomadaire de la fédération marnaise du parti communiste, salua par une résolution du Comité régional « la victoire des armées alliées, en particulier la jeune armée française et l'Armée rouge », dont une photo rappelait la participation au défilé du 9 mai à Reims.
   Les titres et les sous-titres qui figuraient à la Une de ce numéro traduisaient bien les préoccupations du PCF au lendemain de la victoire alliée et le contexte dans lequel ce dernier entendait situer cette victoire :

   Et maintenant au travail pour une France plus belle et plus heureuse.
   En avant ! Pas de faiblesse, pas d'hésitation ; tenons ferme jusqu'à ce que toute la tâche soit accomplie [...]
  Jusqu'à extermination complète du fascisme intérieur et extérieur.

  Sabotage du ravitaillement - Vichy pas mort !
  La peuple a voté - Le peuple exige.

   Ces thèmes furent repris et amplifiés dans le numéro du 19 mai :
   Vers les lendemains qui chantent.
   Après la victoire militaire, après la victoire électorale, tous au travail.
   Notre unité doit être indestructible.

   On retrouvait les mêmes thèmes relayés par Les Fils de Valmy, l'hebdomadaire régional du Front national de lutte pour l'indépendance de la France :

   Après la capitulation : Achevez la victoire.
   Victoire et vigilance.
   La victoire en chantant [...]
   Continuez l'union scellée dans la guerre
 
34 ).

   Confortés par leur succès aux élections municipales et par le regain d'élan patriotique des célébrations de la victoire, les communistes se lancèrent avec enthousiasme dans la préparation des États Généraux de la Renaissance Française, et appelèrent à la rédaction de cahiers dans chaque commune.
   
Ils invitèrent les Marnais à exposer largement dans ces cahiers leurs doléances et leurs revendications, et annoncèrent qu'une vingtaine de délégués départementaux iraient les porter en leur nom à l'Hôtel de ville de Paris à la veille du 14 juillet 1945.
   Mais il ne semble pas que la population marnaise, vite démobilisée, ait partagé l'enthousiasme des communistes, et ces États généraux furent un échec.


Le retour des déportés et des prisonniers : les « exclus de la victoire »

   En mai 1945, aux préoccupations de la vie quotidienne toujours axées sur les difficultés persistantes du ravitaillement, venait maintenant s'ajouter le problème posé par le retour des prisonniers et des déportés.

   Le 10 avril 1945, le commissaire de la République GRÉGOIRE-GUISELIN s'était rendu au centre d'accueil et de rapatriement de Revigny situé dans la Meuse, pour y accueillir un premier convoi de « rapatriés » 35 ).
   Le nombre des convois passa de 1à 3 par jour à la fin d'avril, mais ces premiers convois étaient composés de prisonniers de guerre et principalement de requis du STO qui ne se plaignaient pas d'avoir été maltraités et dont beaucoup rapportaient de volumineux bagages, n'hésitant pas à dire qu'ils « s'étaient servis avant de quitter l'Allemagne ».

   De leur côté, les prisonniers protestèrent, parce qu'ils n'acceptaient pas d'être mis « sur un pied d'égalité avec les civils français et des étrangers de toutes nationalités » dont ils estimaient que 70 à 80 % avaient été des « volontaires pour aller travailler en Allemagne ».

   Tous se plaignirent de la lenteur des transports qui les ramenaient en France et demandèrent ce qu'avaient fait les services officiels depuis huit mois pour se préparer à les recevoir.
   Le 1er juin 1945, 1 700 prisonniers rassemblés à Reims, réclamèrent la démission du ministre FRENAY ( 36 ).

   Lorsqu'arrivèrent les rescapés des camps de concentration, les conditions d'accueil ne s'étaient guère améliorées, et les carences du retour apparurent encore plus scandaleuses.
   Faute de moyens matériels, leur retour avait été particulièrement lent - lenteur mal supportée venant après tant de souffrances et de privations - parce que presque totalement dépendant des Alliés.
   À la lenteur du retour, étaient venus s'ajouter le mauvais fonctionnement des centres d'accueil et l'échec de la réinsertion ( 37 ) .
   Le retour des prisonniers et des déportés devenait dans le même temps un enjeu politique.
   Parmi les mouvements et partis se réclamant de la résistance, était venu s'intégrer le Mouvement national des prisonniers de guerre et des déportés ( MNPGD ), dont le délégué régional, René MAUPAIN, avait été coopté au sein du Comité départemental de Libération élargi en septembre 1944.
   Au début de 1945, ce dernier, au cours d'une réunion d'information à Reims avait annoncé qu'il s'était organisé sur le plan départemental en trois sections :
   - les prisonniers de guerre,
   - les déportés du travail,
   - les déportés politiques et raciaux 38 ).

   À Reims, au premier tour des élections municipales du 29 avril 1945, plusieurs déportés ou femmes de déportés non encore rentrés figuraient en tête ou en bonne place sur plusieurs des listes en présence :
       - Raymond GUYOT et Claude BURGOD sur la liste du parti socialiste ;
       - René MENU sur celle du MRP ;
       - Madame DOMPMARTIN ainsi que Madame FALALA, épouses de déporté, sur la liste conduite par André THIÉNOT lui-même père de déporté 39 ) .

   Marcel FALALA, chef de gare de Reims, résistant engagé dans le réseau de renseignements Jade-Fitzroy, avait été arrêté le 3 mai 1944 et déporté à Dachau en juin 1944. Il s'était évadé de ce camp le 5 mai 1945, alors qu'un car avait été affrété depuis Reims pour aller le chercher en Allemagne.
   Ainsi, on n'avait pas attendu le retour des déportés pour organiser les premières élections de l'après-guerre, mais chacun s'était servi d'eux pour obtenir des voix.

   En 1985, François COCHET a retiré des témoignages recueillis auprès de déportés marnais survivants, la conviction que, « pour la quasi-totalité d'entre eux, le retour a signifié l'entrée dans un monde de silence » 40 ).
   Meurtris et traumatisés par l'épreuve qu'ils venaient de subir, écœurés par les verdicts de clémence dont avaient bénéficiés parfois leurs dénonciateurs ou des collaborateurs contre lesquels ils avaient lutté de toutes leurs forces, ils eurent l'impression très nette d'avoir été oubliés et beaucoup se retirèrent volontairement de la vie publique.
   Dès cette époque, le retour des déportés et des prisonniers de guerre, devint un enjeu de mémoire.
   Dans un pays déjà engagé dans l'après-guerre, il contrariait aussi bien l'image de la France héroïque, résistante et combattante qui entendait effacer au plus vite la défaite de mai-juin 1940, que l'aspiration à une normalisation rapide de la vie politique et sociale.
   Déportés et prisonniers de guerre confondus, ont bien été, à des degrés divers, « les exclus de la victoire » 41 ).

 


Les rapports difficiles de la population avec les soldats alliés

   Mais les retombées des élections municipales, les difficultés du ravitaillement, les controverses au sujet de l'épuration, le retour des prisonniers et des déportés, ainsi que le problème de leur réinsertion ne furent pas les seuls sujets de préoccupation des Marnais au lendemain de la victoire de mai 1945. Il en est un autre qui revient régulièrement dans les rapports de police et de gendarmerie 42 ), celui des relations de la population avec les Alliés.
   Marqués à l'origine par la plus grande cordialité, les rapports entre la population marnaise et les troupes alliées - essentiellement américaines - se dégradèrent, passant de l'euphorie de la délivrance au lendemain de la libération, à l'incompréhension et à de réelles tensions qui, une fois la victoire acquise, s'accompagnèrent même parfois de relents de xénophobie, accentués par la présence de soldats noirs, et par le fait que les Américains avaient ramené d'Allemagne plusieurs milliers d'étrangers, Hollandais, Russes, Tchèques, Polonais qu'ils avaient libérés des camps nazis et pris à leur service, pour garder les prisonniers allemands ou leurs dépôts de stocks.
   C'est ainsi qu'à la mi-mai 1945, 24 500 étrangers étaient cantonnés dans la seule ville de Reims.
   S'agissant des soldats noirs, un rapport des Renseignements généraux daté du 2 mai 1945, expliquait leur présence dans la Marne en ces termes :

   Les Américains emploient peu de nègres en première ligne, mais les utilisent de préférence dans les services de l'Intendance, pour des raisons politiques. Ils ne veulent pas qu'après guerre, les nègres puissent faire valoir leur titre militaire auprès des blancs. Cependant quelques unités nègres ont été admises dans la célèbre 1ère division de la 1ère Armée [...]
À ceux qui s'étonnent de leur racisme, ils répondent que les Français sont assez mal venus de faire des remarques à cet égard ; en France il n'y a qu'une proportion infime de noirs et dans les colonies, les Français traitent ceux-ci comme des chiens, leur confiant en période de guerre, les secteurs les plus agités
43 ).

   Les Américains, d'abord accueillis dans l'enthousiasme en libérateurs, n'eurent pas toujours ensuite le sentiment de se trouver en pays ami.
   Ils furent rapidement persuadés que la population ne s'intéressait qu'à leur argent et aux avantages matériels qu'elle pouvait tirer d'eux. Ils trouvaient que les prix des denrées qu'on leur vendait étaient abusivement surévalués et eurent le sentiment de se faire tout simplement et vulgairement arnaquer.

   La population marnaise de son côté fut tout aussi rapidement déçue dans la mesure où la libération n'a pas été immédiatement suivie comme elle l'espérait, par des améliorations sensibles dans sa vie quotidienne.
   Il en résulta une sorte de frustration dont elle eut tendance à rendre responsable les Américains présents partout, offrant chaque jour le spectacle de gaspillages choquants, et dont certains éléments, mal contrôlés par la police militaire, se livraient à des excès de plus en plus mal supportés, et faisaient preuve de beaucoup de désinvolture mal comprise des Marnais. La destruction en particulier de vivres et de vêtements dans des décharges dont on interdisait l'accès aux civils, fut perçue comme de l'indifférence et comme une insulte à la pauvreté des Français.
   Les plaintes de la population à l'encontre des troupes américaines se multiplièrent.
   On leur reprochait de s'enivrer plus que de raison et d'être bagarreurs, accusation visant en particulier les troupes de choc parachutistes : bagarres au pistolet entre Américains, blancs et noirs, ou bagarres entre militaires américains et civils français; incidents nombreux et fréquents dans les salles de bal et les débits de boissons ; coups et blessures ; portes enfoncées ; tables brisées.
    À Mourmelon, les habitants furent « dans l'obligation de s'enfermer chez eux à la tombée de la nuit »
44 ).
   Partout, on accusait aussi les Américains d'alimenter le marché noir, de se livrer à un commerce clandestin, et d'être entreprenants avec les jeunes filles et les jeunes femmes qui n'osaient plus sortir le soir venu, à partir du moment où des viols furent signalés en plusieurs endroits du département.
   On leur reprochait enfin de conduire dangereusement, de rouler trop vite, de provoquer de nombreux accidents faisant des morts qui auraient pu être épargnées, plus généralement de faire preuve de sans-gêne et de se comporter comme en pays vaincu : coupes de bois sans autorisation et dégâts occasionnés aux récoltes dans les campagnes; présence envahissante dans les villes, en particulier à Reims, siège du SHAEF ( Quartier général ddu général EISENHOWER, commandant suprême des forces expéditionnairesa lliées en Europe ), et à proximité des camps de Suippes et de Mourmelon; réquisitions jugées abusives ; confiscation de lignes téléphoniques ; surconsommation d'eau et de gaz entraînant des coupures et une pénurie pour les usagers dans les villes.
   
    Une
note d'information des Renseignements généraux datée du 15 mai 1945 et intitulée « La ville de Reims menacée de manquer d'eau », relevait que les Américains établissaient de nombreux branchements sans l'assentiment du Service des eaux de la ville, et que les puits risquaient de s'épuiser45 ).
   Quant aux patrons marnais, ils se plaignirent d'une fuite de la main-d'oeuvre qualifiée vers les services américains qui offraient, outre des salaires plus élevés, des avantages en nature non négligeables. Dans la seule région de Reims, sur les 8 827 salariés pour lesquels les services britanniques et américains ont versé 11 511 827 francs de salaires correspondant à la seconde quinzaine de mars 1945, 5 783 étaient des ouvriers spécialisés
46 ).

   Un rapport des Renseignements généraux daté du 4 mai 1945, constatait que cette dégradation de la qualité des relations entre la population marnaise et les Américains avait déjà atteint un degré d'exaspération généralisée à la veille de la victoire :

   La popularité des soldats américains disparue depuis longtemps est remplacée aujourd'hui par l'antipathie de la population qui est déroutée devant leur sans-gêne et le manque de respect qu'ils témoignent aux femmes françaises qu'ils considèrent toutes de la même façon. La population est unanime à souhaiter que la fin des hostilités amène le départ des troupes alliées cantonnées sur le territoire 47 ).

   Après la capitulation allemande, si les commerçants et les milliers de salariés employés par les armées alliées redoutèrent le départ prévisible des Américains48 ), beaucoup de Marnais ne cachèrent pas leur satisfaction de voir mettre un terme à ce qu'ils percevaient de plus en plus comme une occupation. Le mot apparut d'ailleurs, même si ce n'est pas de façon péjorative, dans un document adressé le 8 mai au sous-préfet de Reims par le Service d'aide aux forces alliées, où figurait « la liste détaillée de l'occupation par l'armée américaine de la ville de Reims » , une liste impressionnante qui fournit une idée de ce que fut alors l'omniprésence américaine, beaucoup plus envahissante et plus contraignante que ne l'avait été, en partie dans les mêmes lieux, l'occupation allemande 49 ).

   Mais contrairement à l'espoir de la population, la capitulation allemande n'a pas entraîné le départ immédiat des Américains, et au début du mois de juin 1945, on annonça même un renforcement de leur présence avec l'arrivée de troupes venant d'Allemagne, qui furent regroupées dans les camps militaires de Champagne avant d'être envoyées en Extrême-Orient où la guerre n'était pas terminée.
   La nouvelle suscita à nouveau beaucoup d'appréhension au sein de la population, appréhension vite justifiée si l'on en croit ce rapport des Renseignements généraux daté du 15 juin 1945 :

   L'attitude des troupes américaines massées dans les camps de regroupement des régions de Mourmelon et Suippes est sévèrement commentée. C'est une véritable terreur qui règne lorsque ces troupes descendent dans les divers établissements où on sert à boire. De nombreuses agressions ont lieu chaque soir, contre les habitants qui circulent dans les rues et on signale même des batailles au couteau. Aussi on émet l'opinion que les véritables Américains ne sont pas en France et qu'on a expédié vers les zones d'opération tous les éléments indésirables aux États-Unis 50 ).


Les divisions et l'effacement de la Résistance

   Lorsque la guerre fut définitivement achevée en Europe, en mai 1945, le ciment de la lutte commune contre l'Allemagne hitlérienne, qui avait permis de préserver la cohésion de la Résistance, commença à s'effriter.
   Des affaires troubles de l'époque de la clandestinité ou de la Libération, mettant en cause des résistants ayant parlé sous la torture ou ayant trahi, ou se rapportant au détournement de fonds parachutés par le Bureau des opérations aériennes ( BOA ) de la France libre, ou encore à ce qu'on a appelé l'« affaire Baudoin » 51 ) empoisonnèrent les rapports existant entre les différents mouvements au sein du Comité départemental de Libération, et auraient été étouffées à la suite de tractations entre certains responsables qui ne souhaitaient pas que la lumière soit faite 52 ).

    Le 14 mars 1946, le commissaire chef du service départemental des Renseignements généraux, évoqua ces affaires de façon feutrée dans un rapport détaillé concernant l'épuration adressé au préfet de la Marne :

   Il serait encore possible d'évoquer les marchandages auxquels on se livre dans certains milieux pour obtenir que silence soit fait sur certaines personnes. Ainsi autour du commandant B., Chef des FFI dans l'arrondissement de Reims, ancien commandant de la Place de Reims, se nouèrent des intrigues afin de le faire inquiéter par la Justice pour ses histoires de parachutages d'argent du temps de la clandestinité ou pour l'exécution d'une collaboratrice après la libération. Autour des déportés qui avaient parlé sous la torture de la Gestapo se créa une nouvelle agitation qui se trouve actuellement résorbée53 ).

   D'une part, ces affaires provoquèrent un malaise profond et durable au sein même des mouvements se réclamant de la Résistance.
   D'autre part, elles jetèrent le discrédit sur l'ensemble de la Résistance dans une opinion publique qui déjà depuis quelque temps s'en écartait.
   Elles contribuèrent aussi à faire resurgir un courant réactionnaire, hostile à la Résistance, dont la principale cible furent Michel SICRE et les communistes.

   Dès le début de l'année 1945, les Renseignements généraux, chargés de faire une enquête approfondie, avaient perçu une évolution sensible de l'opinion marnaise à l'égard de la Résistance :

   Alors qu'aussitôt après la Libération, la population ne mesurait pas ses hommages à la Résistance et aux organismes nés d'elle, on peut constater, d'après l'ensemble des sondages effectués par le service, que l'état d'esprit général est présentement opposé à la Résistance.
   Cette antirésistance apparaît comme un malaise plutôt que comme un parti pris.    Elle est due, d'une part aux écrits de la presse extrémiste, et d'autre part à l'épuration [...]
   La population en a assez d'une justice qui lui apparaît comme une vengeance politique ou personnelle, et peut-être aussi, d'un certain manque de modestie de la part des Résistants, de l'étalage de faits que l'on écoutait avec admiration en août 1944, qui lassent par leur enflure [...]
   On est las du CDLN
[ Comité départemental de libération nationale ] de Reims, on est las du NAP  [ Noyautage des administrations publiques ] de Châlons [...]
   Plusieurs fois au cours de l'enquête, il a été donné d'entendre que les FFI n'avaient agi que par intérêt, que pour se placer, que les cadres qu'ils fournissaient aux pouvoirs publics du département se caractérisaient par leur nullité intellectuelle et leur ambition [...] 
54 ).

   En conclusion, ce rapport considérait que la population de la Marne certes ne rejetait pas le général de GAULLE ni son gouvernement, mais qu'elle se détachait « de la partie héroïque d'elle-même », et que l'état d'esprit général était « à la réaction contre le parti communiste ».

   La belle solidarité de l'époque de la clandestinité s'estompa.
   Les clivages politiques d'avant-guerre resurgirent et allaient bientôt reprendre le dessus à l'occasion des prochaines consultations électorales nationales et locales qui allaient remettre en selle les partis politiques.
   
L'anticommunisme se ralluma aussi bien à droite qu'à gauche, en particulier du côté de certains responsables socialistes et syndicalistes CGT ex-confédérés.
   Tous essayèrent plus ou moins consciemment de détourner sur la mouvance communiste, le courant d'hostilité qui se faisait jour contre la Résistance.
   Le retour des prisonniers et des déportés, a suscité lui aussi un malaise et nourri bien des incompréhensions au sein de la résistance.
   Non seulement on ne les avait pas attendus pour organiser les premières élections de l'après-guerre, mais on s'était empressé de clore ou de classer un certain nombre d'enquêtes concernant des collaborateurs et des affaires au sujet desquelles ils auraient pu témoigner utilement.
   Beaucoup d'entre eux ne comprenaient pas la place faite dans les instances de la Résistance par leurs camarades qui avaient eu la chance d'échapper à la répression, à des résistants de la dernière heure, et considéraient que l'épuration restait à faire.