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 | Introduction    Pour 
          traiter des relations entre le monde rural et la Résistance, 
          il faut, nous semble-t-il, rappeler quelques évidences communément 
          admises, s'employer à les nuancer et tenter d'apporter des 
          éléments d'explication qui échappent à 
          des enchaînements trop mécaniques. Il convient par ailleurs 
          non de s'entourer de précautions formelles, mais d'aborder 
          cette étude dans un réel esprit d'humilité.Le monde rural représente alors la moitié 
          des 40 millions de Français : qui peut prétendre l'embrasser 
          dans toute sa diversité ?
 Si les sources qui lui sont extérieures permettent 
          d'observer ses comportements, comment, face à la rareté 
          des sources internes, saisir ses représentations du monde et 
          décrypter les valeurs qui sont les siennes ?
 Est-on fondé à croire en l'existence 
          d'une véritable identité du monde rural justifiant qu'on 
          l'érige en un acteur pourvu d'une certaine unicité ?
 D'un côté on observe, il est vrai, 
          le maintien de fortes solidarités au sein des communautés 
          rurales, de solides parentés dans les comportements, face à 
          l'occupant, à Vichy et à la Résistance.
 Mais de l'autre, on peut multiplier les contre-exemples 
          qui découragent toute prétention à la généralisation 
          : les paysans représentent certes le noyau dur des communautés, 
          mais elles ne se réduisent en aucun cas à eux et ils 
          ne donnent pas toujours le ton ; les cultures religieuses et politiques 
          introduisent des clivages qui transcendent la ruralité ; enfin, 
          et peut-être surtout, le phénomène de l'occupation 
          engendre des situations extrêmement différentes.
 L'existence de deux zones ( 1 ) 
          place les communautés rurales dans des conditions très 
          dissemblables ( et l'invasion de la zone sud, en novembre 1942, 
          n'estompe que partiellement les disparités ).
 En zone nord, les Allemands, comme occupants, imposent 
          des contraintes nouvelles - et engendrent des phénomènes 
          de rejet - mais, comme acheteurs, suscitent des possibilités 
          d'enrichissement.
 En zone sud, la propagande et les institutions de Vichy, 
          à commencer par la Légion des combattants, pénètrent 
          les communautés rurales, alors que celles de zone occupée 
          pourraient presque tout ignorer de Vichy - si ce n'était l'existence 
          de la Corporation paysanne et la référence mythique 
          au Maréchal.
 De plus, les temps de pénurie engendrent chez 
          les producteurs ( comme chez les consommateurs ) une grande 
          inégalité de situations suivant ce qu'ils ont à 
          vendre.
 Enfin, les potentialités offertes par l'espace 
          rural sont diverses et évolutives : avec la lutte contre le 
          travail en Allemagne et l'apparition des maquis, des régions 
          de montagne qui n'intéressaient jusqu'alors ni l'occupant, 
          ni Vichy, ni la Résistance, deviennent subitement un enjeu 
          stratégique.
 
 Par-dessus tout, gardons-nous des visions simplistes 
          sur l'âme paysanne, même - et surtout - si le discours 
          ruraliste dominant nous encourage à les accepter.
 Suivons l'appel du sociologue qui prône l'historicisation 
          de la question : « Il n'y a pas plus d'âme paysanne 
          que de nature universelle de la paysannerie, il n'y a que des conditions 
          historiques particulières à chaque société 
          paysanne et notamment ses rapports avec la société englobante » ( 2 ).
 Cette historicisation nous conduit à mettre 
          l'accent sur les relations entre le monde rural et le monde urbain 
          : échanges de biens et de services, enjeux de pouvoirs réels 
          et symboliques, acteurs et vecteurs de ces échanges, conflictuels 
          ou intégrateurs.
 Comme bien souvent, même dans cette période 
          apparemment courte, le facteur temps fournit un cadre de compréhension 
          décisif avec son travail d'usure et les brutales transformations 
          qu'engendrent les événements. Pour les communautés 
          rurales, une césure s'impose, celle de la lutte contre le travail 
          en Allemagne, fin 1942-début 1943. Toutes les études 
          régionales le montrent, avant cette date, les relations entre 
          la Résistance et le monde rural sont limitées tandis 
          que, dans la période qui suit, on assiste à une ruralisation 
          de la Résistance.
 
 I. Une ignorance réciproque 
          jusqu'en 1942
    Avant 
          la fin de 1942, la distance entre le monde rural et la Résistance 
          se mesure à son très faible niveau d'engagement. Pour 
          expliquer cet éloignement, on a beaucoup recouru à une 
          approche de type idéologique qui met en avant les affinités 
          du monde rural avec le régime de Vichy.La confiance dont il bénéficie permet 
          de comprendre que les ruraux s'en remettent à lui pour régler 
          leurs problèmes immédiats et prendre en charge l'honneur 
          de la France et qu'ils considèrent comme inutile, voire dangereuse, 
          l'entreprise de la Résistance.
 
    1/ Le 
          monde rural et Vichy    Le 
          monde rural est proche de Vichy qui prône les mêmes valeurs 
          que lui. Tout chez le maréchal Pétain atteste de son 
          attachement à la terre. D'abord sa vision terrienne du patriotisme 
          : pour ce fils de paysan, la défense de la patrie se mène 
          sur le sol de France et par là s'oppose à celle du général 
          de Gaulle, cet « émigré » dont 
          la vision mondiale du conflit ignore le petit monde des villages de 
          France.En 1940, en mettant un terme à une guerre « visiblement » 
          perdue, le Maréchal s'est comporté en défenseur 
          économe du sang des soldats - comme lors de la Grande Guerre.
 Le mythe du vainqueur de Verdun, vu du village, 
          s'incarne dans l'homme qui aime la terre et les hommes. La terre, 
          elle, ne ment pas, la formule du Maréchal peut se retourner 
          : Pétain, lui, ne ment pas aux paysans, et tous savent que 
          la ville, elle, peut mentir, décevoir et tromper.
 Pétain, Sauveur de la patrie, est aussi 
          le sauveur de la terre et des valeurs rurales. Il sait la valeur du 
          travail des paysans auxquels il reconnaît d'emblée, par 
          la Corporation paysanne, le droit d'auto-administrer l'ordre des champs 
          et le droit de recevoir la meilleure part du fruit de leur travail, 
          plutôt que de le voir accaparé par ceux des villes qui 
          l'ont redistribué en semaines de 40 heures et en congés 
          payés. Le sauveur est aussi le restaurateur de l'ordre, de 
          l'obéissance aux autorités naturelles, dans la famille 
          et dans la société - notamment aux commandements de 
          l'Église : on ne dira jamais assez combien, dans les régions 
          marquées par le conservatisme religieux, Bretagne, Massif Central, 
          Franche-Comté
 Pétain fait aussi figure de sauveur 
          des âmes.
 
 Pétain, par ses discours, et le Régime, 
          par ses pratiques, flattent la vanité des paysans touchés 
          par la crise économique et aigris par des décennies 
          de marginalisation sociale. Dans la France de Pétain, le paysan 
          retrouve ses sous, mais aussi sa dignité.
 Plus qu'une période d'enrichissement, c'est 
          un temps du pouvoir retrouvé. Fini le temps des citadins arrogants 
          et distants. Ils se rendent désormais à la campagne 
          pour quémander humblement du ravitaillement. À moins 
          que ne resurgissent des comportements plus agressifs. Au printemps 
          1941, dans le Pays de Montbéliard, des ouvriers s'en prennent 
          aux détenteurs de la richesse alimentaire : « les 
          habitants des villes se répandaient dans les campagnes
 
          certains ouvriers allaient jusqu'à menacer les cultivateurs 
          quand ils n'obtenaient pas ce qu'ils voulaient » ( 3 ).
 Au printemps 1942, avant que ne se pose la question 
          de l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne, d'un bout à 
          l'autre de la France, les rapports de la police et des préfets 
          nous renvoient l'image d'une rude confrontation entre les paysans 
          - certes privilégiés du Régime, mais qui se sentent 
          floués par des prix qu'ils estiment trop bas et des contrôles 
          trop sévères - et les citadins, principalement les ouvriers, 
          scandalisés par l'inégalité et l'injustice.
 
 Mais ne versons pas dans l'image caricaturale d'une 
          France aux couleurs bien nettes et aux contours bien cernés. 
          Tout est beaucoup plus flou et plus terne. Le ralliement des campagnes 
          au Régime ne relève pas de l'ordre du politique, il 
          exprime une confiance sincère et sentimentale en l'homme Pétain 
          et non pas l'adhésion au Gouvernement ou à un programme 
            ( 4 ).
 Léon Werth, replié dans son « bourg » 
          du Jura, l'observe avec moins de malice que de réalisme : « Les 
          paysans d'ici, s'il ne s'agit de restrictions ou de réquisitions, 
          sont absolument indifférents à tout ce que dit et fait 
          le gouvernement. Ils ne lisent même pas " la journée 
          à Vichy " » ( 5 ).
 La Légion des combattants recrute en nombre 
          dans les milieux ruraux de zone sud, mais chez les notables plus qu'au 
          sein des masses paysannes ; elle est interdite en zone occupée 
          où l'idéologie du régime n'a guère de 
          vecteurs pour pénétrer, et au demeurant, guère 
          d'auditeurs pour l'écouter.
 Dans les deux zones, ces mêmes notables participent 
          à l'administration de la Corporation paysanne dont les réunions 
          sont peu fréquentées ; devenue un rouage de coercition 
          de l'appareil administratif, la Corporation sera ensuite tout simplement 
          rejetée par la masse des paysans.
 
 Peut-être plus que dans d'autres milieux, 
          le mythe du double jeu imprègne les représentations 
          paysannes. La confiance placée dans le Maréchal l'est 
          aussi, et peut-être surtout, au nom d'un patriotisme foncièrement 
          anti-allemand.
 Les signes de tout ce qui peut concrétiser une 
          véritable collusion franco-allemande sont sévèrement 
          interprétés. Jeanne Oudot, fille du maire du petit village 
          de Mancenans ( Doubs ), admiratrice de Pétain « qui 
          fait de son mieux » ( et simultanément de De 
          Gaulle ), n'a que mépris pour les collaborateurs et, dans 
          le journal qu'elle rédige à 18 ans, qualifie sans hésiter 
          Laval et Darlan de « traîtres ». Ainsi, 
          à propos de ce dernier le 8 juin 1941 : « Quel traître 
          ! Il n'aime pas les Anglais. À Vichy, on collabore toujours 
          et plus que jamais. [
] Chez nous, on continue à ne pas 
          collaborer, moins que jamais ! Pauvre France où en es-tu ? 
          » ( 6 ).
 Comme l'ont observé d'un bout à l'autre 
          du pays Christian Bougeard en Bretagne et Jean-Marie Guillon en Provence 
            ( 7 ), 
          le patriotisme des campagnes, germanophobe et volontiers anglophile, 
          structure un univers mental dans lequel vont s'inscrire toutes les 
          évolutions à venir.
 
  
          2. 
          Les campagnes et la Résistance
 
 Si la résistance est d'abord un phénomène 
          urbain, le monde rural ne s'en tient pas totalement à l'écart.
 Quelles sont les principales formes de résistance 
          dans le monde rural ?
 Bien souvent, les auteurs des premiers actes spontanés 
          de l'été 1940 ( sabotages de lignes téléphoniques 
          ou attentats contre les soldats allemands ) appartiennent au 
          monde rural ; mais cette forme de résistance, purement individuelle, 
          traduit un refus instinctif de la défaite et n'ouvre pas de 
          perspectives concrètes de résistance organisée.
 Le monde rural participe pleinement aux chaînes 
          et réseaux d'évasion, surtout à proximité 
          des frontières et de la ligne de démarcation. Il fournit 
          les passeurs qui connaissent le terrain ( sentiers et caches 
          des forêts, gués des rivières
 ) ainsi 
          que les maisons susceptibles d'héberger et de cacher les fugitifs.
 L'anglophilie suscite des actes de transgression 
          qui s'apparentent bel et bien à des actions de résistance. 
          Le monde rural joue un rôle essentiel dans les réseaux 
          d'évasion des aviateurs britanniques abattus et, même 
          dans les campagnes isolées, les obsèques d'aviateurs 
          anglais abattus ( 8 ) 
          par les Allemands témoignent de cette anglophilie spontanée. 
          Ainsi à Montcony, dans la Bresse, le 31 octobre 1942, une foule 
          de 2 à 3 000 personnes assiste à l'enterrement 
          de neuf aviateurs britanniques, avec dépôt de gerbes 
          et chant de l'hymne anglais par les élèves du collège ( 9 ).
 Comment ne pas rappeler que des communautés 
          rurales ont accordé leur protection aux Juifs persécutés 
          : communes protestantes bien connues des Cévennes et de Haute-Loire 
          ( notamment le Chambon-sur-Lignon ) ou moins connues, catholiques 
          de Vendée comme Chavagne-en-Paillers ?
 
 Ces observations ne doivent pas cacher l'essentiel. 
          Les études relatives aux composantes sociales de la Résistance 
          sont unanimes dans leurs résultats : dans toute la France les 
          paysans sont les moins représentés et entrent le plus 
          tardivement dans la Résistance, rarement avant la fin de 1942 
          et le début de 1943, à la faveur de la lutte contre 
          le travail en Allemagne.
 
 Les valeurs partagées avec Vichy sont-elles 
          un obstacle à l'entrée en résistance du monde 
          rural ?
 Le bon sens invite à le penser : la confiance 
          dans le Maréchal semble opposée à un engagement 
          dans un combat basé sur des analyses et projets contraires 
          aux siens : certitude que la France n'a pas perdu la guerre, que les 
          citoyens peuvent participer à la victoire, qu'ils peuvent se 
          mêler des affaires de l'État.
 Mais la réflexion invite à modérer 
          cette opinion, non pas à la réfuter comme fausse, mais 
          à placer des limites à son pouvoir d'explication. Ce 
          que l'on présente souvent comme « facteurs » 
          expliquant le comportement du monde rural ne fonctionne pas très 
          bien pour d'autres groupes sociaux ou pour d'autres personnes.
 On peut être, en tout cas jusqu'en 1942, vichyste, 
          maréchaliste et même pétainiste et en même 
          temps résistant. C'est d'ailleurs le cas d'une bonne fraction 
          de la Résistance française des débuts. Laurent 
          Douzou et Denis Peschanski vont jusqu'à évaluer à 
          la moitié des premiers résistants ceux qui se situent 
          alors dans une orbite vichyste ( 10 ), 
          croyant au double jeu du Maréchal, voire approuvant les mesures 
          antidémocratiques du régime - ou, pour le moins, n'étant 
          pas rebutés par elles.
 Observons que le contenu du Manifeste d'Henri Frenay, 
          ce pionnier de la Résistance, n'a rien qui puisse heurter les 
          valeurs du monde rural. On peut aimer l'ordre pétainiste et, 
          au nom d'un patriotisme intransigeant, choisir d'aider la Résistance, 
          voire d'y participer, comme ces officiers fondateurs des réseaux 
          de renseignements à Vichy. Ce que nous avons appelé 
          le « principe d'intentionnalité » a ses 
          limites ( 11 ).
 Pour comprendre les mécanismes de l'engagement 
          en résistance, le point de vue des acteurs, ce au nom de quoi, 
          pour quoi, ils entreprennent d'agir n'est qu'un des éléments 
          explicatifs. Il faut recourir à un autre point de vue d'observation 
          de la réalité : celui de la Résistance comme 
          organisation agissante.
 La Résistance n'est pas un club de réflexion, 
          elle commence avec l'action. En tant que telle, elle a ses objectifs, 
          ses moyens, sa stratégie. Elle a un terrain d'action dont la 
          configuration évolue avec le temps et en vue duquel elle opère 
          ses recrutements : la résistance ne recrute pas indifféremment, 
          elle le fait en fonction de ses besoins.
 C'est ce que nous avons appelé le « principe 
          de fonctionnalité ».
 Quelles sont les premières actions de la Résistance 
          ?
 Le renseignement, la propagande, la mise en place 
          de structures organisationnelles.
 C'est en ville que se trouve le substrat nécessaire 
          à son activité : les administrations, les usines et 
          les casernes pour le renseignement ; les capacités techniques 
          et intellectuelles pour la propagande ; l'entregent et le savoir-faire 
          pour l'organisation.
 Ce qui permet de comprendre que la Résistance 
          recrute d'abord dans les villes et non dans les campagnes. Ajoutons 
          que la Résistance ne s'adresse guère au monde rural 
          comme le montre l'étude de sa presse clandestine.    Nous 
          disposons d'un indicateur fourni par l'étude des 169 tracts 
          et journaux clandestins comtois que nous avons retrouvés . 
          La Résistance organisée ne s'adresse jamais aux paysans 
          en 1940 et 1941, elle le fait dans 4% des tracts de 1942, mais dans 
          30% des tracts de 1943 et 22% de ceux de 1944 ( 12 ).
 Pour expliquer le moindre engagement du monde rural 
          dans la Résistance des débuts, le principe de fonctionnalité 
          nous semble être le plus pertinent. Ce ne sont pas l'idéologie 
          ou le politique qui expliquent principalement la faible mobilisation 
          des paysans, mais le fait que la Résistance n'a guère 
          besoin d'un monde rural qui a peu à lui offrir. On notera, 
          au demeurant, qu'il répond bien aux sollicitations, quand elles 
          existent, par exemple pour l'hébergement et le passage.
 Ajoutons que les deux points de vue, celui des acteurs 
          et celui du système, les deux principes, l'intentionnalité 
          et la fonctionnalité, ne doivent pas être pensés 
          de façon autonome, ils se combinent en permanence. Les résistants, 
          citadins, n'imaginent guère qu'ils peuvent recruter et agir 
          dans un milieu rural qui leur paraît spontanément hostile 
          et qu'au demeurant ils connaissent fort peu.
 
 II. Deux mondes qui se découvrent
 à la faveur de la lutte contre le travail en Allemagne
       1. 
          Dans le monde rural, un accueil contrasté de la Relève    Laval 
          annonce la Relève dans son discours du 22 juin 1942. Retenons-en 
          deux propos saillants.La fameuse phrase : « Je souhaite la 
          victoire de l'Allemagne parce que sans elle, demain, le bolchevisme 
          s'installerait partout » semble être accueillie majoritairement 
          avec réprobation, voire indignation dans le monde rural.
 Léon Werth a parfaitement montré en quoi, 
          plus qu'ailleurs peut-être, la formule choque ceux des bourgs 
          : « Il viole le sentiment de tout un peuple. Collaboration, 
          ordre nouveau, ce n'étaient que des termes abstraits, vocabulaire 
          politique. [
] " Je souhaite la victoire de l'Allemagne " 
          : on n'avait jamais entendu cela. Car l'antipatriote abstrait du passé 
          se mettait au-dessus des patries. Il était neutre, il ne souhaitait 
          rien. Le discours de Laval est trop gros pour la finesse moyenne du 
          peuple français » ( 13 ).
 Mais, ce rejet de l'engagement pro-allemand, ne 
          doit pas dissimuler un accueil parfois plus favorable de la proposition 
          de la Relève : le retour d'un prisonnier de guerre ( le 
          plus souvent un agriculteur ) contre le départ de trois 
          ouvriers spécialisés. Nombreux sont les paysans qui, 
          dans un premier temps, se réjouissent de l'éventuel 
          retour des prisonniers. Ce sont les ouvriers qui en paieront le prix, 
          leur départ en Allemagne ne paraît pas injuste tant ils 
          ont profité de la République, du Front populaire et 
          du régime de l'affectation spéciale, à l'arrière, 
          pendant que les paysans combattaient au front, où ils ont été 
          faits prisonniers. Ainsi, dans son département agricole de 
          l'Orne, le préfet peut-il écrire :
  
                   « L'opinion 
                  publique... n'a retenu du discours
 que l'idée de relève 
                  des agriculteurs prisonniers par les ouvriers partant travailler en 
                  Allemagne. Cette perspective a remis quelque espoir dans le cur 
                  de ceux ou de celles qui ont les leurs dans les camps » ( 14 ).  
               Mais 
              l'espérance est de courte durée : les prisonniers ne 
              sont libérés qu'en très faible nombre, d'où 
              une déception doublée d'un sentiment d'abus de confiance, 
              voire de trahison. Les événements suivants vont confirmer 
              ce revirement. La loi du 4 septembre 1942 et plus encore les lois 
              de février 1943 sur le Service du Travail Obligatoire sont 
              immédiatement mal perçues parce qu'elles instituent 
              un travail forcé en Allemagne et, même si les paysans 
              sont dans un premier temps épargnés, elles s'appliquent 
              aux autres membres des communautés rurales : les victimes sont 
              proches et connues. Dès lors joue un réflexe de solidarité 
              patriotique envers les victimes qui désigne Vichy comme complice 
              de l'occupant ( 15 ). 
              Le coup de tonnerre vient de la loi du 31 mai 1943 
              qui met fin aux exemptions en faveur des agriculteurs. Partout, comme 
              dans le Var : « L'impopularité du STO dépasse 
              tout ce que l'on peut imaginer. La haine des autorités est 
              telle que la propagande n'a pas besoin de s'exercer » ( 16 ).
 
       2. 
              L'accueil des réfractaires : une rupture    À 
              partir de l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne, le monde 
              rural commence à sortir de sa réserve et à pratiquer 
              la « désobéissance patriotique » - 
              pour reprendre la formule de Libération-Sud - en accueillant 
              les réfractaires qui refusent de partir. Cette solidarité 
              s'exerce d'abord dans le cadre de réseaux qui s'organisent 
              spontanément autour de familles d'accueil et par interconnaissance, 
              puis elle s'ordonne en fonction des maquis, et sans trop de difficultés 
              pour les maquis refuges et camps de réfractaires de toute nature 
              établis dans les bois ou les chalets de montagne.Si les réfractaires sont peu nombreux jusqu'en 
              mars 1943, le phénomène devient massif en quelques mois. 
              L'hébergement par les paysans revêt le plus souvent une 
              forme d'évidence qui en dit long sur l'évolution des 
              comportements. Jean Quellien estime que, dans le Calvados, les paysans 
              ont hébergé environ les trois quarts des réfractaires 
              et la description qu'il donne du réseau de complicité 
              qui se noue à Tilly-sur-Seulles ( 750 habitants ) 
              est l'exemple de ces solidarités rurales qui réunissent 
              curé, instituteur, gendarmes, artisans et paysans des environs 
                ( 17 ). 
              Presque partout, comme l'a démontré Bernard Mouraz ( 18 ), 
              les Allemands et les préfets constatent que les forces de police 
              et singulièrement de gendarmerie sont globalement impuissantes 
              à trouver les réfractaires hébergés dans 
              les fermes ou cachés dans les montagnes, quand elles ne sont 
              pas directement complices.
 Cette complicité entre paysans et gendarmes 
              - deux groupes qui ont entretenu, par le passé, des rapports 
              complexes dans la communauté rurale - en dit long sur le profond 
              changement qui intervient alors.
 Même dans un département aussi conservateur 
              que l'Aveyron, où Christian Font et Henri Moizet ont décrit 
              le monde rural comme « égoïste » 
              et fidèle au Régime, le STO représente un moment 
              de « rupture » et le monde des campagnes participe 
              à la solidarité envers les réfractaires ( 19 ). 
              Dans les Alpes, très tôt rebelles, Paul et Suzanne Silvestre 
              ont pu parler d'« insoumission généralisée » 
              ( 20 ).
 
 La lutte contre le travail en Allemagne réintroduit 
              les paysans au coeur de la guerre, eux qui n'ont guère subi 
              la présence physique des occupants et que les privations matérielles 
              ont relativement épargnés. Jusqu'alors, leur implication 
              dans la guerre pouvait se cantonner au domaine des opinions et des 
              sentiments. Désormais, ils sont confrontés à 
              la nécessité du choix, ouvrir leur porte ou la fermer, 
              dénoncer ou se taire, nourrir, soigner, héberger, réconforter 
              ou non une personne en situation de détresse visible et décider 
              d'une juste conduite.
 Louis Le Moigne et Marcel Barbanceys ( 21 ), 
              deux résistants qui ont remarquablement su réfléchir 
              à leur expérience, montrent comment l'aide aux réfractaires 
              pose des questions immédiates et appelle des solutions urgentes 
              aux résistants comme aux paysans - et au monde rural dans son 
              ensemble. Dans la réponse à ces questions, se tissent 
              des liens d'une nature nouvelle.
 
 Les paysans découvrent le caractère 
              violent et la réalité physique de la répression. 
              Les opérations de police entreprises sous les ordres des préfets 
              départementaux, et plus souvent régionaux, soulèvent 
              à la fois une grande surprise et une violente réprobation. 
              Dans le Lot, Pierre Laborie estime que c'est la répression 
              qui amène les paysans à sortir d'une apathie dominante ( 22 ). 
              Ainsi se développent des mécanismes de solidarité 
              envers les réfractaires. Jeunes, pourchassés sur la 
              terre française, risquant d'être expatriés chez 
              l'ennemi, ils s'attirent une sympathie qui relève d'une forme 
              de morale « naturelle », comme l'a observé 
              Henri Cordesse en Lozère :
  
               « Le 
              réfractaire est un hors-la-loi qui a la sympathie de la majeure 
              partie de la population ; sa situation « morale » 
              est généralement forte. Il fait figure à la fois 
              de victime et de patriote. Il faut donc lui venir en aide » ( 23 ).  
               Pour 
              appréhender ce revirement, il convient de placer les relations 
              entre les paysans, Vichy et les forces de l'ordre dans un contexte 
              plus large.    Pourquoi les enfants chéris du 
              régime se détournent-ils si vite de lui ?    Pourquoi 
              ces défenseurs de l'ordre désobéissent-ils aux 
              forces de police ?    Pour répondre à 
              ces questions, il faut revenir sur plusieurs points précédemment 
              signalés. Gardons-nous d'isoler la question du travail en Allemagne, 
              ce n'est qu'un élément du système de représentations 
              au sein du monde rural. D'autres facteurs interviennent. Dans le monde 
              rural, plus qu'ailleurs, tous ceux qui, mus par de « bons 
              sentiments », ont cru à de « bonnes paroles », 
              ont été frappés, coup après coup, par 
              des événements dépourvus d'ambiguïté 
              : la « phrase » de Laval ; l'invasion de la 
              zone libre qui dévoile l'inanité de la collaboration 
              ; l'hostilité déclarée de Vichy aux libérateurs 
              anglo-américains de l'Afrique du Nord qui lève l'hypothèque 
              du double jeu ; la dérive répressive du Régime 
              contre les réfractaires et les paysans victimes des contrôles 
              du Ravitaillement ; enfin l'évolution de la situation internationale, 
              Stalingrad, la libération de la Tunisie, puis les événements 
              d'Italie, autant d'indicateurs qui montrent que l'Allemagne finira 
              par perdre la guerre et que Vichy a fait le mauvais choix.Tous ces facteurs contribuent à faire de 
              la désobéissance à Vichy un acte tout à 
              la fois raisonnable et patriotique. Le pétainisme des campagnes, 
              fondé sur la confiance et la reconnaissance sociale n'est, 
              nous l'avons vu, que très peu politique ; sentimental, de connivence, 
              il n'en est que plus fragile.
 Par ailleurs, le respect de l'ordre sous Vichy n'est 
              pas celui de l'ordre naturel des champs vanté par les agrariens, 
              il s'inscrit dans un cadre qui a ses limites : l'ordre du travail 
              reconnu à sa juste valeur, celui de la liberté de vendre 
              le fruit de son labeur sans contrôle.
 Or, depuis 1941, et surtout depuis le printemps 1942, 
              les « tracasseries » des services de Vichy se 
              sont multipliées. Alors même que les prix de vente des 
              productions agricoles sont jugés scandaleusement bas, les contrôles, 
              les réquisitions et les perquisitions effectués par 
              les Contributions indirectes, le Ravitaillement ou la Gendarmerie 
              ont donné au paysan le sentiment qu'il était persécuté. 
              Pour « résister » à ces persécutions, 
              le paysan a pris l'habitude de frauder, non seulement en toute impunité, 
              mais encore en toute bonne conscience. De ce fait, un esprit de résistance 
              à l'État s'instaure avant le STO.
 
 Tout cela facilite l'émergence chez les paysans 
              de ce que Harry R. Kedward a appelé une culture du hors-la-loi 
                ( 24 ) 
              qui peut s'interpréter en termes de basculement de la légitimité.
 Ainsi, la population du petit village de Viry ( Jura ) 
              prend parti contre son maire qui, en novembre 1943, dénonce 
              deux résistants qui avaient quêté pour le maquis. 
              Les jours suivants, la maison du maire se couvre d'inscriptions vengeresses, 
              et devant l'hostilité unanime qu'il rencontre, le maire est 
              contraint à la démission ( 25 ).
 Au nom de cette nouvelle légitimité qui 
              règne dans les campagnes à partir du printemps 1943, 
              on ne dénonce pas les victimes pourchassées - au moins 
              tant qu'elles ont un comportement « correct ».
 
 III - Peurs et solidarités
 au temps des maquis combattants
    Gardons-nous 
              de tout syllogisme simpliste. Ce n'est pas parce que l'on est hostile 
              aux Allemands et opposé à un Gouvernement perçu 
              comme collaborateur que l'on est pour la Résistance et moins 
              encore dans la Résistance.Au demeurant, il est fréquent que l'on soit avec 
              la Résistance en ayant peur de ses actions et des représailles 
              qu'elles peuvent attirer.
 Du rejet à la solidarité, de la crainte 
              à l'espoir, on observe une grande variété de 
              réactions qui, certes, évoluent dans le temps en faveur 
              de la Résistance, mais se surajoutent plus qu'elles ne se succèdent. 
              Comme le dit Pierre Laborie : « contrairement à 
              des schématisations répandues, cette orientation ne 
              sanctionne pas le simple passage, à une période déterminée, 
              d'une position de réserve ou de rejet à l'expression 
              d'une solidarité complice ou active, par effacement de l'une 
              au profit de l'autre. Les attitudes à l'égard de la 
              Résistance ont leur propre logique. Elle ne se résume 
              pas à un transfert élémentaire et définitif 
              de l'attentisme à l'adhésion » ( 26 ).
 Dans le domaine des représentations, pensons en 
              terme d'évolution de la hiérarchie des préoccupations, 
              plutôt qu'en terme de rupture.
 
       1. 
              De l'acte de solidarité à l'acte de guerre    Les 
              relations entre les paysans et les premiers maquis sont complexes. 
              L'accueil à la ferme, organisé spontanément, 
              ne semble nulle part poser de problèmes majeurs, car fondé 
              sur une relation d'homme à homme. En revanche, les maquis refuges 
              suscitent assez vite des inquiétudes bien compréhensibles 
              : comment vont-ils se comporter ? La présence d'« étrangers » 
              qui s'installent « en haut », ne va pas sans 
              inquiéter ceux « d'en bas ». Ceci tout 
              au long de la période.Un jeune maquisard du Vercors - et futur historien 
              - témoigne de cette peur qu'il a rencontrée : « Les 
              gens que nous allions voir nous craignaient et nous haïssaient, 
              sur le moment, pas par esprit de collaboration, par peur. Une peur 
              effroyable. Tous les jours, les Allemands exécutaient des otages » ( 27 ).
 
 Localement, les résistants jouent un rôle 
              décisif pour remédier à cette situation car, 
              la plupart du temps, ils mesurent les risques d'un rejet par la communauté 
              rurale. Ils prennent des dispositions pour que les maquis soient encadrés, 
              obéissent à leurs consignes et respectent l'ordre. Ils 
              se lancent à la recherche de cadres - souvent parmi les officiers 
              - et n'hésitent pas à réduire par la force les 
              récalcitrants en les rejetant ou en les intégrant à 
              des maquis dûment contrôlés. Ainsi, Combat, 
              en août 1943, assure que les maquisards « savent 
              la nécessité de la discipline, et la justice, obligatoirement 
              sommaire qu'ils appliquent aux traîtres et aux repris de justice 
              véritables qui, parfois, essayent de trouver abri parmi eux, 
              en est la preuve » ( 28 ).
 
 Le premier des slogans de la Résistance « faire 
              de chaque requis un réfractaire » convient parfaitement 
              au monde rural, mais le second « transformer chaque réfractaire 
              en combattant » n'est pas admis aussi facilement ! La population 
              rurale est loin de se rallier immédiatement et unanimement 
              à la pratique de la lutte armée. Elle n'est certes pas 
              la seule, car la guérilla urbaine a rencontré bien des 
              réticences, mais avec les maquis le phénomène 
              est d'une autre ampleur. D'une part, le principe même de l'usage 
              de la violence en dehors du cadre légal n'est pas facile à 
              admettre pour une population formée par quelques décennies 
              de culture démocratique. D'autre part, le risque encouru est 
              beaucoup plus grand qu'en ville car, vivant à proximité 
              du maquis, la communauté rurale constitue une proie facile 
              pour les représailles de l'occupant - et parfois de Vichy.
 
 Ceci explique que les zones de refuge, en 1942, 
              et les zones de maquis, en 1943, ne se superposent pas mécaniquement. 
              François Boulet note avec pertinence que les montagnes-refuges 
              protestantes des Cévennes ou du Chambon-sur-Lignon ( Haute-Loire ) 
              éprouvent des « difficultés morales » 
              pour passer, au cours du second semestre 1943, au stade de maquis 
              combattants. Les autorités ne manquent d'ailleurs pas d'être 
              surprises par le calme relatif de zones considérées 
              jusqu'alors comme rebelles. En février 1944, après une 
              visite dans la région protestante du Chambon-sur-Lignon, le 
              sous-préfet d'Yssingeaux note : « On se tromperait 
              si l'on jugeait les gens d'ici comme de farouches partisans prêts 
              à passer à l'action. Leur quiétude paraît 
              très précieuse et l'attentisme semble bien la plus prudente 
              des formules » ( 29 ).
 
       2. 
              La grande variété des comportements : quels facteurs 
              ?    S'il 
              existe une dynamique de la guerre, propre à la guérilla, 
              avec son cycle action-répression-mobilisation contre la répression, 
              elle ne se développe pas partout au même rythme, ni avec 
              la même intensité. On est frappé par l'extrême 
              diversité des réactions, d'un lieu ou d'un moment à 
              un autre, y compris à l'intérieur d'une même région. 
              Cara, maquisard du Haut-Jura, observe finement, dans ses mémoires, 
              le caractère contradictoire des situations qu'il a rencontrées. 
              Le 8 juin 1944, il arrive avec son groupe à Vulvoz pour y installer 
              un barrage routier, ils sont accueillis avec rien moins que de l'enthousiasme 
              :  
               « Les 
              habitants nous dévisageaient avec inquiétude, tandis 
              que nous déambulions, la mitraillette à l'épaule. 
              L'un d'eux en particulier, demi-vieillard maigre, nous reçut 
              mal. Quelles calamités n'allions-nous pas attirer sur le village 
              si nous nous installions si près ? Pourquoi sortions-nous de 
              nos bois ? Jamais nous ne pourrions tenir contre les Allemands. Lui-même 
              avait failli être fusillé en avril. [
] Souvent, 
              désormais, quand je passerai dans un village de la vallée, 
              je rencontrerai les mêmes craintes, le même désir 
              de nous voir partir au plus vite » ( 30 ).  
               Mais 
              ces sentiments extrêmes n'empêchent pas que se manifeste 
              une véritable solidarité avec les résistants 
              dans la zone libérée du Haut-Jura, car aucun schéma 
              ne peut enfermer la multiplicité des sentiments passionnels 
              qu'éprouvent les gens. Un peu plus tard, au début de 
              juillet 1944, à Viry, Cara et ses camarades reçoivent 
              un accueil tout différent :  
               « Les 
              habitants nous attendaient à l'entrée du bourg autour 
              d'un arc de triomphe dressé entre deux sapins. Ils nous acclament, 
              agitent des drapeaux alliés
 Vivent les maquis ! Vive 
              de Gaulle ! Vivent nos libérateurs ! [
] La nouvelle municipalité 
              vient à notre rencontre. [
] Puis, c'est le défilé 
              impeccable à travers les rues pavoisées » 
              ( 31 ).  
               L'historien 
              ne peut que s'interroger sur les facteurs de cette grande variété 
              de comportements. 
    Les 
              formes de l'action
 L'attitude des communautés rurales dépend 
              d'abord de la nature des actions entreprises par les maquis, de la 
              légitimité qui leur est attribuée et des risques 
              encourus.
 Certaines ne posent guère de problèmes, 
              voire réjouissent les braves gens, comme les réquisitions 
              qui touchent les chantiers de jeunesse délestés de leurs 
              stocks de ravitaillement ou de vêtements.
 Celles qui frappent les « gros »ou 
              les « collaborateurs notoires » ne choquent 
              guère plus, tant qu'elles servent à nourrir des maquisards 
              perçus comme des patriotes.
 De même, l'exécution des dénonciateurs 
              avérés ou des miliciens complices d'arrestations et 
              de mauvais coups est accueillie avec sympathie, et leurs auteurs rarement 
              dénoncés et difficilement retrouvés.
 Les sabotages ferroviaires commis sur de grandes lignes 
              stratégiques, loin des villages, attirent également 
              plus d'approbation que de critique.
 Par contre, d'autres formes d'action sont stigmatisées. 
              Ainsi, les incendies de récoltes ou la destruction de matériel 
              agricole, prônés par les FTP pour freiner les livraisons 
              aux Allemands, entraînent l'incompréhension et le rejet 
              de leurs initiateurs ( 32 ). 
              De telles pratiques heurtent l'intérêt des ruraux et 
              paraissent inassimilables par leur culture, empreinte d'un attachement 
              fondamental aux fruits du travail et aux moyens de production. Elles 
              choquent aussi le bon sens populaire : au nom de quoi, en temps de 
              disette, détruire ce qui peut nourrir les affamés ?
 Par ailleurs, toute attaque directe de convois allemands 
              effectuée dans les villages, ou à leur proximité, 
              engendre angoisse et condamnation du fait de la quasi-automaticité 
              des sanglantes représailles qu'elle entraîne.
 
    La 
              question du banditisme
 La perception du maquis est profondément 
              troublée par la question du banditisme. Sur ce point, la propagande 
              de Vichy s'avère d'une redoutable efficacité, principalement 
              celle du talentueux Philippe Henriot qui remporte de remarquables 
              succès dans sa dénonciation du brigandage exercé 
              par le maquis.
 Jean-Louis Crémieux-Brilhac a analysé, 
              pour la période du 7 février au 3 avril 1944, 95 émissions 
              d'éditoriaux diffusés à la radio dont un tiers 
              «  sont consacrés, en tout ou en partie, à 
              dénoncer les maquisards comme des terroristes apatrides et 
              des communistes assassins » ( 33 ). 
              Si ce n'est pour ses talents oratoires ( qui lui vaudront d'être 
              exécuté par la Résistance le 28 juin 1944 ), 
              comment expliquer l'immense audience de Philippe Henriot ?
 Disons d'emblée que les exemples ne manquent pas 
              de pratiques peu scrupuleuses ou mal contrôlées : trop 
              de vols d'argent ou de tabac, trop de violences réputées 
              inutiles  ( incendies, coups, meurtres ). Les études 
              régionales montrent bien que certains maquis ont des difficultés 
              à maîtriser leurs relations avec l'environnement social. 
              Mais, globalement, il est bien difficile de mettre en relation la 
              fréquence « des mauvais coups » avec 
              ce qu'il faut bien appeler le sentiment d'insécurité 
              qui règne alors. L'effet médiatique, s'il n'invente 
              pas les faits, les constitue en événements.
 Une vague de peurs se répand en France, entre 
              novembre 1943 et avril 1944. Elles n'ont pas toujours de causes objectives, 
              comme le constate le préfet du paisible département 
              du Doubs en février 1944 : « Les agriculteurs commencent 
              à éprouver la « grande peur » 
              des actes terroristes
 Nombreux sont ceux qui, à la tombée 
              de la nuit, se barricadent dans leurs fermes » ( 34 ).
 D'où provient ce sentiment d'insécurité 
              ?
 Pour partie, la peur de « l'inconnu venu de 
              la ville », celui « qu'on ne connaît pas » 
              dont on sait «  qu'il nous en veut parce qu'on est 
              plus riche que lui » : rejoue donc l'effet de miroir des 
              représentations, une crainte qui se nourrit autant de fantasmes 
              que de faits concrets.
 La période en elle-même ( novembre 
              1943-avril 1944 ) doit retenir notre attention. Paradoxalement, 
              elle coïncide avec un étiage des actions de lutte armée 
              ( sabotages ferroviaires, embuscades
 ), mais elle 
              correspond à un temps de dépression du moral des Français, 
              entre l'espoir amèrement déçu d'un débarquement 
              à l'automne 1943 et l'attente d'un débarquement au printemps 
              1944 : un nouvel hiver de solitude et de difficultés innombrables 
              se présente.
 Si les maquisards ne se battent pas quotidiennement, 
              ils se nourrissent deux fois par jour de produits qui ne peuvent être 
              prélevés que sur la population rurale environnante. 
              Sacrifice justifié aux yeux de celle-ci, au nom de la cause 
              patriotique, tant qu'il y a des combats raisonnables et un espoir 
              de victoire, mais qu'elle juge sans objet en dehors des périodes 
              de combats qui lui paraissent légitimes. La réquisition 
              devient alors parfois suspecte de tourner à vide, voire dans 
              le seul intérêt de bénéficiaires vite taxés 
              de « profiteurs » et de « bandits », 
              quand le pacte « je te nourris, tu combats pour ma libération » 
              semble rompu.
 
    Quel 
              rôle joue la répression ?
 Avec l'apparition de maquis combattants, la répression 
              se fait plus sévère et les Allemands, qui auraient espéré 
              s'en trouver dispensés, doivent appliquer eux-mêmes les 
              mesures de rétorsion.
 Quel effet la répression a-t-elle exercé 
              sur le comportement des communautés rurales à l'égard 
              des maquis ?
 La réponse à cette question n'est pas univoque. 
              On peut suivre Jean-Marie Guillon, quand il observe que la distance 
              géographique et humaine constitue un facteur essentiel : « Elle 
              [ la population ] considère avec d'autant plus de 
              sympathie ou d'indulgence les réfractaires de Haute-Savoie 
              ou de Corrèze qu'ils sont loin et que leur présence 
              ne peut entraîner aucune conséquence désagréable
 
              En revanche, les sentiments sont plus réservés en ce 
              qui concerne les maquisards de la région, du moins tant que 
              la répression ne les transforme pas en martyrs et ne leur donne 
              pas le visage d'un garçon que l'on peut connaître directement 
              ou non » ( 35 ).
 Presque partout, les obsèques des maquisards 
              sont l'occasion de manifestations patriotiques qui ressoudent les 
              communautés rurales autour du maquis. Les mêmes communautés 
              qui ont pu voir s'installer avec peur ou même hostilité, 
              les maquis au-dessus de chez elles, témoignent, après 
              de sanglantes répressions, une plus grande solidarité 
              envers ceux qui sont devenus des héros et des martyrs.
 Tel est le constat des autorités françaises, 
              par exemple celui du préfet de la Drôme ( à 
              la suite des événements du Vercors ) : « Après 
              la répression allemande, les paysans ne montrent plus d'animosité 
              envers les maquisards. Avant le drame, voyant le danger, peut-être. 
              Après, ce sont les Allemands, et eux seuls, qui sont haïs » 
              ( 36 ).
 Ce constat est également celui des maquisards 
              du Haut-Jura. Faute de pouvoir circonvenir le maquis, les Allemands, 
              en avril 1944, s'en prennent à la population, 444 victimes, 
              tuées ou déportées, et aux locaux de la coopérative 
              La Fraternelle, bases de ravitaillement du maquis qui sont ravagés. 
              Le 19 avril, jour de la levée de l'état de siège, 
              les maquisards, terrés dans les bois, ont la surprise de voir 
              venir des secours d'en bas : « Des paysans, ayant appris 
              qu'il se trouvait deux isolés dans la montagne, sont montés 
              avec des sacs pleins de ravitaillement et de pâtisseries, du 
              vin et tout ce qu'il faut pour remonter » ( 37 ). 
              Maurice Guêpe, nouveau chef du maquis, témoigne : « À 
              partir de la rafle de Saint-Claude et des opérations d'avril, 
              je n'ai plus eu de problèmes de ravitaillement, les paysans 
              nous donnaient ce que nous leur demandions »  ( 38 ).
 
 On peut aisément citer des cas opposés. 
              Dans le Languedoc, les maquis Bir Hakeim, commandés par Jean 
              Capel, Barrot, déploient un intense activisme : attaques de 
              convois allemands, sabotages ferroviaires et téléphoniques, 
              réquisitions diverses et sorties très spectaculaires 
              en convois. Ce qui attire une violente répression de l'armée 
              et de la police allemandes ( puis des GMR ) dans les Cévennes 
              ( Hameau des Crottes, 16 tués le 3 mars 1944 ) et 
              au-delà ( pendaisons de 15 otages à Nîmes 
              le 2 mars 1944 ). Une dernière attaque de voiture allemande, 
              le 7 avril 1944, en plein village de Saint-Étienne ( Lozère ), 
              concentre des forces de répression dans toute la région 
              ( 2 000 hommes et un avion mouchard ). Le 3 mai, une 
              réunion des responsables des maquis cévenols décide 
              unanimement de chasser Barrot et ses hommes des Cévennes, sentence 
              à laquelle ils doivent se soumettre ( 39 ).
 
    La 
              personnalité des acteurs
 Henri Mendras l'a montré avec humour, la 
                communauté rurale, qui peut éventuellement cacher un 
                nud de vipères, tient à se présenter comme 
                unie à la société englobante ( 40 ). 
                Elle ne craint rien tant que de paraître désaccordée 
                et de prêter alors le flanc à des manipulations extérieures. 
                Ainsi est-on frappé de constater le comportement globalement 
                cohérent des villages pour ou contre le maquis.
 La communauté rurale tend à suivre 
                ses médiateurs traditionnels : notables ruraux, maires, instituteurs, 
                prêtres, élus locaux, gros commerçants ou paysans. 
                Ils représentent souvent le premier contact et presque toujours 
                l'intermédiaire obligé pour ceux des villes.
 Les chefs de maquis ont vite classé les villages 
                en bons et en mauvais, faisant de cet état un critère 
                décisif de l'implantation de leurs troupes. La réalité 
                des comportements des villageois et la perception, plus ou moins fondée, 
                qu'en ont les résistants contribuent donc à la micro-géographie 
                de l'implantation des maquis qui échappe à toute approche 
                globale et relève de la micro-analyse.
 Les cultures jouent, au village comme ailleurs, 
                un rôle décisif. Patrick Cabanel l'a montré avec 
                beaucoup de pertinence lorsqu'il a opposé les comportements 
                de communautés catholiques et protestantes proches géographiquement 
                les unes des autres.
 Dans les Causses, la Margeride ou l'Aubrac, le monde 
                rural catholique et la Résistance, jusqu'au printemps 1944, 
                « restent étrangers mais pas systématiquement 
                hostiles ».
 Dans les Cévennes protestantes, « la 
                compénétration est grande entre la Résistance 
                et les Cévennes rurales. [
] Les pasteurs jouent ici, 
                dans l'éducation et la conduite de l'opinion publique, un rôle 
                assez exactement contraire à celui des prêtres, quand 
                ils ne sont pas fondateurs de maquis » ( 41 ).
 Constatations 
                  sur le comportement contrasté des catholiques et des protestants 
                  qu'il serait hasardeux d'étendre à toute la France, 
                  même s'il semble avéré que les protestants ont 
                  eu partout une attitude beaucoup plus solidaire envers les persécutés, 
                  pour des raisons faciles à comprendre.
 De même, les cultures politiques jouent un rôle, 
                  mais il serait bien présomptueux de prétendre être 
                  capable d'isoler cette variable de tant d'autres et l'on aurait tort 
                  de réduire son influence à des schémas déterministes. 
                  Tout dépend de multiples facteurs comme l'appropriation sociale 
                  de ces cultures politiques, les relations qu'elles entretiennent entre 
                  elles, le comportement des leaders d'opinion, les caractères 
                  propres de la résistance et de l'occupation. On peut cependant 
                  signaler les pratiques très réticentes des campagnes 
                  blanches et conservatrices en Aveyron, en Ille-et-Vilaine, en Anjou 
                  ou dans le Haut-Doubs.
 
 Du côté des maquisards, le rôle 
                  des acteurs est également essentiel. Toute communauté 
                  rurale sait que sa survie dépend du comportement du maquis. 
                  Elle craint qu'il ne vive de rapines et n'introduise le désordre 
                  social. Le maquis doit être proche de la population, tout en 
                  restant indépendant. L'équilibre est difficile à 
                  trouver : le maquis doit pouvoir profiter de l'aide de ses amis mais, 
                  afin de ne pas trop peser sur eux, et par souci de justice, il doit 
                  pouvoir aussi imposer une « contribution » aux 
                  réticents, voire aux plus hostiles.
 Le maquis peut bénéficier de la solidarité 
                  de ses amis, mais de façon non-ostentatoire, sous peine d'attirer 
                  des représailles pour complicité. Il doit contraindre 
                  les récalcitrants, mais ne pas les pousser à la dénonciation. 
                  Il faut donc de la finesse dans les relations et de la rigueur dans 
                  les principes, en conséquence, la personnalité du chef 
                  de maquis se trouve déterminante. Un chef respecté et 
                  obéi par ses hommes, capable d'imposer une discipline et des 
                  règles, l'est aussi par la communauté qui craint l'irresponsabilité 
                  des « jeunes » et retrouve dans l'ordre du maquis 
                  bien « tenu » par son chef, un modèle 
                  correspondant à son propre idéal. Comme Guingouin dans 
                  le Limousin ( 42 ), 
                  le « préfet du maquis » qui lutte contre 
                  le marché noir, s'il défie les autorités tout 
                  en garantissant l'ordre et la justice, le chef de maquis peut acquérir 
                  une dimension de héros quasi mythique.
 Le maquisard est perçu de façon contradictoire 
                  par la communauté rurale. Inconnu, il est entouré d'un 
                  mystère qui peut lui conférer de la grandeur, mais aussi 
                  susciter l'inquiétude. Connu, il rassure. Pendant la guerre, 
                  comme auparavant, la communauté se méfie des « étrangers ». 
                  Partout, la présence de gens connus, « du coin », 
                  constitue un gage de confiance et de sécurité.    De 
                  nouvelles relations peuvent se nouer, mais rien ne vaut la vieille 
                  connaissance. Une enquête du Commissariat à l'Intérieur 
                  de novembre 1943 oppose la situation de la Savoie, où les maquisards 
                  d'origine locale vivent en symbiose avec la population, et mènent 
                  des actions raisonnables, à celle de la Haute-Savoie, qui recrute 
                  des inconnus venus de diverses régions, plus intrépides, 
                  et accueillis avec davantage de circonspection ( 43 ).
 Resterait à déterminer quelle est 
                  la part du réel et du fantasmé dans cette représentation 
                  du comportement de l'inconnu, notamment de l'étranger.
 
    3/ Inertie 
              et « penser-double »    Ce 
              qui vient d'être écrit mérite d'être nuancé, 
              au sens quasi pictural du terme. Il faudrait pouvoir, à la 
              fois, faire ressortir les lignes de force et introduire des dégradés, 
              des effets d'estompage, des surbrillances, des zones d'ombre, des 
              chevauchements et des surcharges.Dans le vécu des acteurs, leurs valeurs, 
              leurs représentations, leurs comportements se chevauchent, 
              se prolongent, voire se contredisent. Si l'historien doit ordonner 
              son propos, il ne doit pas confondre cet ordre avec l'univers mental 
              plus chaotique des acteurs. Les réflexions de Pierre Laborie, 
              notamment dans L'opinion française sous Vichy et Les 
                Français des années troubles nous seront d'un puissant 
              secours.
 Insistons sur la force de l'inertie, qui sans être 
              propre au monde rural, trouve ici des points d'application spécifiques. 
              Ajoutons qu'à l'approche de la libération, les actes 
              d'héroïsme, les gestes de solidarité active envers 
              les maquisards se multiplient.
 Mais demeure la méfiance de tout ce qui est en 
              dehors de la communauté, demeure tout simplement la peur, la 
              peur irraisonnée ( et finalement raisonnable, ne l'oublions 
              pas ) de la répression et de ses malheurs, demeure l'égoïsme, 
              ou ce banal instinct de conservation qui fait que l'on peut souhaiter 
              la libération et espérer une victoire remportée 
              ailleurs, au loin, sans risques pour soi-même et les siens.
 Ajoutons que l'entrechoquement ou le chevauchement 
              des comportements doit être envisagé en fonction de ce 
              que Pierre Laborie a appelé le penser-double ( 44 ). 
              Les comportements ambivalents peuvent relever d'un mode tout autre 
              que celui de la duplicité ou de l'opportunisme, ils évoluent 
              imperceptiblement par simple variation « d'une échelle 
              d'intérêt et d'un ordre des priorités » 
              ( 45 ).
 On est frappé d'observer que les mêmes individus 
              témoignent de pratiques contradictoires qui devraient s'exclure 
              s'ils avaient un comportement rationnel et cohérent. Ainsi 
              avons-nous rencontré des paysans, authentiquement solidaires 
              de la Résistance, qui, par ailleurs, recherchent la main-d'uvre 
              de réfractaires pour l'été et s'en débarrassent 
              dès qu'ils n'ont plus besoin d'eux ; prêts à risquer 
              leur vie pour aider à la réception de parachutages, 
              ou héberger un radio, d'autres, malgré leur aisance, 
              refusent d'apporter la moindre contribution financière à 
              la Résistance, épargnant l'argent de leur travail ; 
              on a rencontré des paysans résistants qui ne renoncent 
              pas au marché gris, voire au marché noir.
 Les mêmes personnes appartiennent à 
              des mondes différents et adaptent leurs pratiques en conséquence.
 Seuls les héros les plus déterminés, 
              les plus conscients, et, osons le terme, les plus purs, engagent tout, 
              sans réserve, toujours. Ce ne sont pas les plus nombreux.
 
 Rappelons que les campagnes, tout particulièrement, 
              vivent dans une double peur, celle des Allemands et celle des maquis, 
              comme l'expose en tout réalisme le sous-préfet de Saint-Claude 
              ( Haut-Jura ) en janvier 1944 :
  
               « Ceux 
              dont la sympathie ne va pas vers les jeunes redoutent ces derniers 
              et constatent que les autorités administratives sont impuissantes 
              à empêcher leurs coups de main et à réprimer 
              efficacement les actes de terrorisme. Ce sentiment d'insécurité 
              est tel que, si la population n'est pas poussée par ses propres 
              sentiments à l'égard des tenants du maquis, elle l'est 
              forcément par prudence et par raison. Résultat : les 
              jeunes continuent à se promener impunément par groupes 
              de 10 ou 20 dans les villages sans prendre même la peine de 
              cacher les armes dont ils sont porteurs » ( 46 ).  
               Les 
              deux peurs existent, mais faut-il les situer au même niveau 
              ?Nous ne le pensons pas. La peur du maquis est contrebalancée 
              par le sentiment que son combat est juste : céder à 
              ses pressions est plus honorable que céder à celles 
              des Allemands. Et dans la mesure où sa victoire est probable, 
              céder au maquis est plus raisonnable
 pour l'avenir.
 Mais dans l'urgence, on ne raisonne pas toujours. 
              Nous considérons comme vraisemblable que la peur des maquis 
              n'empêche pas que, majoritairement, s'exprime dans les comportements 
              une solidarité tantôt active, tantôt résignée 
              - sans oublier qu'on peut avoir peur du maquis, souhaiter qu'il ne 
              vienne pas
 puis l'aider quand il est là.
 
        
              4/ Les formes d'engagement
 Quelles sont les principales formes de résistance 
              pratiquées par le monde rural ?
 La première, par ordre chronologique et par 
              le nombre, est sans nul doute la solidarité directe : hébergement, 
              nourriture, fourniture de vêtements, de soins, de renseignements 
              et protection par le refus de dénonciation. Ce qui profite 
              d'abord aux clandestins franchissant la ligne, aux aviateurs abattus, 
              puis aux réfractaires et aux maquisards.
 La participation à la lutte armée, déjà 
              effective dans le cadre d'une solidarité avec les maquis, prend 
              une forme encore plus directe, avec la montée au maquis lors 
              de la mobilisation des lendemains du 6 Juin 1944 : les études 
              montrent que durant cette période la proportion des ruraux 
              s'accroît chez les combattants ( 47 ). 
              Ils « montent » quand, en fonction de leurs 
              propres convictions et des besoins des chefs de maquis, leur engagement 
              semble utile pour la bataille libératrice.
 Ils apportent leur connaissance du terrain et des 
              gens, et, grâce à la pratique de la chasse, une certaine 
              aptitude au maniement des armes qui tranche avec la grande ignorance 
              des citadins.
 
 On peut relever une certaine manière d'être 
              des ruraux dans la Résistance.    On songe aux 
              différentes figures de l'inversion mises en valeur par Harry 
              R. Kedward ( 48 ). 
              L'inversion la plus frappante est sans doute celle qui permet aux 
              réfractaires chassés par l'autorité de s'adapter 
              à la situation en devenant des maquisards expérimentés 
              et, ainsi, de se transformer eux-mêmes en chasseurs avec une 
              complicité des ruraux qui désarçonne les représentants 
              du Gouvernement et leur fait perdre très tôt toute illusion 
              sur leur capacité à saisir un gibier qui se comporte 
              lui-même en chasseur.
 Les maquis de l'été 44, avec leur 
              recrutement plus local, plus rural, et plus jeune « s'inscrivent 
              dans la longue lignée de la " geste " des 
              hors-la-loi » ( 49 ) 
              qui se manifeste par le caractère ostentatoire de certaines 
              pratiques : le défilé dans les villages des jeunes gens 
              armés et parfois sous les acclamations ( en tout cas des 
              plus jeunes ) est vécu comme un moderne charivari, le 
              cortège des véhicules réquisitionnés est 
              comme un défi et une manifestation de liberté, la sur-utilisation 
              et la sur-représentation publique des armes, comme un symbole 
              de puissance virile autant que de liberté. La redistribution 
              des biens réquisitionnés au profit des plus démunis 
              et des « petits », au détriment des « gros » 
              et des collaborateurs, participe d'une certaine forme de banditisme 
              social ( 50 ).
 
 Conclusion
    Revenons 
              à l'approche privilégiée de ce colloque, le thème 
              de la rupture et de la continuité.
 Du côté de la continuité, disons 
              d'abord que dans la Résistance, comme dans la société, 
              le monde rural est un monde dominé.
 Ce sont les organisations de résistance citadines 
              qui commandent la stratégie et les chefs de maquis sont presque 
              toujours des citadins. La campagne est une base de départ, 
              mais pas un objectif : pour tous les résistants, il est clair 
              que le pouvoir se conquiert dans les villes. La logistique est prise 
              en charge par les villes : parfois celle du ravitaillement, plus encore 
              celle des transports et toujours celle de l'armement.
 Continuité aussi dans cette capacité 
              des communautés rurales à préserver leur unité 
              de façade vis-à-vis du monde extérieur. Tant 
              qu'elle ne trouve pas d'intercesseur, la Résistance a du mal 
              à pénétrer dans le village, on y redoute les 
              intrusions et les intrus, facteurs de désagrégation 
              interne. Au temps des maquis, on peut penser que les dénonciations 
              y ont été moins nombreuses qu'ailleurs ; à l'exception 
              des collaborationnistes avérés, les éléments 
              hostiles se taisent, par peur du maquis, mais aussi par peur de l'ostracisme 
              de la communauté.
 Le repli sur soi et le silence sont un mode de 
              relation au monde. Dans les formes d'engagement du monde rural, nous 
              avons retrouvé des permanences fondamentales, qui tiennent 
              à ce que l'on ne saurait sans doute mieux désigner que 
              par le concept d'habitus tel que l'a développé Pierre 
              Bourdieu ( 51 ). 
              On agit moins pour des idées et en fonction de stratégies 
              explicites que par une prédisposition à agir qui vient 
              de l'intégration, de l'intériorisation de valeurs, de 
              pratiques, de savoir-faire et d'une certaine manière d'être 
              au monde, de se le représenter et de s'y comporter.
 C'est bien ce que nous avons retrouvé dans 
              les formes de l'action résistante en monde rural : une répugnance 
              à s'engager dans des organisations, une distance vis-à-vis 
              du monde de l'écrit, une prédilection très forte 
              pour tout ce qui est acte de solidarité directe, d'homme à 
              homme.
 Nous pouvons aussi lire la continuité dans 
              un certain sens du concret, du visible, du résultat escompté. 
              Héberger un réfractaire, concrètement, c'est 
              l'empêcher de partir en Allemagne et cela a toutes les apparences 
              d'une victoire. On comprend que les agriculteurs, plus que d'autres, 
              se soient lancés dans la lutte armée à partir 
              du moment où celle-ci leur est apparue immédiatement 
              efficace, après le 6 juin 1944 et aient eu du mal, avant, à 
              abandonner leur terre.
 
 Les ruptures ne sont pas moins négligeables. 
              Dans le registre du court terme, sous l'Occupation, l'éloignement 
              d'avec Vichy, puis la rupture sont à mettre en relation avec 
              l'accélération du brusque processus de délégitimation 
              du Gouvernement au sein du monde rural, essentiellement en raison 
              de l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne. Sans effet 
              mécanique, survient dans ce contexte une ouverture du monde 
              rural à la Résistance et une ruralisation de la Résistance, 
              pour laquelle les campagnes deviennent brusquement un enjeu temporaire 
              majeur.
 Le monde rural et le monde citadin sont allés 
              à la rencontre l'un de l'autre. Certes, ils ne se sont pas 
              aimés d'emblée, ils ne furent pas heureux pour la vie 
              et ils n'eurent pas beaucoup enfants. Mais, un tournant est pris, 
              la direction n'est plus la même. Charles d'Aragon, pourtant 
              peu suspect de sympathie pour le monde rural, est témoin d'une 
              scène qui le frappe. Le 14 juillet 1944, un paysan s'écrie 
              « Vive la République ! », ce qu'en 
              1977 il commente ainsi :
  
             
              « La Résistance était en train de réconcilier 
              la République avec la France cavalière et cléricale. 
              Que cela fût encore à faire nous paraît aujourd'hui 
              surprenant. Mais à l'heure actuelle qui pourrait dire ce que 
              représentait le mot République pour un paysan du Languedoc 
              en 1944 ? » ( 52 ).    Pour 
              trouver des antécédents à un tel rapprochement 
              entre ruraux et citadins, sans doute faut-il remonter à la 
              Révolution française. Pourtant, 
                l'événement n'aura pas de lendemain : sur les questions 
                du ravitaillement et de la pénurie, la Libération a 
                facilité un retour en force des suspicions et des rancurs.Mais cette rencontre aura tout de même de 
                l'avenir. La Résistance veut reconstruire une autre France 
                : plus moderne pour être plus forte. Le Vichy rejeté, 
                c'est celui de la collaboration et de la dictature, mais c'est aussi 
                celui du retour à la terre, du brave paysan à l'horizon 
                borné par son champ, du producteur au savoir-faire dépassé 
                et aux poussives performances.
 La génération des jeunes agriculteurs 
                qui accompliront la « révolution silencieuse des 
                paysans » ( 53 ) 
                est celle des résistants. Avec elle se clôt, ce que Jacques 
            Le Goff a nommé le long Moyen-Âge.
 François 
              MARCOTUniversité 
              de Franche-Comté
 
 
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