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" Souvenirs de guerre et de déportation d'un ancien Maire de Reims 1944-1945 "
par Henti NOIROT

Discours prononcé le 28 juin 1958 à la séance publique annuelle de l'Académie nationale de Reims

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Henri NOIROT (1879-1972)
in Jean-Pierre et Jocelyne Husson,
La Résistance dans La Marne, dvd-rom,
AERI-Fondation de la Résistance et CRDP de Reims, 2013

   Henri Noirot est né le 1er mars 1879 à Reims.

   Industriel à Reims, juge au tribunal de commerce, il préside le conseil d’administration du Nord-Est, journal de la droite républicaine, seul quotidien avec L’Éclaireur de l’Est qui est autorisé à paraître sous contrôle allemand pendant l’Occupation.
   Conseiller municipal de Reims élu sur la liste Marchandeau en 1935, maintenu et promu adjoint en 1941 par le gouvernement de Vichy, il est appelé au poste de maire de Reims en août 1943 à la suite de la démission de Joseph Bouvier.
   Jugé trop mou par les autorités allemandes, il est arrêté le 15 juin 1944 à Reims avec six de ses adjoints et d’autres notables rémois.    
   Incarcéré à Châlons-sur-Marne, puis transféré à Compiègne, il est déporté le 28 juillet 1944 à Neuengamme (matricule 39 327) comme « personnalité-otage », et détenu dans le block des « proéminents ».  Membre de l’« Université de Neuengamme » créée par Bertrand de Vogüé, il y donne une conférence sur " La laine et la flanelle de Reims ". Le 12 avril 1945, il est transféré à Theresienstadt, puis le 30 avril à Brezani, où il est libéré le 8 mai 1945. Il est rapatrié en France par avion, accueilli à Paris à l’Hôtel Lutétia.
   Il rentre à Reims le 18 mai 1945.

   Il figure dans la galerie de dessins publiés en 1946 par Bertrand de Vogüé dans Les aventures de M. Ducancé, ouvrage illustré relatant la vie à Neuengamme des personnalités-otages qui y ont été déportées en juillet 1944.

   Son portrait peint par Stéphane Lamarche en 1956, figure dans la galerie des maires de l’Hôtel de Ville de Reims

   En 1958, Henri Noirot a présenté ses souvenirs de déportation à l’Académie nationale de Reims qu’il présidait

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Avant-propos Reims pendant la guerre 1939-1945

   Comme toutes les ville de France, Reims a connu, sous l'occupation allemande, des journées d'épreuves et de détresse : couvre-feu, camouflage des lumières, séjours prolongés dans les caves, en cas de bombardements ou de survol d'avions.
  À cela, il faut ajouter les rigueurs du rationnement alimentaire, les cartes de pain, viande, sucre, beurre, huile, pommes de terre ; le régime des rutabagas ; la pénurie de vêtements, linge, chaussures… Ce sont de pénibles souvenirs, un peu oubliés aujourd'hui.
   Mais les habitants souffrirent moralement davantage encore, dans une atmosphère d'oppression et de terreur : un mot malheureux, une dénonciation même injustifiée, suffisaient pour motiver un séjour en prison ; la menace du travail obligatoire, en Allemagne, pesait sur tous, hommes et femmes, jeunes filles même et, à partir de 1943, les arrestations se multiplièrent.
   La tâche de la municipalité a été particulièrement difficile, au cours de cette période ; dès 1940, des fils téléphoniques ayant été coupés, la ville avait dû fournir cent otages, et les membres du conseil municipal (à l'exception d'un seul) s'étaient inscrits en tête de la liste.
   Très vite, l'autorité allemande réquisitionna tout ce qui lui était nécessaire : immeubles pour installer ses bureaux, logements pour les officiers, bicyclettes et automobiles privées, camions et la plupart des autobus. Le bureau des réquisitions, à l'Hôtel de Ville, eut à soutenir des luttes homériques, pour conserver à l'agriculture et au commerce les chevaux, voitures et véhicules indispensables et assurer à la population un ravitaillement régulier.
   Par la suite, il fallut donner satisfaction aux exigences les plus variées ; c'est ainsi qu'un jour, la municipalité dût fournir des couverts d'argent pour la réception d'un général.
   La veille même de mon arrestation, le chef de la Kommandantur m'avait demandé de lui envoyer des tableaux du musée pour orner son bureau. En vain, je lui expliquai que je n'avais pas le droit de disposer d'objets appartenant à la Ville ; il me déclara qu'il passerait les prendre lui-même, le lendemain. J'eus l'heureuse idée de convoquer aussitôt le conservateur du musée pour lui dire de préparer d'urgence, dans une petite salle, des toiles sans grande valeur, mais variées comme dimension et comme genre.
   Un autre jour, au moment de la réquisition des objets en cuivre, il manifesta son intention de prendre toutes les poignées de porte de l'Hôtel de Ville.
   Successivement, l'ennemi avait enlevé plusieurs statues de bronze, les bustes de Charles Arnould, Jantzy, Docteur Jolicoeur, Ambroise Petit, le monument aux morts de l'armée noire, le génie ailé de la fontaine Subé, ne laissant sur place que Colbert, Jeanne d'Arc, Louis XV et Drouet d'Erlon. Ce dernier faillit subir le même sort ; malgré le peu de valeur artistique de la statue, la municipalité mit un point d'honneur à le sauver, en alléguant la mauvaise impression que produirait cet enlèvement sur la population, très attachée à ses gloires locales. Après des pourparlers, l'autorité allemande alla jusqu'à proposer de fournir, en échange, une statue de pierre ; en traînant en longueur, on gagna la libération. Il en fut de même pour les dessins de Kranach, au musée, qui sont des pièces uniques d'une valeur inestimable et que les Allemands voulaient nous ravir, offrant d'ailleurs, en contre partie, des toiles de prix.
   On manquait de charbon à cette époque – sauf dans les bureaux allemands toujours approvisionnés et parfaitement chauffés – À l'Hôtel de Ville il était impossible d'alimenter le chauffage central ; dans le cabinet du maire et des adjoints, on avait installé des poêles qui brûlaient quelques heures par jour et dont le tuyau traversait un carreau dans le haut des fenêtres, ce qui donnait à cet édifice un air misérable, contrastant singulièrement avec sa majestueuse architecture.
   La municipalité, afin d'aider les Rémois à se chauffer, se porta acquéreur de coupes de bois qu'elle fit exploiter, pour en donner aux ménages pauvres. Afin d'améliorer l'alimentation, elle décida d'utiliser des terrains disponibles, aux environs immédiats de la ville, pour des cultures municipales, où furent employés des chômeurs ; elle développa les cantines scolaires et créa une porcherie municipale.
   Une installation fut montée, pour assainir, par la chaleur, les viandes refusées par le service d'hygiène ; cette mesure qui permettait de les vendre à des prix très bas, sans danger pour la santé publique, ne prit d'ailleurs pas un grand développement.

   La municipalité édicta encore d'autres mesures d'assistance : secours travail aux femmes acceptant de travailler à la confection de flanelles pour l'Intendance, aide aux mobilisés (colis), foyer des femmes enceintes, ouvroir municipal, centre d'accueil d'enfants à Villers-Allerand et avenue d'Épernay.
   Depuis l'institution du STO ( Service du travail obligatoire, qui réquisitionnait des ouvriers pour les envoyer travailler en Allemagne ), il était interdit de délivrer des cartes d'alimentation aux réfractaires ; la municipalité les dirigeait discrètement sur la Sous-Préfecture qui les faisait engager au chemin de fer, sous une fausse identité.
   Au début de 1944, la Kommandantur commença à exiger, en outre, la fourniture de travailleurs civils, pour exécuter des travaux de terrassement et de déblaiement, en particulier, pour réparer les voies ferrées. Ce fut l'occasion de nombreuses discussions avec l'autorité allemande. Celle-ci avait commencé par réquisitionner les ouvriers mis en chômage par la fermeture de plusieurs usines ; mais, en raison des risques courus, ( l'aviation anglaise bombardait fréquemment la ligne et les dépôts de locomotives ) la municipalité trouva plus équitable d'établir une liste générale de tous les hommes, par classe de mobilisation ; ainsi, employés, fonctionnaires, ouvriers, oisifs, carrières libérales participèrent, à raison de 1 000 par jour, à tour de rôle, à ce travail particulièrement pénible, à partir d'avril-mai, en raison de la grande chaleur. Le maire et les adjoints visitèrent, à plusieurs reprises, les chantiers et organisèrent des distributions d'eau, pour permettre aux travailleurs de se désaltérer.

   Dès le début de ces réquisitions, il avait été possible de faire admettre un service de visite préalable ; les médecins se montraient naturellement très compréhensifs et malgré les 1 200 désignés quotidiennement, le chiffre imposé de 1 000 était loin d'être atteint, ce qui attirait des réclamations acerbes. La Préfecture avait exempté la police, les pompiers, les ponts et chaussées, les boulangers ; de son côté, la Kommandantur s'attribuait le droit d'exonérer certaines catégories : services publics, électricité, gaz, usines travaillant pour l'armée allemande, chauffeurs, garagistes ou simplement telle ou telle « persona grata ». C'est ainsi que le secrétaire de la milice, ayant sollicité une exemption, sous prétexte qu'il était seul dans son service et ayant essuyé un refus catégorique du maire, s'adressa aux Allemands qui firent parvenir à l'Hôtel de Ville une note de service, prescrivant de le rayer de la liste.
   Au fur et à mesure que les avions alliés multipliaient leurs raids, l'armée allemande devenait plus exigeante ; il fallut fournir, de jour et de nuit, des sentinelles, le long des voies ferrées.
   Un jour, une corvée ayant été désignée pour combler des trous d'obus sur le terrain d'aviation de Courcy, je protestai contre l'emploi de main d'œuvre civile sur un terrain miliaire. En l'absence du chef de la Kommandantur, je me mis en rapport avec son adjoint qui me promit une réponse pour le soir même ; j'en pris acte, en lui déclarant que je suspendais le service, en attendant une décision. Comme elle ne vint pas, je m'abstins d'envoyer les travailleurs, le lendemain matin. Mais un ordre d'arrestation fut lancé contre le maire de Reims et ne fut rapporté que sur l'intervention de la Préfecture qui donna l'ordre de faire partir la corvée.
   En octobre 1943, la municipalité avait fait évacuer les locaux du groupe scolaire de la Maison Blanche, en prévision de bombardements anglais ; elle avait réinstallé les écoles de filles et de garçons au patronage de Saint-Louis que l'abbé Donnay avait offert pour les loger, ainsi que dans des locaux municipaux et à la Cité-Jardin de l'Office d'habitations à bon marché.
   En 1944, les services municipaux procédèrent méthodiquement à la détermination des zones dangereuses et des mesures furent prises pour évacuer, d'abord les écoles, puis tous les habitants et les transférer dans des maisons inoccupées d'autres quartiers. Un recensement fut fait des locaux disponibles ; d'accord avec la Sous-Préfecture, les conseillers municipaux firent des tournées, dans les localités voisines, pour y rechercher les possibilités de logement.
   Enfin un plan fut établi en prévision de la libération.
   À la fin d'avril 1944, la municipalité avait commencé à étudier le transfert du Collège moderne et technique, en raison du voisinage du pont de Laon, lorsque se produisit le premier bombardement de la ville (1er mai). Visant certainement le dépôt de locomotives, l'aviation anglaise lâcha ses bombes sur le quartier ouvrier du Maroc, heureusement à peu près désert (c'était un dimanche), causant vingt-cinq morts et de nombreux blessés. En entendant le ronronnement des moteurs, je montai dans ma chambre, au premier étage : l'effet était saisissant : on eût dit que, du haut des nuages, se déversaient des tombereaux de décombres, soulevant une poussière épaisse : quelques secondes après, un terrifiant roulement de tonnerre ébranlait l'atmosphère.
   Je me rendis aussitôt sur les lieux du sinistre, où arrivait déjà la Croix-Rouge. Le spectacle était celui d'un paysage dévasté par un cyclone : la plupart des maisons, de construction légère, effondrées, un monceau de décombres, des entonnoirs, des enchevêtrements de poutres… Les secours furent immédiatement organisés, avec le concours de la police. Les sauveteurs évacuèrent d'abord les blessés, puis se mirent à la recherche et au transport des cadavres, cependant que quelques bombes continuaient encore à exploser, mais sans faire de nouvelles victimes.
   Le maire, dans la séance du conseil municipal du 4 mai, évoqua l'horreur de cette journée et fit voter une résolution mettant les frais des obsèques à la charge de la Ville.
   Quelques jours plus tard, un bombardement eut lieu sur le faubourg de Laon. Des infirmières et des jeunes gens du Centre Belin qui, dès les premiers moments, étaient venus offrir leurs services, se réfugièrent, à l'arrivée d'une seconde vague d'avions, dans un abri de la Place Luton, où ils furent tous tués, à l'exception d'un seul, une bombe ayant éclaté à l'entrée de l'abri. Leurs corps furent déposés à l'église Saint-Maurice, où une foule émue put défiler devant eux (30 mai 1944).
   Les Allemands devenaient nerveux. Le débarquement anglais (1er juin) [sic], fut suivi de nombreuses arrestations : M. Bertrand de Mun, président honoraire de la Chambre de Commerce, qui fut relâché peu après, Jacques Détré qui fut torturé au siège de la Gestapo, rue Jeanne d'Arc et succomba aux brutalités qu'il y subit, pour avoir héroïquement refusé de parler, le docteur Quentin, Jean Droit avoué, et d'autres.
   Peut être, les groupements germanophiles, en particulier la milice, sont-ils à l'origine de ces arrestations et il semble bien que ce soit sur leurs indications que fut opérée, à Reims, l'arrestation du maire, des adjoints et de diverses personnalités, le 15 juin.
   La même opération avait déjà été faite, ou se fit, par la suite, dans les départements où les Gestapos locales choisirent leurs victimes, suivant leur inspiration, dans toutes les classes de la société : maires, préfets, industriels, ecclésiastiques, ouvriers communistes et militants syndicalistes ; on peut supposer qu'elles poursuivaient le but de mettre hors d'état de nuire toutes les personnes susceptibles d'apporter leur aide à l'envahisseur, ou de se procurer des otages.
   Il est à présumer que le gouvernement français intervint pour faire cesser ses rafles, car elles ne se poursuivirent pas ; mais les trois cent cinquante personnes déjà arrêtées ne furent pas relâchées et, après un séjour plus ou moins prolongé en prison et au camp de Compiègne, furent déportées en Allemagne, au camp de Neuengamme, près d'Hambourg où elles formèrent notre groupe de déportés politiques ou Sonderhäftlinge (prisonniers spéciaux).

L'arrestation de la municipalité

   Le 15 juin 1944, à 7 heures et demie du matin. On sonne chez moi, je vais ouvrir et me trouve nez à nez avec un sous-officier allemand et, derrière lui, deux soldats armés de mitraillettes ; une automobile attend. Je demande le temps nécessaire pour m'habiller et déjeuner ; il consent, mais, dès lors, ne me quitte plus d'une semelle et m'accompagne jusque dans mon cabinet de toilette. Il ne m'autorise pas à téléphoner à la mairie.
   Arrivé à la Gestapo, rue Jeanne d'Arc, je retrouve un certain nombre de Rémois qui ont été arrêtés au saut du lit ou à leur bureau : Mme Douce, présidente de la Croix-Rouge ; Mme Krug, présidente du Retour à Reims ; MM. Hodin, Tixier, Jardelle, Huet, de Vogüé, Clignet, adjoints au maire ; Denieuil, procureur de la République : Gény, secrétaire général de la Sous-Préfecture ; Réville, président de la Chambre de Commerce ; Faivre, contrôleur principal des Contributions Indirectes ; Thiébault, ingénieur des Ponts et Chaussées ; Drapier, directeur de la SPDE. Quelques autres personnes qui furent relâchées au bout de quelques jours (en même temps que Mmes Douce et Krug, MM Hodin et Tixier).
   Nous sommes soumis à un bref interrogatoire d'identité, puis on nous autorise à téléphoner à nos familles pour demander des vivres et du linge. Au début de l'après-midi, un autocar vient nous prendre et nous dépose à la prison de Châlons ; celle de Reims était en partie détruite par des obus. Sans doute, avions-nous été recommandés, car on nous laisse nos papiers, nos vivres et notre linge, nous prenant seulement les bouteilles de vin ou alcool.
   Une lourde porte, à double verrou, munie d'un guichet, se referme sur nous ; nous sommes dix dans une cellule de cinq mètres de long sur trois de large, éclairée par une étroite fenêtre, garnie de barreaux et percée à 2 m 50 au-dessus du sol.
   Des couchettes à double étage, munies de paillasses et d'une couverture ; un lavabo, une table, deux chaises, un seau hygiénique complètent le mobilier.
   Nous ne quittons guère notre prison que pour faire deux courtes promenades, dans une cour, matin et soir. Le moral reste bon néanmoins ; nous avons apporté des livres, des cartes, un jeu de dames et nous passons de longues heures, à échanger nos idées et nos pronostics.
   Régime : le matin une sorte de viandox, à midi soupe aux pois (rarement aux haricots et nouilles), le soir soupe aux pommes de terre, servie dans les gamelles de l'armée ; pain en quantité suffisante. Notre menu est largement corsé par les colis de la Croix Rouge, par nos provisions et par celles que, dès le premier jour, nos amis de Reims et de Châlons nous apportent ou nous envoient : conserves, fromages, fruits ; malgré l'interdiction formelle, nous nous procurons même du vin, grâce à la complicité d'un gardien très corruptible ; nous profitons de cette abondance pour ravitailler nos voisins qui sont de corvée, pour nous apporter la soupe.
   Deux détenus français de droit commun qui ont su s'assurer des intelligences dans la place, ont la clef de notre guichet ; ils peuvent sortir de la prison, mettent nos lettres à la poste et nous apportent notre courrier, arrivé dans un café voisin, des cigarettes, du papier, du vin…
   Le soir, des sentinelles font des rondes ; et jettent, en passant, un coup d'œil au travers du judas ; elles échangent volontiers quelques mots avec nous, mendient, sans vergogne des cigarettes et du pain et nous disent leur lassitude de la guerre.
   Bien vite, des visites s'organisent ; les femmes, enfants et amis peuvent venir nous voir, au prix d'un voyage fatigant, grâce à l'amabilité de la Croix-Rouge, de la Cie du Gaz, de Mignot qui fournissent des camions. Ce sont, malheureusement, de courtes visites de quelques minutes, dans un couloir ; nous apprenons ainsi que le conseil municipal s'est réuni et a nommé 6 conseillers délégués pour remplacer le maire et les adjoints.
   Le 22, Reims est bombardée ; nous l'apprenons le lendemain ; c'est une journée de cafard, nous savons qu'il y a des victimes et nous ressentons douloureusement l'éloignement de nos familles qui n'ont pas eu le réconfort de notre présence. J'ai été informé, par la suite, qu'une bombe était tombée sur le monument aux Morts.
   Le 5 juillet, un sous-officier vient nous interroger ; il nous pose des questions fantaisistes, nous demande si nous sommes francs-maçons, germanophobes, anglophiles. Il assure certains d'entre nous que nous n'irons pas en Allemagne et que nous serons relâchés, dès que les Anglais auront été rejetés à la mer (!)
   Le bruit avait couru de notre prochain départ ; aussi avions-nous partagé nos vivres et préparé nos paquetages ; nous eûmes la dernière satisfaction de pouvoir nous offrir, le 14, en l'honneur de la fête nationale, un déjeuner de gala arrosé de Clicquot. Notre gardien avait fermé les yeux. Bref, cette prison était presque un paradis ; mais nous n'allions pas tarder à connaître l'enfer.
   À 14 heures, les cars nous chargent dans la cour, avec d'autres détenus ; nos bagages sont entassés sur le toit ; aux fenêtres de la cuisine, des femmes pleurent et font des signes d'adieu à un vieux paysan qui monte à côté de nous. Le terme de notre voyage était le camp de Royallieu, à Compiègne.

Le camp de Royallieu

   Nous sommes une cinquantaine, au camp C, une ancienne caserne, en rez-de-chaussée, donnant sur la campagne et entourée de fils barbelés, avec des miradors sur les côtés (sorte d'observatoires) où les sentinelles veillent pour éviter toute évasion. Il est interdit de sortir des bâtiments après la nuit tombée. On nous avertit que nous devons saluer, non seulement les officiers et sous-officiers mais même les simples soldats allemands et répondre à l'appel du soir. Nous sommes fouillés et on nous prend nos papiers d'identité, couteaux, billets de banque sauf 600 francs.
   Nous pouvons continuer à recevoir des visites, en présence d'un interprète ; mais le voyage est pénible pour les familles, faute de moyens de transport faciles.
   Un de nos compagnons est Monseigneur Théas, l'actuel [en 1958] évêque de Lourdes, qui ne sera pas déporté, les Allemands ayant sans doute redouté que sa forte personnalité ne suscite des mouvements de révolte en Allemagne.
   À côté de nous, se trouve le camp A où sont rassemblés les détenus qui ont été arrêtés isolément et dont le régime ressemble au nôtre : une sorte de vie de caserne.
   Toutes les semaines, un contingent de 2 000, environ, part pour l'Allemagne.
   Une huitaine de jours après, nous apprenons l'avance des Anglais, en France ; et après nous avoir fait passer aux douches, on nous distribue du pain et du saucisson pour trois jours et on nous emmène en gare.

Le voyage de Compiègne à Neuengamme

   Les détenus du camp A sont déjà sur le quai ; ils sont déshabillés entièrement, à l'exception de leur chemise et de leur caleçon, pour rendre plus difficile une évasion ; leurs vêtements sont chargés dans un wagon spécial ; ce traitement nous est épargné et nous conservons nos costumes, pour prendre place dans le wagon à bestiaux qui sera notre cantonnement pendant trois nuits et deux jours.
   Nous sommes partis 40 du camp C ; nous avons donc pu nous étendre la nuit, sur un peu de paille, serrés les uns contre les autres, chacun ayant, dans l'estomac, les pieds de son voisin d'en face ; dans un coin, une cruche d'eau ; dans un autre, une tinette qui sera largement utilisée, certains d'entre-nous ayant la dysenterie et qui, secouée par les cahots, éclabousse les voisins, malgré la paille dont elle est garnie d'un liquide peu odorant.
   Mais nos camarades du camp A sont parfois entassés à 70 par wagon ; nous devons, par comparaison, nous trouver presque heureux.
   Le temps est couvert, nous éviterons donc la chaleur torride qui serait intolérable, dans ces wagons fermés et cadenassés ; nous n'avons d'air que par la petite lucarne du haut, garnie de fil de fer barbelé.
   Le convoi démarre à la nuit, avec des arrêts fréquents ; le lendemain, nous sommes debout de bonne heure, un peu courbaturés et constatons que nous approchons de Reims. À la faveur d'un court arrêt, nous pouvons échanger, à travers la lucarne, quelques mots avec le sous-chef de gare et le secrétaire, M. Renard ; nous leur demandons de prévenir nos familles mais bientôt nous repartons et, avec des larmes dans les yeux, nous voyons disparaître la cathédrale ; cette fois, nous sommes coupés de tout ce qui fut notre vie : femmes, enfants, famille, patrie.
   À Amagne, une heureuse surprise nous attend. La Croix Rouge fait ouvrir nos wagons et nous offre du pain blanc, du sucre, des boîtes de sardine. On ne dira jamais assez, quel dévouement elle a montré pendant toute la guerre et quelle reconnaissance lui doivent les déportés et les prisonniers.
   Elle fait remplir notre cruche d'eau ; le précieux liquide est rapidement partagé et consommé et nous songeons aux convois qui firent le trajet sans aucune boisson et dans lesquels plusieurs détenus étaient morts en arrivant.
   Nous sommes naturellement dans l'impossibilité de nous nettoyer ; nos mains sont noires, la sueur laisse des traces dans la poussière qui couvre nos visages ; les barbes non rasées donnent déjà, à certains, une physionomie de bagnards.

Drame rapide

   Nous roulons à travers les Ardennes la locomotive souffle dans la côte et l'allure se ralentit ; soudain des coups de feu retentissent ; un arrêt brusque ; on entend des éclats de voix et la porte de notre wagon est brutalement ouverte ; un sous-officier monte et inspecte rapidement notre groupe ; une évasion vient de se produire et les gardes ont tiré sur les fuyards. Des soldats circulent sur la voie, pénétrant successivement dans tous les wagons. La porte du nôtre est refermée mais, par les fentes, nous voyons deux hommes poussés, à coups de crosses, sur la voie contiguë. On les fait coucher, la figure contre terre, un soldat s'approche, la mitraillette sous le bras, il décharge deux fois son arme dans la nuque des malheureux. Plusieurs d'entre nous ont détourné la tête ; d'autres ne peuvent détacher leurs yeux de l'affreux spectacle ; les corps sont secoués d'un dernier soubresaut et le convoi repart lentement. Deux de nos camarades avaient déjà été fusillés à Soissons.
   Peu après, la porte s'ouvre ; un officier surgit, revolver au côté. Comme il ne paraît pas avoir d'intentions hostiles, notre camarade de Vogüe lui exprime courageusement notre douloureuse émotion. « Je suis un homme comme vous, réplique-t-il en allemand ; mais je suis, avant tout, un soldat et, comme tel, je dois exécuter les ordres reçus. Des hommes ont scié les planches de leur wagon et tenté de s'évader ; la sanction a été appliquée immédiatement ; j'ai prévenu, qu'en cas de récidive, dans une des voitures, un certain nombre des occupants seraient fusillés ». Puis, sans transition, il ajoute : « Je vais regagner Compiègne et vous remettre entre les mains d'un nouveau détachement qui vous conduira à destination ; je n'ai pas le droit de vous la révéler. Certains d'entre vous auront, sans doute, l'occasion de travailler utilement en Allemagne, peut-être d'occuper certains postes ; il faut vous persuader que vous avez avantage à le faire. L'Allemagne et la France doivent s'unir contre l'ennemi commun (la Russie) ».
   Il s'en va, nous laissant tout éberlués par cette déclaration ; est-elle sincère ? est-elle l'expression d'un sentiment personnel ou d'une propagande officielle ?
   Après trois nuits de voyage, le 31 juillet au petit jour, nous sommes arrivés à Hambourg maritime. Devant nos yeux, les quais du port sont démolis, les grues de guingois sur leurs bases ; des mâts de navires émergent des bassins ; au plus loin que la vue se porte, ce ne sont que dévastations ; mais nous ne découvrons rien de la ville elle-même.
  Bientôt, nous apercevons un vaste camp, avec des baraquements, des miradors, des fils barbelés ; nous sommes arrivés ; le train s'arrête. On entend des commandements rauques, cependant que les wagons voisins s'ouvrent ; on perçoit une ruée de troupeau humain, au milieu d'aboiements furieux ; puis notre porte est tirée ; tous nos codétenus, en chemise, courent, poursuivis par les soldats armées de lanières, avec lesquelles ils frappent les retardataires ; nous nous précipitons dehors, la vue des chiens-loups, tenus en laisse, les hurlements « Raus, los, los » nous donnent des jambes et, rapidement, nous sommes en rangs par cinq, sur la route, attendant des ordres.

Le camp de Neuengamme

   Une vaste esplanade en ciment ; à droite et à gauche des baraques, ornées de petites boîtes oblongues garnies de verdure ; le camp lui-même est entouré de plates-bandes, où alternent fleurs et légumes, qui leur donnent, au premier abord, un aspect riant ; mais les yeux se portent bien vite sur les barbelés qui ceinturent chaque bâtiment, courant sur des poteaux à peine équarris et passés au goudron. C'est l'image du perpétuel contraste allemand : le luxe, sans cesse, côtoie la misère. Des détenus, qui circulent, en corvée, avec des soldats allemands, nous crient de bons conseils : « Ne buvez pas d'eau ! », mais nous mourrons de soif ; l'un d'entre nous se trouve mal et s'affale à terre. On nous apporte des écuelles contenant environ deux litres d'eau, une par file de cinq et, après un moment d'hésitation, devant cette promiscuité, nous buvons avec délices.
   Après un appel, nous recevons une plaque matricule, à porter au cou ; je ne suis plus que le 39.327 ; puis c'est la douche, après avoir déposé argent, bijoux et vivres ; avec regret je donne ma montre qu'un soldat place dans un sachet de papier, mais je garde mon alliance dans ma bouche ; nos effets sont mis dans un sac pour la désinfection et nous recevons une chemise, un pantalon et une veste, marqués d'une croix jaune (pour rendre plus difficiles les évasions) le tout rapiécé, déteint mais propre. On nous rendra nos effets, quelques jours après, étuvés.
   Toutes les baraques dites « blocs » sont commandées par un chef qui est, généralement, un condamné de doit commun allemand, assisté d'adjoints (Vorarbeiter).
   Nous gagnons le bloc 12 qui jouit d'un régime un peu spécial ; il est habité par des déportés politiques français, arrêtés comme nous et qui ne sont pas astreints au travail. Nous y sommes reçus par R…., un député, qui semble commander le groupe et nous reçoit d'une façon charmante. Comme tous les lits sont garnis, certains camarades ont décidé de coucher à deux, pour nous abandonner leur place, afin que nous puissions nous reposer, après ces trois nuits exténuantes.
   Les couchettes à trois étages sont garnies d'une paillasse remplie de copeaux de bois. Celle-ci s'aplatit vite et atténue à peine la dureté de la planche ; mais elle a un avantage : les parasites ne s'y mettent pas et nous n'en avons jamais eu à Neuengamme.
   Au centre du bâtiment, un espace vide avec tables et bancs sert de réfectoire ; mais, vu son exiguïté, il faut organiser trois services.
   Le menu est maigre ; le matin une sorte de tisanes avec 100 grammes de pain ; à midi, soupe aux choux ou aux navets ; le soir 200 grammes de pain, avec une rondelle de saucisson, remplacée parfois par une cuillerée de confitures ou du fromage. Cette nourriture presque exclusivement aqueuse dispose à la dysenterie. Nous sommes descendus d'un degré dans la misère ; pourtant il y a plus malheureux que nous, ainsi que nous expliquent nos anciens.

La vie des blocs de travail

   Lorsque notre convoi, dont faisait partie Albert Sarraut, est arrivé, un soir, il y a quinze jours, nous dit l'un deux, nous avons été immédiatement dirigés vers « la Cave » où nous sommes restés, sans manger ni boire, jusqu'au lendemain matin. Debout, empilés dans un espace restreint, manquant d'air, certains s'évanouirent et durent être évacués ; les geôliers commencèrent à nous passer, cheveux et barbe, à la tondeuse, puis avec quelques coups de rasoir, à éliminer, sans aucun ménagement, devant et derrière, tous les poils jugés superflus. C'est alors que le préfet Dommange demanda à parler au commandant du camp et, malgré les coups, réussit à faire entendre ses protestations contre le traitement ignominieux qu'on voulait appliquer à un ancien président du conseil français, à des ministres, parlementaires et magistrats.
   Un scrupule saisit les exécuteurs, et après une conversation téléphonique avec Berlin, un tri fut fait : ministres, députés, sénateurs, ecclésiastiques furent mis à part et constituèrent un groupement auquel fut donné le nom de Sonderhäflinge (prisonniers spéciaux) ; il fut dispensé du travail et put conserver ses valises, habits, linge et provisions ; mais là se bornèrent les avantages.
   Quelques jours après, tous ceux qui avaient été arrêtés par la même mesure générale, comme suspects, qu'ils fussent d'ailleurs commerçants, fonctionnaires ou ouvriers, furent adjoints au groupe, à l'exception de ceux dont la fiche mentionnait des inculpations précises ; parmi ceux-là, peu nombreux, figuraient deux préfets (dont Dommange) ; ils furent versés dans les blocs de travailleurs.
   C'est ainsi que notre groupe de Reims fut affecté à ce groupement.
   Peut-être, les Allemands eurent-ils, à l'époque, l'idée que ces Sonderhäftlinge pourraient éventuellement servir de monnaie d'échange ; craignirent-ils, sous leur influence, l'éclosion de mutineries ? En tout cas, ils furent soigneusement séparés, dans un bloc à part, mais, par une singulière inconséquence, on continua à les entasser dans les mêmes abris, en cas d'alerte.
   Et voici le régime des blocs de travailleurs.
   Lever à 5 heures, rassemblement dans l'étroite cour longeant le bâtiment, où les bagnards attendent, debout, par tous les temps, le départ au travail à 7 heures. La nourriture est la même que la nôtre avec, en plus, un léger cassecroûte à 10 heures, accompagné de 100 grammes de pain. Retour à midi, déjeuner, à nouveau travail jusqu'à 17 heures. Puis appel, récréation jusqu'au dîner à 19 heures et coucher à deux par lit.
   Le travailleur n'a, pour tout costume, qu'une chemise, un pantalon et une veste à croix jaune, un chapeau également bariolé, une paire de semelles en bois, avec des courroies ; mais ni mouchoirs, ni papiers, ni couteaux ; des fouilles sont opérées inopinément et les délinquants sont battus.
   Les coups de toutes sortes sont la monnaie courante ; lors des appels, les SS accélèrent le mouvement, à grands coups de lanières de cuir ou de nerfs de bœuf. Les claques, les coups de point en pleine figure pleuvent, sous le moindre prétexte et la malheureuse victime doit les recevoir sans broncher ; un mouvement de révolte entraînerait immédiatement la pendaison.
   Le camp abrite toutes les nationalités : Allemands, Français, Belges, Hollandais, Danois, Yougoslaves, Polonais, Russes.
   À côté des travailleurs à croix jaune, existent des bagnards en costume rayé ; ceux-là sont détachés en Kommandos pour des travaux de tranchées, déblaiement ou terrassement. Les jeunes préfèrent ces Kommandos au camp, malgré le travail plus pénible, parce qu'ils sont, pendant cette période, mieux nourris et moins brutalisés. Les secrétaires, infirmiers, et médecins sont en rayé, ainsi que les musiciens, car il y a des musiciens, une fanfare de cirque, composée de cuivres, d'ocarinas et d'une grosse caisse, qui accompagne le départ au travail, au pas cadencé.
   Le dimanche, le travail est suspendu l'après-midi, la musique joue sur l'esplanade ; les volontaires organisent des matches de football ou de boxe.
   Parfois, on voit passer un troupeau lamentable de manchots, bossus, unijambistes ; ce sont ceux qui, incapables de travailler, vont éplucher les légumes à la cuisine. Les plus de 60 ans sont employés à une besogne spéciale : ils sont assis et font, avec de vieux chiffons, des sortes de tresses qui serviront à confectionner des couvertures, mais comme, faute de baraquements, il doivent se tenir dehors, leur sort, en hiver ou par la pluie, est plus dur encore.
   Tout rapport nous est interdit avec les travailleurs mais, à la faveur des récréations ou des jeux du dimanche, nombreux sont ceux qui, au risque d'une correction, viennent nous parler au travers des barbelés. Nous avons vu là l'avoué Droit, le liquidateur Poupart, Dompmartin, entrepreneur, Berland de la SPDE, Docq, secrétaire de la Bourse du Travail, le marquis de Moustiers, le préfet Dommange…. Des Russes ou des Polonais, parmi lesquels il y a des enfants, de 12 ou 13 ans, viennent mendier un peu de nourriture, restes de soupe, croûtes de pain, épluchures de pommes de terre, sur lesquels ils se jettent avec voracité.
   Nous apprenons ainsi par des secrétaires qui ont entendu la radio, quelques bribes de nouvelles ; nous savons que Paris est virtuellement dégagé et sommes anxieux pour Reims, mais nous lisons bientôt, entre les lignes des communiqués, qu'il n'y a pas eu de combats, autour de notre ville et que l'ennemi a dû fuir à toute vitesse.
   La loi du camp c'est le marché noir. Les travailleurs touchent, chaque semaine, une paie dérisoire avec laquelle ils achètent, à la cantine, des cigarettes et des vivres ; nous avons, de notre côté, conservé quelques billets de banque ; nous pouvons ainsi nous procurer au travers des barbelés, du fil, des aiguilles, du savon, du linge, probablement pillé par les plus audacieux, au magasin d'habillement, où sont entassés les effets ayant appartenu aux déportés et aux morts. Mais la véritable unité monétaire, c'est la cigarette, car certains préfèrent encore fumer que manger.
   La loi du camp c'est aussi la loi de la jungle, le vol qui finira, hélas ! par se manifester aussi dans notre groupe.
   Le 2 août on nous transfère dans les Revier, bâtiments de l'ancienne infirmerie ; ce sont des baraques, divisées en petites chambres, d'environ 35 lits à deux ou trois étages. Nous sommes là 350 prisonniers spéciaux, arrêtés dans les mêmes conditions. C'est le milieu le plus hétéroclite qu'on puisse rêver : un ancien président du Conseil, Albert Sarraut, deux ministres, une demi douzaine de parlementaires, des préfets, des magistrats, Monseigneur de Solages qui dirige la faculté catholique de Toulouse et fait très bon ménage avec le recteur de l'Université, avec lequel il discute de mathématiques, des médecins, des avocats, beaucoup de maires, des commerçants, des cultivateurs, des ouvriers provenant de milieux syndicalistes et communistes : comme âge, de 16 à 75 ans. Tout ce monde, fort peu fait pour vivre ensemble s'et groupé par régions : Bourguignons, Champenois, Lorrains, Toulousains, etc… Les camarades m'ont nommé Chef du groupe Champagne.
   Quelques jours après, arrive un contingent d'Alsaciens, pour la plupart de jeunes fonctionnaires qui n'ont pas voulu s'enrôler dans l'armée allemande, gais, causeurs, souvent même imprudents dans leur conversation ; quelle animation ils apportent. Hélas ! trois mois après, ils devaient être brutalement enlevés pour être incorporés dans les blocs de travailleurs. Nous avons supposé que les Boches s'étaient vengés de la perte de l'Alsace. Beaucoup ne sont pas revenus.
   Au début de septembre c'est un groupe de policiers danois en uniformes rutilants ; ils sont logés dans un bloc spécial, conservent leurs vêtements et n'ont pas les cheveux coupés mais ils travaillent ; ils repartent une semaine plus tard.
   Le froid commence à faire son apparition ; on nous autorise à aller prendre dans nos valises des pardessus et vêtements chauds ; grâce à un paquet de tabac, je peux jeter, dans une couverture, des sandales, mon couteau, des cigarettes, du savon, des brochures mais ni lettres, ni portefeuille.
   7 septembre : un Polonais a tenté de s'évader ; nous le voyons rentrer, escorté par les chiens qui le mordent et lui mettent les vêtements en lambeaux. Les SS l'accablent de coups, avant de le réintégrer dans son bloc.
   Quelques jours plus tard, un détenu traverse l'esplanade en courant, poursuivi par les soldats armés de lanières ; hurlant de peur, il est bientôt rattrapé, trébuche et tombe ; les soldats continuent à le battre et le bourrent de coups de pieds ; il finit par se relever, ensanglanté en boitant lamentablement.
   Le 30, nous voyons défiler en rangs, mais attachés, une trentaine de pauvres bougres, qui se dirigent vers « Le Mitard », sans un geste de protestation, sans un cri. Ils se placent devant la porte du bâtiment, attendant leur tour d'être pendus. Quelques minutes de torture morale ! Mais ils ont tant souffert que tout réflexe de réaction a disparu chez eux.
   Le mitard est une cellule sombre où l'on enferme, à peu près sans nourriture, les détenus pour la moindre faute ; elle touche à la salle d'exécution et n'en est souvent que l'antichambre. Avant l'exécution, les condamnés sont mis à nu ; les vêtements et le linge sont ramassés et envoyés à l'étuve. Les corps vont au four crématoire mais auparavant, les dents d'or sont soigneusement arrachées.
   1er octobre :  les hommes de corvée qui nous apportent la marmite de soupe font un faux mouvement ; elle bascule ; aussitôt tous sont à quatre pattes avec leurs cuillers qu'ils sortent de leur poche et avalent goulûment ce qu'ils peuvent ramasser sur le macadam.

Les appels

   Chaque soir à 17 heures tous les détenus du camp – notre groupe compris – se rassemblent sur l'esplanade. Bien souvent se révèlent des manquants, malades, partis en Kommandos ; un jour même, trois morts nécessitèrent de longues recherches. Et au soleil ou sous la pluie, l'appel dure une demi-heure , une heure et jusqu'à deux heures et demie (le camp contient 10 000 détenus).

Alertes et abris

   Dès que la sirène a annoncé une présomption d'alerte, c'est un branle-bas général de préparation et, quand sonne l'alerte, c'est une ruée vers la cave d'un bâtiment en briques, situé à l'extrémité du camp. La nuit, comme l'électricité s'éteint, il faut courir dans l'obscurité, au risque de trébucher dans un trou. Les SS en profitent pour distribuer, au hasard, une ample provision de coups de fouet. Chaque nuit voit au moins une alerte, quelquefois deux ou trois.
   La cave est un simple sous-sol, qui préserverait des éclats, mais serait crevé par la plus petite bombe d'avion. La véritable raison de ces rassemblements aux abris n'est pas de préserver nos vies, mais d'éviter des évasions à la faveur du bombardement. Le séjour dans cette cave est pénible à la lueur de quelques ampoules bleues ; on manque d'air dans cette agglomération d'hommes qui causent, chantent et fument ; il se prolonge souvent une heure ou deux, quelques-uns se laissent tomber au milieu des gravats et des flaques d'eau. Il est prudent, dans ces rassemblements, où foisonnent des éléments douteux, de surveiller sa coiffure ou ses proches.
   Et que de bronchites en perspective pour l'hiver.

La visite médicale à l'infirmerie

   Chaque matin a lieu une visite médicale, passée par deux ou trois médecins de notre groupe ; les malades sont nombreux au fur et à mesure qu'apparaissent les brouillards d'automne ; par contre, les médicaments sont en quantité insuffisante, même les plus simples. Quelques-uns des nôtres se sont improvisés infirmiers. Il y a une visite allemande, pour les grands malades et une infirmerie allemande ; à côté de celle-ci est un petit bâtiment que nous appelons la chambre des condamnés à mort ; les malades sont mis là, dès qu'ils sont considérés comme inguérissables, sans médicaments et sans soins ; tous les matins, seulement, on enlève les morts.

Le nouveau camp

   Au milieu d'octobre, on nous fait à nouveau déménager et on nous installe dans une nouvelle partie du camp aménagée à notre intention un peu à l'écart des blocs. Un bâtiment voisin du nôtre abrite quelques dames en pyjamas, auxquelles les officiers viennent rendre visite le dimanche. Chez les Allemands, tout est organisé et réglé ! Ce sont deux anciennes écuries qui ont été garnies d'un plancher et abritent chacune 150 à 200 couchettes à trois étages.
   À l'extrémité, sont deux petites salles, l'une pourvue d'une vingtaine de robinets, constitue notre cabinet de toilette, l'autre, munie de huit sièges en porcelaine, tient lieu de ce petit local où l'on est ordinairement isolé ; mais nous ne nous embarrassons plus des convenances et pudeurs mondaines et ce salon d'un nouveau genre est parfois le cadre de conversations animées.
   Jusque là, le chef de notre groupe était un jeune médecin alsacien, énergique et parlant bien l'allemand, ce qui lui permettait, en maintes circonstances, d'exposer nos doléances. Mais bientôt il tombe malade ; nous désignons alors, comme chef et homme de confiance, Henri Maupoil, sénateur, ancien ministre, commandant de réserve, commandeur de la légion d'honneur, grand mutilé, autant de titres qui sont respectés par les Allemands et lui permettront de se faire entendre.
   Avec l'approche de l'hiver, la température est devenue froide ; dans nos deux baraquements sans plafonds et contenant seulement deux petits poêles, il y a des gouttières partout ; nous allons vivre dans l'humidité ; les quelques morceaux de sucre que nous conservons encore, fondent ; les chaussures, laissées sous les lits, se couvrent rapidement de moisissure.
   La visite médicale est plus chargée, à cause de l'insuffisance de nourriture ; la force de résistance diminue, les traits se tirent. Une pesée générale, en février, devrait révéler des perte de poids de 5, 10, 20 kilos, exceptionnellement 30 et 40. La moindre égratignure suppure et tarde à se cicatriser. Le 24 décembre, un professeur d'anglais qui s'était coupé légèrement au doigt, à un carreau cassé, meurt de gangrène gazeuse en quelques jours.
   Entre les deux baraques, c'est le sol brut, la terre argileuse qui, à la moindre pluie, se transforme en bourbier ; nous obtenons, au bout de trois semaines, des débris de briques et des tombereaux de mâchefer, un rouleau pour les écraser ; nous pouvons, alors, confectionner une sorte de macadam, où l'on circule à pied sec.
   La soupe nous est apportée dans de grands récipients de 60 à 10 litres ; avec le pain, le saucisson et la margarine : une équipe de 4 ou 5 hommes qui constitue « La Répartition » en prend livraison et fait la distribution dans chaque groupe.
   Au début de 1945, la faim, chez certains, était devenue une souffrance. J'évoque la soupe répandue sur l'esplanade et mangée, à terre, par les hommes de corvée ; les mêmes causes comportent les mêmes effets : des boîtes de moules, sauce moutarde, se répandent sur les flaques d'eau glacée de notre cour ; on les ramasse et on les distribue avec les autres. Quand l'un de nous – bien rarement – laisse quelques légumes de sa soupe dans son assiette, ces restes trouvent vite preneur. On nous a servi de petits poissons, trempant dans la saumure et dont l'odeur nous aurait fait, autrefois, lever le cœur ; non seulement, nous les avons mangés mais l'un de nous a récolté les têtes, les queues et les arêtes de ceux qui avaient procédé à un épluchage ; il les a écrasées avec du pain et mangées.
   Les répartiteurs sont vivement critiqués ; on les accuse de se servir plus largement, au détriment de la masse ; pour une pomme de terre de plus ou de moins dans votre assiette, ce sont des paroles amères, des reproches violents. Pour comble, des vols se produisent dans les armoires individuelles ; des querelles éclatent, des injures s'échangent ; le vernis de la civilisation a craqué ; beaucoup redeviennent des hommes primitifs, prêts à se battre pour leur subsistance. Les parts sont maintenant tirées au sort ; après la distribution des confitures le plat est attribué à tour de rôle, pour être léché. J'ai vu le président Réville, passer longuement sa langue sur l'assiette ; qu'eut-il pensé de cette manière de faire, un an auparavant ?
   J'ai vu un préfet, avec son bras unique, laisser tomber une cuillerée de confitures dans son soulier ; et personne n'a songé à rire quand on l'a vu ramasser et racler soigneusement le jus sucré.
   Quand on sert, le dimanche, des pommes de terre, en robe des champs, nombreux sont ceux qui ne les épluchent pas et les mangent telles quelles ; d'autres enlèvent soigneusement la peau qu'ils font sécher et découpent ensuite, pour constituer un ersatz de tabac.
   Conséquence curieuse de cet état perpétuel de fringale : jamais on ne s'est tant intéressé aux plaisirs de la bouche. Tout d'abord, ce furent les conversations où chacun évoquait les bons repas d'autrefois, puis des échanges de recettes et bientôt une frénésie de cuisine sévit sur le camp ; il y eut des cours où l'on prenait des notes : plats mijotés, gibiers, entremets, crèmes, tout défilait, exaspérant encore l'appétit des malheureux.
   Nos chaussures, qui sont passées déjà plusieurs fois chez le cordonnier, sont en triste état ; afin de les réserver pour les marches que nous pourrions être appelés à faire, nous portons, malgré le froid, des semelles de bois, fournies par le camp et fixées par des courroies, comme celle des capucins.
   Maupoil a obtenu, difficilement, qu'on répare nos effets les plus usés ou qu'on nous les remplace ; qu'on distribue des pardessus ; mais combien d'autres réclamations restent sans réponse ; en particulier nous n'avons jamais pu obtenir de correspondre avec nos familles, même par simple carte.
   Les conférences.  : comme les prisonniers de guerre, nous nous sommes rendu compte très vite qu'il était nécessaire de nous maintenir en bonne forme intellectuelle, pour pouvoir supporter la captivité et chacun de nous accepta de faire une conférence sur sa profession. Alors se succédèrent les sujets les plus variés, la médecine, la chirurgie, la papeterie, la verrerie, la laine et les textiles artificiels, la laiterie, les tabacs, les transports, les pierres précieuses, la chasse, puis vinrent des récits de voyage, des causeries touristiques sur les provinces françaises, des études littéraires ; Albert Sarraut nous parla de l'Indochine, dont il avait été gouverneur.
   On organisa des cours d'allemand, d'anglais, d'Histoire de mathématiques qui occupèrent une grande partie de nos journées.
   L'université de Neuengamme était créée et notre camarade de Vogüé, qui en avait été le plus actif promoteur, en fut par acclamations, « le Recteur ». On peut dire que c'est grâce à lui que notre moral a résisté aux épreuves.

Impressions de captivité

   Nous avions accepté la détention à Châlons, avec une grande sérénité ; elle semblait devoir être courte et n'entraînait pas de graves privations ; le départ pour Compiègne avait déjà marqué une aggravation sensible, mais la vie au grand air, en été, nous avait aidés à la supporter.
   C'est seulement de notre déportation en Allemagne, que datent véritablement nos souffrances morales. La perte de la liberté est plus pénible, en terre étrangère, et une nostalgie invincible commence à envahir nos âmes de détenus. Les brimades, le manque de confort, le spectacle du bagne qu'est la vie de nos voisins des blocs, les privations et surtout l'impossibilité de correspondre avec nos familles abattent le moral de ceux dont le caractère est mal trempé.
   On cherchera des dérivatifs : jeux de cartes, de dames ou d'échecs ; beaucoup s'en lassèrent vite ; la lecture – mais la bibliothèque du camp ne contenait que des livres allemands, souvent sans grand intérêt ; faute de mieux, on s'en contenta. Mais surtout les conférences et les cours furent un heureux dérivatif.
   Un autre motif d'anxiété pour nous, c'était le sort de la partie occupée, menacée de la guerre sur son propre sol, qui la laisserait, peut-être, complètement ruinée.
   Heureusement, à peine dix jours après notre arrivée à Neuengamme, l'offensive anglaise commençait à gagner rapidement du terrain ; et nous pouvions envisager notre retour à la liberté vers la fin de l'année. Nous recevions chaque jour, sans nous expliquer pourquoi, un journal allemand, et, à travers toutes les réticences, tous les articles tendancieux, nous démêlions les craintes et les déceptions de l'ennemi. Le communiqué retardait bien de quelques jours les succès alliés, il insistait lourdement sur les pertes de l'adversaire, mais il ne pouvait nous cacher l'avancée irrésistible de nos troupes.
   Aussi ce fut avec consternation que nous apprîmes, à la fin de 1944, l'échec d'Arnheim et la contre-offensive de Bastogne. Tout cela, certes, ne pouvait changer l'issue de la guerre mais c'était sa fin retardée. Et, passant d'un excès à l'autre, ceux qui avaient prophétisé la clôture rapide des hostilités en octobre, annonçaient un second hiver à passer derrière les barbelés. L'énervement général était encore accru par les fausses nouvelles qui circulaient annonçant des succès foudroyants et démenties le lendemain.
   Entre les optimistes forcenés et les pessimistes impénitents, il y avait néanmoins des esprits posés, s'efforçant de raisonner, en faisant abstraction de nos désirs et de nos déceptions. N'avait-on pas, en 1918, consenti, trop tôt, un armistice qui permit aux Allemands de conserver la foi dans l'invincibilité de leur armée, de préserver leur pays de toute destruction et de se relever plus vite que la France sinistrée ? Pour éviter le retour de semblable erreur, ne pouvions-nous sacrifier quelques mois de notre vie, tandis que les combattants donnent la leur tout entière, puisque aussi bien le succès était assuré à plus ou moins brève échéance ? Nous faisons notre sacrifice, nous attendrons, sans récriminer, l'heure de la victoire, en pensant à tous les nôtres qui ont aussi leurs épreuves et leurs misères.
   Noël. notre recteur avait bien prévu ces moments de découragement au moment de Noël et du Nouvel An ; aussi avait-il organisé, pour ces jours-là, de petites fêtes.
   Un livre classique, retrouvé dans les bagages de l'un de nous, lui donna l'idée de monter une représentation des Plaideurs, de Racine ; c'était une entreprise audacieuse, mais le Français est ingénieux ; on dressa une estrade ; un artiste brossa des décors sur du papier goudronné ; du linge et des couvertures servirent à confectionner des costumes et des soutanes constituèrent les robes de juge et de greffier.
   D'autre part, une chorale s'était constituée qui commença à répéter Le Temps des Cerises, Les Bateliers de la Volga et une chanson de soldat du Moyen-Âge.
   Ce fut un succès mais qui ne nous empêcha pas le soir, sous les couvertures, d'évoquer les réveillons et réunions de famille d'antan et d'envoyer une pensée émue aux nôtres avant de nous endormir.
   La température à fin décembre était devenue très basse. Le thermomètre descendit à -17°, puis atteignit -25°.

La fin de l'hiver 1944-45

   Depuis quelques temps, nous avions vu arriver au camp beaucoup de Nordiques, en particulier des Danois et des camions de la Croix-Rouge suédoise étaient apparus sur la route, venant sans doute pour les ravitailler. Elle dût apporter de gros approvisionnements car notre ordinaire s'en ressentit. Ce fut d'abord une distribution de pain de seigle vitaminé puis un colis pour quatre, composé de lait en poudre, fromage, conserves de viande, margarine, sucre et chocolat ; par ailleurs nos soupes devenaient meilleures. Y avait-il donc quelque chose de changé ?
   Nous pûmes le croire quand Monseigneur de Solages nous apprit qu'il venait de recevoir l'autorisation de dire la messe le jour de Pâques. Plusieurs demandes avaient déjà été faites, aussi bien par les protestants que par les catholiques, pour célébrer des offices le dimanche, mais nous n'avions jamais reçu de réponse ; faute de mieux les prêtres récitaient les prières de la messe, en les commentant et de nombreux indifférents s'étaient habitués à venir entendre le prêche dominical.
   Cette première messe fut un événement ; les jours précédents, on avait préparé fiévreusement l'autel, les ornements liturgiques, les hosties, le vin, retrouvés dans les valises spéciales des prêtres ; un camarade avait offert un crucifix, sculpté par lui dans une planche.
   Et le jour de Pâques, au milieu d'un silence religieux, Monseigneur de Solages commença à officier. Ses yeux, naturellement brillants d'intelligence et de douceur, resplendissaient d'un éclat particulier de recueillement intérieur et d'extase ; et tous les assistants se sentaient transportés, eux aussi, dans un autre monde. Les communions furent nombreuses et, parmi ceux qui reçurent l'hostie, il en était beaucoup qui n'avaient pas pratiqué depuis longtemps.
   Mais cette belle cérémonie ne devait pas avoir de lendemain ; quelques jours après, les cars de la Croix-Rouge suédoise, faisaient leur entrée sur l'esplanade, pour nous emmener vers l'inconnu. On nous avait auparavant restitué nos montres et nos bijoux.

Le départ de Neuengamme, 12 avril 1945

   Nous sommes installés, à vingt-cinq par véhicule, sur quatre banquettes en bois longitudinales ; nos valises sont sur le toit, nos musettes et vivres sur un petit rayon ; nous sommes très serrés mais ce départ nous semble le prélude de la liberté, bien qu'un soldat, installé près du wattman, le fusil en main, nous surveille, d'un air soupçonneux et nous compte soigneusement à chaque arrêt, pour s'assurer que personne ne manque.
   Tout de suite, c'est l'enchantement du printemps ; à travers nos barbelés, nous n'apercevions que les arbres de la route et quelques coins de champs, masqués par des blockhaus ; nous roulons maintenant en pleine campagne ; à perte de vue, c'est le vert tendre des feuilles ; de petites maisons coquettes s'égrènent au passage ; on cultive, comme si la guerre n'avait jamais existé ; des enfants, beaucoup d'enfants, aux joues rouges et bien pleines ; ces gens-là n'ont pas souffert.
    Nous roulons vers l'Est ; le convoi a stoppé et les chefs de cars sont allés chercher au car de ravitaillement du pain, du saucisson, de la margarine ainsi qu'un nouveau colis américain.
   Nous dépassons Postdam ; le parc de Sans Souci, le moulin, les palais semblent intacts ; par ci, par là, des éraflures d'éclats d'obus sur les murs ; mais, en pénétrant plus avant dans le centre, on voit des devantures éventrées, des débris de carreaux jonchent le sol ; les avions ont dû passer par là ; dans les rues, une grande circulation d'hommes et de femmes, qui ont l'air tristes et pressés. Sans doute commencent-ils à s'inquiéter.
   Le soir tombe, nous allons passer une mauvaise nuit, les banquettes sont étroites et dures et nous n'avons plus guère de graisse sur les os, pour remplacer les coussins ; il est impossible d'allonger les jambes ; aussi commençons-nous à avoir les chevilles enflées, le lendemain matin.
   On nous arrête pour déjeuner dans une prairie et nous avons là, sous le soleil une heure délicieuse ; nous récoltons des pissenlits et des laitues sauvages et découvrons une source glacée où nous allons puiser ; nous nous croyons en pique-nique et oublions notre gardien, mais, bougon, il se rappelle à notre souvenir, se plaint qu'on lui ait dérobé son quart et, sans façon, confisque celui d'un d'entre nous.
   Nous avons pu parler à l'infirmière suédoise ; elle nous apprend qu'on doit nous déposer au camp de Flossenbourg, où des camions suisses viendront nous chercher. Quant au convoi, il continuera sa route, pour aller chercher des Juifs au ghetto de la forteresse de Theresienstadt et les emmener en Suède.
   Dans les villes, au sud de Postdam, le grouillement de la population s'accentue ; il y a relativement peu de maisons détruites, mais des voitures, des camions stationnent dans les rues ; on y empile fiévreusement des meubles, des males, des matelas. Nous croisons des fuyards dans des charrettes de ferme, des cyclistes, des piétons, chargés de sacs tyroliens, traînant des valises et des paquets, des enfants accrochés aux jupes de leur mère et pleurant ; et tout ce monde semble affolé, comme des fourmis dont on vient de retourner la fourmilière.
   À ce spectacle, nous nous sentons payés de beaucoup de nos misères ; il nous rappelle les exodes français de 1940 ; mais cette fois c'est le vainqueur d'alors qui connaît, à son tour, l'angoisse de la défaite, la douleur du foyer abandonné, la fuite dans l'inconnu, après avoir ramassé les souvenirs auxquels ont tient le plus et sans espoir d'un avenir meilleur, comme nous pouvions le conserver au plus fort de la débâcle. C'est la revanche et nous voudrions le leur crier.
   Nous devions passer par Leipzig ; mais les conducteurs ont stoppé ; ils consultent leurs cartes et modifient leur itinéraire ; la tenaille doit se resserrer et l'espace libre entre les armées russes et américaines diminue ; allons-nous nous trouver en pleine bataille et être enlevés par une formation de tanks ? Tous les espoirs sont permis, mais on n'aperçoit aucune troupe dans les champs et on n'entend pas de coups de feu
   Nous traversons Meissen, localité pittoresque sur l'Elbe, Karlsbad, Marienbad, Egger et, après une nouvelle nuit dans les cars, apercevons Flossenbourg perché sur une hauteur, garnie de forêts. L'officier suédois est déjà en conférence avec le commandant du camp et bientôt les voitures font demi-tour et repartent en sens inverse ; on chuchote qu'on ne peut nous recevoir parce que le camp est sur le point d'être évacué.

   Nous traversons à nouveau Egger pendant une alerte, puis Karlsbad, quelques minutes avant un violent bombardement ; au cours d'une montée abrupte, nous admirons la ville d'eaux dont les hôtels luxueux, les vastes bâtiments administratifs grimpent le long de la côte ; l'air de la montagne est frais, la neige subsiste dans de petites gorges où le soleil ne pénètre pas.
   Une troisième nuit nous reste à passer ; nous sommes exténués, faute d'avoir pu nous étendre, depuis plus de quarante-huit heures et nous avons les jambes enflées. Le lendemain matin, nous faisons notre entrée dans la forteresse de Theresienstadt (Therezin). Avant de quitter la Croix Rouge suédoise, nous remettons des lettres aux conducteurs ; nous remercions tout particulièrement l'infirmière qui note nos noms et nos adresses et nous prenons congé un peu émus.
   Lorsque nous avions quitté Neuengamme, notre camarade de Vogüé commençait une sérieuse pneumonie ; après consultation des médecins, nous avions décidé de l'emmener coûte que coûte. Un long voyage avec 40° de fièvre n'était pas sans danger, mais nous ne voulions, à aucun prix, le laisser aux mains des médecins allemands. Dans un des cars, on organisa une infirmerie, on l'installa sur un brancard et nous eûmes la satisfaction de le voir arriver en bon état, grâce aux soins dévoués de l'infirmière.

Le rôle de la Croix-Rouge dans notre départ de Neuengamme

   Renseignements recueillis par M. de Vogüé en 1946 lors de son voyage en Suède auprès du Comte Bernadotte, président de la Croix Rouge suédoise :
   - la Croix-Rouge suédoise, arrivée en Allemagne en février 1945, avait pour mission de rassembler à Neuengamme, tous les déportés scandinaves. À cet effet, elle avait établi son quartier général à Friedrichsruhe et avait, à plusieurs reprises, ravitaillé ses compatriotes ;
   - des prisonniers scandinaves avaient signalé notre présence aux autorités suédoises qui avaient demandé l'autorisation de s'occuper de nous, au même titre que de leurs compatriotes. Ils s'étaient vu opposer un refus. Brusquement, changement de décision, auquel semble-t-il n'a pas été étranger M. Musy, délégué suisse, détaché par la Croix Rouge Internationale à Friedrichsruhe. Le 12 avril, ordre est donné au Capitaine suédois Folke de nous emmener à Flossenbourg puis d'aller, à vide, au ghetto de Theresienstadt pour ramener les Juifs danois, qui s'y trouvent, au camp de Neuengamme. La Croix Rouge suisse doit ensuite nous prendre à Flossenburg.
   Le convoi suédois quitte Friedrichsruhe à 10 heures pour venir nous chercher. Au moment où la dernière voiture quittait le QG arrive un coup de téléphone du ministre des affaires étrangères de Stockholm, donnant contrordre en raison de la nouvelle offensive russe qui risque de rendre difficile le passage entre les armées alliées américaine et russe. Le capitaine Folke prend sur lui de passer outre, en donnant comme prétexte que le convoi était déjà parti ; sans cette initiative heureuse, nous aurions, sans doute, été embarqués, comme tous nos camarades, sur les sinistres bateaux de Lubeck.
   Le capitaine Folke était parti en avant, dans sa voiture particulière, pour prendre contact avec le chef du camp. Il savait que Flossenburg était un Vernichtungslager et il eut l'intuition qu'on nous envoyait là, pour nous supprimer sans témoins gênants, conformément à l'ordre général donné par Himmler ; cette opération eût été délicate à Neuengamme, en raison de la présence de la Croix Rouge suédoise, tandis qu'à Flossenbourg…
   Ses soupçons sont confirmés par le SS qui l'accompagne dans sa voiture et dont il avait acquis la confiance, grâce à de nombreuses rasades de " Snapps ", sorte de vodka suédoise.
   Folke cherche aussitôt à éviter que l'on nous débarque dans ce bagne. Plusieurs solutions peuvent être envisagées.  
   
Nous emmener à l'ouest à la rencontre des Américains ?
   C'était renoncer à l'ordre reçu de ramener les Juifs au Danemark.
   
Se diriger vers la Suisse ? Pas assez d'essence.
   Il adopte un troisième parti ; il sait que le Ghetto de Theresienstadt, qui regroupe des personnalités du monde juif a moins mauvaise réputation et il demande au gouverneur allemand l'autorisation écrite de nous y déposer, arguant qu'il existe là (pure invention de sa part), un délégué de la Croix Rouge internationale qui pourra nous prendre en charge. Le Boche refuse, Folke insiste et après lui avoir donné une centaine de cigarettes, quatre bouteilles de snapps et 400 francs suisses (!) il obtient gain de cause.

   Une deuxième fois, nous devons la vie à l'initiative de Folke. On sait le sort qui a été fait quelques jours plus tard aux malheureux bagnards de Flossenburg : les Américains purent suivre leur douloureuse évacuation par les cadavres échelonnés tout le long de leur route.

La forteresse de Theresienstadt

   Nous sommes logés dans des casemates, pouvant contenir chacune soixante-dix hommes et prenant jour uniquement sur la porte d'entrée ; un seul lavabo minuscule et un seul WC. C'est-à-dire que la vie à l'intérieur est intenable, d'autant plus que la paille des couchettes se révèle pleine de poux et de punaises.
   Mais la nourriture est meilleure ; on l'apporte dans de grands baquets et chacun, à tour de rôle, vient tendre une boîte de conserves vide.
   18 avril : levé de bon matin, j'aperçois dans la cour voisine, où sont logés des Tchécoslovaques, une civière montée sur roues qui s'arrête devant chacun des bâtiments ; on en sort des cadavres raidis, complètement nus, qui sont chargés et simplement recouverts d'une bâche. Cette macabre corvée se renouvelle chaque jour.
   Le 25 avril, nous déambulons dans notre cour, l'après-midi, lorsqu'un coup de feu claque tout près de nous et l'un des nôtres s'affaisse touché au ventre ; un soldat, dans une cour voisine, a frappé un détenu avec la crosse de son fusil et le choc a déclenché le coup. Les médecins se précipitent et font préparer une civière et une camionnette pour le mener à l'hôpital, mais il meurt en arrivant.
   Nous sommes exaspérés. Le capitaine Folke a dû nous recommander au commandant de la forteresse, car il reçoit Maupoil et lui exprime ses regrets. Maupoil demande à aller préparer les obsèques au village voisin, Bochovitz, et il est entendu qu'une délégation ira accompagner notre camarade à sa dernière demeure.
   Le lendemain matin, nous sommes 200 ; on nous laisse passer sans difficulté. La petite église ne peut nous contenir tous et pourtant il n'y a là aucun habitant ; une consigne a dû leur être donnée.
   Après l'office, le cortège se dirige vers le cimetière ; le cercueil est descendu dans la fosse et nous jetons une pelletée de terre avant de nous éloigner.
   Une surprise nous attendait à la sortie : tous les habitants du bourg sont là, avec des paniers, des valises contenant du pain, du sucre, des gâteaux qu'ils nous distribuent ; nous les remercions, vivement émus de voir tous ces braves gens qui certainement ne sont pas riches et connaissent des restrictions, comme en France, se priver pour soulager notre infortune.
   Au retour, on nous annonce le départ et nous retournons à Bochovitz où nous prenons place dans un train qui sera notre cantonnement pendant trois jours. le chef de détachement est un simple caporal yougoslave qui nous laisse toute liberté ; ses hommes et lui, vivent à notre ordinaire, et nous confient qu'ils ont des effets civils pour s'échapper le moment venu.
   Une corvée part au village et, pendant deux jours, grâce à l'aide d'un commerçant, nous faisons une soupe qu'on apporte en gare.
   Les habitants nous comblent de prévenances, ils viennent causer avec nous ; des femmes apportent des cruches de soupe ou des boissons chaudes ; d'autres viennent avec des paniers de pain et de gâteaux ; sans se lasser, ces braves gens renouvellent leur geste aux heures des repas.
   Aussi, quand, le samedi 28, le bruit court qu'un armistice est signé, nous forçons la consigne et nous répandons dans les rues pour fraterniser avec la population. Dans un café, où nous nous installons pour manger nos provisions, on nous sert du thé et le patron refuse notre argent.
   Cet accueil d'un peuple qui a souffert physiquement et moralement, pendant des années d'occupation, s'adresse d'abord aux déportés mais surtout aux Français et nous sommes infiniment touchés.
   Dans la rue, les habitants nous arrêtent, nous offrent à manger et à boire, même à coucher. Une brave femme qui m'a questionné sur notre captivité, insiste pour m'avoir à déjeuner le lendemain après la messe, et je devine que j'aurai un déjeuner de gala ; je lui dis combien je suis sensible à son invitation et j'accepte. Mais serons-nous encpore là demain ?
   En effet le lendemain 29, à 8 heures, on annonce le départ pour la fin de la matinée ; nous allons prévenir nos aimables hôtes et regagnons tristement nos wagons après la messe. Le train s'ébranle aux cris répétés de « Vive la Tchéquie », quelques-uns même entonnent une Marseillaise qui ne provoque pas de réaction chez les « Vert de gris ». On sent que la fin approche. Des mouchoirs s'agitent ; nous quittons des amis que nous ne reverrons probablement jamais.
   À chaque station, sous l'œil de la Wehrmacht, qui laisse faire, les employés viennent nous parler ; la foule envahit les quais, nous offrant des vivres, des cigarettes ; nous descendons ; les jeunes filles se pressent autour de nous avec de petits carnets nous demandant des autographes ; nous signons, nous signons toujours, après avoir, en quelques mots, remercié de l'accueil que nous recevons et exalté l'amitié franco-tchèque, en allemand, car nous ne parlons pas tchèque et ils ne comprennent pas le français.
   Arrivés à Kravice, le point terminus, nous partons en débandade, par un chemin qui monte, en pente raide, vers notre nouveau cantonnement.

  

Le camp de Breshan

   Le camp de Breshan (Brezany) englobe une petite partie du village, dont les allemands ont évacué les habitants. Il a servi de centre d'entraînement de SS et il est entouré de barbelés. Toute la contrée, qui occupe le haut d'un plateau, sert de garnison à des troupes slovaques, sous le commandement d'un officier allemand, que nous ne verrons jamais ; nous dépendons d'un feldwebel, assisté de quelques sous-officiers. Un administrateur tchèque assure le ravitaillement.
   La cuisine est faite par des détenus tchèques dans un local, au guichet duquel nous allons tendre nos récipients, à l'heure des repas.
   Nous avons touché des couvertures, des gamelles, cuillers et fourchettes, mais pas de paille ; et nous constatons bientôt que les couchettes sont infestées de punaises. Nous avons beaucoup d'espace, une prairie pour nous promener, un étang où se perd un petit cours d'au ; mais il pleut souvent et le sol est horriblement boueux.
   Une infirmerie fonctionnera dans une bicoque ; à peine était-elle installée qu'on y transporte plusieurs de nos camarades, grelottant de fièvre ; on dut les évacuer sur l'hôpital de Bénéchau où ils furent soignés avec beaucoup de sollicitude par les médecins tchèques ; mais, un seul d'entre eux devait revenir ; ils avaient, en effet, contracté la terrible maladie du typhus, qui ne pardonne guère aux Européens de l'Ouest.
   Le 6 mai, Maupoil décide de profiter d'un voyage à Prague du chef de camp, pour l'accompagner avec deux camarades, et tenter de se mettre en rapport avec Benès, qu'il connaissait, pour organiser notre rapatriement.
   Nous avons su à son retour qu'il était tombé dans une ville en pleine émeute ; il avait été arrêté par les insurgés qui fusillent le feldwebel mais acclament nos camarades, quand ils savent qu'ils sont Français et déportés. On les laisse continuer, mais leur auto est attaquée par les Allemands et c'est à grand peine que, sous les balles, ils trouvent refuge à la Croix-Rouge.
   Benès n'était pas à Prague, mais le gouvernement insurrectionnel promet à Maupoil de nous envoyer des cars pour nous chercher.
   Pendant ce temps, dans la matinée du 8 mai, nous avions vu les troupes slovaques défiler sur la route voisine, former les faisceaux et se mettre à chanter ; nous en sommes étonnés car ce ne sont plus des chants de marche ; ils sonnent plutôt comme des hymnes nationaux.
   À la tombée de la nuit, le sous-chef de camp nous avoue la suspension des hostilités. On l'oblige à nous faire entendre la radio anglaise, qui annonce les succès alliés et l'effondrement allemand. C'est une explosion de joie ; on s'embrasse, on chante la Marseillaise à tue-tête, on se précipite aux cuisines pour réclamer du café, un casse-croûte et, à plus de minuit, les chants continuent.
   Le lendemain, les Allemands sont partis ; nous restons seuls avec l'administration tchèque. Nous recevons la visite du maquis avec lequel nous fraternisons.
   Alors nous sortons en bande pour aller au village voisin, Tynec, un gros bourg étagé sur le flanc d'un coteau, où les habitants nous accueillent à bras ouverts.
   La propriétaire d'une grosse usine, fabriquant autrefois des cycles et transformée depuis l'occupation en usine de guerre, dont le mari est mort depuis le début des hostilités, invite à dîner les chefs de groupe et nous reçoit dans un intérieur luxueux, brillamment éclairé ; elle parle très purement le français ainsi que ses directeurs qui assistent à la réception. Le dîner, à vrai dire, est maigre et se ressent des restrictions : tartines de margarine, biscottes, pain d'épices, une poire, mais il est arrosé de bons vins, en particulier d'un excellent Bordeaux.
   Après avoir remercié et pris congé, nous avons trouvé chez des employés ou contremaîtres, qui nous ont reçus avec des attentions touchantes, des lits à l'allemande, avec des couvertures étroites qu'on ne peut border et des édredons trop lourds ; nous avons passé une nuit délicieuse.
   Tout notre groupe (plus de 300) est invité pour le lendemain dans une grande salle de l'usine. Le déjeuner est un véritable festin : goulache de bœuf avec des knœdels, sortes de pains de pâté un peu lourds, fromage, bière et café et, pour terminer, des discours auxquels répondent les directeurs et qui exaltent l'amitié franco-tchèque. Maupoil fait son entrée ; il est accueilli par des acclamations délirantes, embrassé, porté en triomphe.
   Dans le village, toute la population est en liesse ; on nous entoure, on nous décore de rubans aux couleurs tchèques, qui sont précisément les nôtres en ordre différent.
   Notre chorale qui, hâtivement, a appris l'hymne tchèque, donne une aubade qui déchaîne l'enthousiasme général ; nous nous précipitons à la poste pour expédier des cartes. Le directeur nous donne des timbres, sans nous les faire payer.
   Rentrés dans nos cantonnements, nous voyons bientôt arriver les premières troupes russes et nous parlementons, avec l'aide de camp d'un des nôtres parlant notre langue. Ils prétendaient occuper nos baraques et nous envoyer coucher à la belle étoile ; heureusement, un officier, après explications, envoya ses hommes loger dans les maisons du village, en dehors de nos barbelés. Le lendemain, ils étaient partis, mais d'autres leur succédèrent et chaque fois, ce furent des pourparlers pour éviter l'expulsion.
   Les soldats faisaient preuve d'une indiscipline absolue ; leur première distraction fut de jeter des grenades dans l'étang pour se procurer du poisson ; quand ils rencontraient l'un des nôtres, isolé, ils le dépouillaient, sans ménagement et sous la menace de la mitraillette, de tout objet de valeur, montre, bague, etc. Nous n'osions plus guère sortir et aspirions à quitter, le plus tôt possible, cette zone indésirable.
   Nous avons vu défiler à Tynce de nombreux convois, artillerie et camions, charrettes et voitures de ferme, cabriolets, landaux, le tout chargé de soldats, de bagages, d'armes ; faisant penser aux hordes d'Attila ou de Tamerlan ; les races les plus diverses sont représentées : larges figures écrasées de Kalmouks, jaunes aux yeux bridés, des visages de brutes primitives et des physionomies distinguées de Russes blancs, accoutrés d'uniformes hétéroclites avec des coiffures de toutes sortes, allant du calot à la casquette de fourrure.
   Tout passe devant nos yeux sous les vivats de la foule qui agite des drapeaux. Quelques communistes de notre groupe se croient tenus de les saluer, le poing fermé ; mais c'est, sans doute, un signe inconnu d'eux, car ils répondent, souriants, la main largement ouverte et des nez se baissent sous nos regards moqueurs.
   Aux grand'haltes, les chevaux sont lâchés dans les blés mûrissants ; les véhicules eux-mêmes, sortis de la route, sont rangés à côté, sans souci des cultures. Pourtant, le pays qu'ils foulent, c'est une nation amie, qui les accueille cordialement ; nous commençons à nous rendre compte que nous sommes en présence d'une bande de sauvages qui volent, pillent, au besoin tuent… Dans certaines maisons ils ont expulsé les hommes et conservé les femmes !

   Quelques jours plus tard, un directeur d'usine nous disait : « Nous avons été réquisitionnés par les Allemands, nous le sommes aujourd'hui par les Russes et nous n'avons probablement pas gagné au change ».
   Le 14 mai de bonne heure, les cars viennent nous chercher.

Le voyage de retour

   Les cars nous déposent à Prague où nous avons le temps d'aller visiter l'église de la Vierge noire et du petit enfant Jésus.
   Le vieil Hôtel de Ville est en ruines, mais le pont avec ses statues et la tour sont intacts ; sur les façades de petits reposoirs avec des fleurs, en hommage aux morts.
   Le 15 nous sommes à Pilsen, la métropole de la bière ; mais nous n'en trouvons pas un verre à boire. Les rues sont larges comme celles d'une capitale ; en ville on nous aborde, on nous questionne en tchèque, parfois en allemand, rarement en français, on nous offre des tickets de pain, parfois même de l'argent.
   Je cherche en vain à acheter des souvenirs ; les magasins n'ont plus rien, ni vases, ni bibelots, ni mouchoirs ; les vitrines sont encore plus vides qu'en France ; je dois me contenter de cartes postales. On est très bien reçu, à condition de s'exprimer d'abord en français que presque personne ne comprend ; on s'explique ensuite en allemand.
   C'est un spectacle touchant et réconfortant, à la fois, de constater combien notre pays a conservé de rayonnement et de sympathie dans cette contrée, loin de nous, malgré notre défaite, malgré la diminution de la puissance française, malgré Munich ; un avocat me fait doucement remarquer que nous les avons bien abandonnés, mais il corrige aussitôt cette critique, en ajoutant : « Nous vous aimons bien tout de même et nous admirons la France ».
   Après le dîner, nous organisons, sur la grande place, un concert de notre chorale qui exécute la Marseillaise et l'hymne tchèque. Un membre de la municipalité qui a habité quelque temps Paris nous adresse, d'une fenêtre, un long discours en français auquel Maupoil répond et on se sépare après avoir serré de nombreuses mains.
   Le lendemain des camions découverts nous emmènent et nous débarquent blancs de poussière à Würtzbourg, après être passés le long des remparts de la ville de Nuremberg, complètement détruite. Nous sommes dans une ancienne caserne où grouille une bande d'anciens prisonniers et de déportés ; les chambres sont dans un état de saleté indescriptible ; les lavabos sont remplis de débris de viande et de déjections.
   Heureusement nous pouvons prendre contact avec le commandant américain qui met des avions à notre disposition. Splendide voyage.
   Notre dernière vision c'est le spectacle de cette magnifique armée américaine, innombrables camions automobiles, engins motorisés ; à perte de vue des tas bien réguliers de milliers de bidons d'essence chacun ; des appareils de tous calibres au repos et en plein vol. Quelle différence avec l'armée russe !
   Dans une apothéose de soleil, nous survolons Reims, Sainte-Clotilde, la Cathédrale, l'Hôtel de Ville… et nous débarquons au Bourget, où nous sommes reçus à bras ouvert ; on nous distribue des boissons chaudes, des gâteaux, des cigarettes. Puis des autobus nous transportent en gare.
    Et le 18 mai, à minuit, nous sommes accueillis en gare de Reims par nos familles, nos amis, M. Schneiter, sous-préfet de Reims… Tous nous embrassent, nous entourent, nous questionnent. Ce sont des minutes de douce émotion avant de regagner nos foyers.
   Tout est bien qui finit bien ; mais nous aurions pu y rester, comme les camarades que nous avons vu mourir à côté de nous.
   Nos santés se sont rétablies.
   La France aussi s'est relevée.
   Souhaitons qu'elle retrouve maintenant, dans des institutions rénovées, la prospérité, la paix intérieure et extérieure, et sa place parmi les grandes nations.
   En terminant, je veux, au nom de tous les camarades de notre groupe de Sonderhäftlinge, remercier du fond du cœur la Croix-Rouge suédoise, le capitaine Folke et l'infirmière, Mademoiselle Björke à qui nous devons, pour une bonne part, le bonheur d'avoir pu rentrer sains et saufs, dans notre pays, après notre déportation.

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