Histoire et mémoire 51 > Histoire et mémoire de la déportation > Images de l'Allemagne chez d'anciens déportés français
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« Je sais bien que tout ce qui est allemand
n’est pas automatiquement nazi… »
(1)

Images de l’Allemagne chez d’anciens déportés français
des camps de concentration de Buchenwald, Dora et kommandos

par Henning FAUSER
étudiant en Master « Études interdisciplinaires. Sciences humaines et sociales »
à l’université de Fribourg-en-Brisgau ( Allemagne )

Article publié dans
Mémoire vivante - Bulletin de la Fondation pour la mémoire de la Déportation
n° 60, mars 2009
.

   Henning Fauser a soutenu en 2008 à l’université de Halle-Wittenberg ( Allemagne ) un mémoire de Licence ( mention Très bien ) intitulé Deutschlandbilder französischer Deportierter - Eine Studie am Beispiel der ehemaligen Häftlinge der Konzentrationslager Buchenwald, Dora und ihrer Außenlager ( L’image de l’Allemagne chez les déportés français. Une étude basée sur l’exemple des détenus des camps de concentration de Buchenwald, Dora et leurs kommandos ).
   Cet article en constitue une
synthèse. L’auteur tient à remercier Arnaud Boulligny pour la relecture attentive de l’article et pour ses suggestions précieuses.
   Parallèlement à ses travaux universitaires,
Henning Fauser rejoint régulièrement l’équipe de recherche de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation à Caen et lui apporte une aide précieuse.
   Il poursuit cette année sa réflexion sur la perception de l’Allemagne en cherchant à l’étendre
à l’ensemble des déportés français, hommes et femmes.

Contact :
henning.fauser(a)gmail.com
ou
fmdcaen(a)yahoo.fr


  Lorsque d’anciens déportés témoignent devant des jeunes, une question leur est presque toujours posée : « Avez-vous pardonné aux Allemands ? » ou formulée autrement : « Éprouvez-vous de la haine envers l’Allemagne et les Allemands ? ».
   Pour de jeunes Allemands, cette question est d’autant plus cruciale qu’elle relève moins d’une curiosité historique que d’une quête d’identité personnelle.

   Les réflexions présentées dans cet article sont le fruit de nos recherches concernant
l’image de l’Allemagne chez les anciens déportés français.
   Quelles perceptions de l’Allemagne et des Allemands portent-ils en eux ?
   Comment ces victimes du régime nazi perçoivent-elles ceux qui les considéraient comme des « sous-hommes », ou qui fermaient les yeux devant les crimes qu’on commettait contre elles ?
   Quelle est leur attitude vis-à-vis des générations nées après la guerre dont font partie des Allemands qui s’efforcent de réparer les infamies commises contre eux, tandis que celles-ci sont minimisées ou même déniées ouvertement par d’autres ?

   L’Allemagne et les Allemands sont entrés, souvent violemment, dans la vie de ces hommes
(2), laissant des traces indélébiles dans leur mémoire qu’ils ont exprimées plus tard dans des témoignages, des biographies ou des entretiens. Dans notre travail, le développement des images de l’Allemagne chez les déportés français a été envisagé à cinq étapes de leur vie :
   - leur enfance et jeunesse pendant l’entre-deux-guerres,
   - l’Occupation et leur déportation,
   - la période suivant leur retour en France,
   - l’époque des deux Allemagnes
   - et, finalement, celle qui débute avec la chute du Mur de Berlin.

   Si le terme
« images » est employé ici au pluriel, c’est qu’il n’existe pas UNE image de l’Allemagne chez les anciens détenus, mais que chacun de ces hommes a son image propre qui s’est développée au fur et à mesure de sa vie, en fonction des expériences vécues avec des Allemands.

L’enfance et la jeunesse

   La Grande Guerre a marqué de son ombre les premières années de la vie de ces hommes. Bien que nés après 1918 (3), ils ont été fortement influencés dans leur perception du voisin d’outre-Rhin par son retentissement. Ce sont tout d’abord les pères, dont presque tous ont fait la guerre, qui parlent à leurs fils de ce conflit terrible. Les souvenirs des membres de la famille ayant connu la guerre et l’occupation allemande du nord-est de la France ont un impact identique.

   L’image de l’Allemagne « des agresseurs, des destructeurs et des brutes » transmise dans ce contexte, s’exprime au travers la désignation du « Boche ». La réaction suivante illustre cet état d’esprit : «  … nos voisins Allemands, le terme péjoratif les Boches étant plus couramment employé, jouissaient d’une réputation détestable. Ne nous avaient-ils pas volé en 1870 l’Alsace et la Lorraine ? Dans les territoires envahis du Nord de la France, lors des deux guerres, celle de 1870 et celle de 14, la soldatesque avait violé les femmes et coupé les mains des enfants » (4).

   L’observation d’un autre déporté va à l’encontre de ces propos qui correspondent cependant à une perception des Allemands très répandue à l’époque : « Mon père n’a jamais employé le mot, courant et très péjoratif, " boche " pour désigner les Allemands. Le stéréotype le plus répandu, concernant les Allemands, était la reconnaissance de leur discipline, associée à leur manque d’initiative. Les accusations de brutalité et de barbarie étaient présentes dans les propos nationalistes mais elles paraissaient manquer de sérieux à beaucoup de garçons de mon âge ».

   En outre, l’école et les médias – avec l’arrivée de la radio et des actualités cinématographiques – exercent une certaine influence sur l’image de l’Allemagne, sans oublier la politique nazie à partir de 1933. Mais rares sont ceux qui ont croisé des Allemands avant le début de la guerre.

L’Occupation et la déportation

   Le contact direct avec les « Fritz » devient presque incontournable après la défaite de 1940. Dans la zone occupée, les forces d’occupation sont présentes dans la vie publique ( parades et concerts, drapeaux arborant la croix gammée, panneaux indicateurs en langue allemande) ainsi que dans la vie privée (occupation de maisons ). « L’invasion de notre terre par l’administration nazie » est un autre effet de l’Occupation, selon les mots d’un ancien détenu de Langenstein qui fait allusion aux tracasseries administratives et à la réquisition de produits industriels et alimentaires. Ainsi, la dénomination « doryphores » et le fameux « ersatz » sont souvent mentionnés par les anciens déportés pour cette période.

   Dans ce contexte d’exploitation de la France, il ne faut pas oublier celle de la main-d’œuvre, le Service du Travail Obligatoire (STO) a concerné la plupart des hommes interrogés. Alors que certains partent travailler dans le Reich – quelques-uns y seront arrêtés plus tard –, d’autres gagnent les maquis ou tentent de rejoindre les Forces Françaises Libres (FFL) en Afrique du Nord au risque d’être arrêtés. Dans les descriptions des déportés, leurs tortionnaires personnifient l’image du barbare germanique connu pour sa brutalité effrénée.

   Dans La Haine et le Pardon de Jean Mialet, on peut comprendre les conséquences de ce comportement cruel : « Comment se comporter dans un tel moment ? Quelle attitude adopter ? Je crois me rappeler que, serrant les poings et les dents, sur un ton sans doute bravache, j’ai dit à haute voix : "  Les salauds ! Ils paieront ! Ils paieront tout cela. " En tout cas, je suis sûr que c’est ce jour-là que j’ai découvert l’efficacité de l’évocation de la vengeance que je prendrais un jour. C’est ce jour-là que la haine est entrée en moi et que, depuis, elle m’apporte son formidable soutien. Je hais les Allemands, tous les Allemands, parce que ces deux-là, le grand SS et le petit SD, ont pris plaisir à m’infliger souffrance et humiliation. J’avais parlé honneur et dignité, ils avaient répondu insulte et bastonnade, dans l’ombre complice » (5).
 
   Parmi les Allemands auxquels les détenus sont confrontés dans l’univers concentrationnaire, trois groupes sont à distinguer :
   - leurs co-détenus allemands,
   - les gardiens des camps de concentration
   - et les contremaîtres civils qui les encadrent pendant le travail.

  Parmi les détenus allemands, un certain nombre occupent des postes importants dans les camps, ce qui les fait apparaître comme des « auxiliaires des SS » (6). Cela s’applique surtout aux « criminels », reconnaissables à leur triangle vert. Le contact involontaire avec l’un d’entre eux incite Jean Mialet à écrire : « Les Kommandos avaient pour chefs des condamnés de droit commun, des criminels allemands le plus souvent, c’est-à-dire les pires des monstres. " Allemand et criminel, disions-nous, c’est trop pour un seul homme ! " » (7).

   Cette perception négative des détenus allemands au sommet de la hiérarchie du camp s’applique parfois aussi à ceux portant le triangle rouge car, selon les souvenirs d’un ancien déporté du camp de Langenstein, « avec la culture de la discipline propre à la culture allemande peu étaient abordables ». Toutefois, d’autres déportés considèrent ces détenus politiques comme « de bons Allemands », certains parlant même de « nos Allemands ». Dans son livre La nuit de Walpurgis. Avoir vingt ans à Langenstein, Roger Coupechoux décrit une discussion avec un camarade français sur son attitude vis-à-vis de l’Allemagne et des Allemands. Son interlocuteur lui répond que, pour lui, Ernst Thälmann (8) et « ses nombreux camarades communistes, socialistes ou catholiques […] sont le symbole de la partie saine de ce corps gangrené par ailleurs par les pustules de la peste brune » (9).

   Les gardiens des camps sont perçus de la même manière que les membres de la Gestapo. Leur comportement cruel a laissé des traces dans la chair et dans la mémoire de beaucoup de déportés. Nombreux sont ceux qui évoquent le supplice de l’attente pendant des heures sur la place d’appel, les SS qui essayent « d’augmenter leur effort de travail » par des chicanes sadiques ou les assassinats commis pendant les « marches de la mort ». Souvent, un gardien symbolise la barbarie absolue comme le SS Erwin Busta, gardien au camp de Dora entre 1943 et 1945. A cause de son allure, les détenus l’avaient surnommé « gueule d’acier » ou « tête de cheval ». Cependant, des différences de perception ont pu exister pour les gardiens, entre les jeunes perçus comme violents et sans scrupules, et les vieux qui avaient parfois l’air moins dangereux.

  Le dernier groupe à considérer est celui des contremaîtres civils qui encadrent les détenus pendant le travail. Étant responsables du bon déroulement des travaux, les Meister sont vigilants quant à ce que font les hommes se trouvant « sous leurs ordres ». Cependant, cela n’exclut pas de bons gestes de certains envers des détenus, décrits dans beaucoup de livres et témoignages. André Sellier résume très précisément la valeur de leurs actes en constatant qu’un tel comportement positif « n’était possible qu’à l’intérieur de petits groupes » (10), par exemple dans des kommandos à l’abri des regards d’autres contremaîtres ou gardiens. À l’opposé, si le kommando de travail était plus surveillé – comme dans les carrières ou sur les grands chantiers – les Meister eux aussi donnaient des coups (11).

   Enfin, il faut aussi envisager les contacts à distance des déportés français avec la population civile allemande qui ont exercé une certaine influence sur leur image de l’Allemagne. Puisqu’il n’existait pas de contacts directs entre déportés et civils allemands autres que les Meister, les images sont plutôt ici le fruit de représentations préexistantes ou d’échanges avec les camarades de déportation.

   Une pensée de Jean de Montangon, résultant de la traversée d’une ville allemande, illustre l’affrontement entre son expérience personnelle et les stéréotypes apportés de France : « Je regrettais tout de même de traverser, sans voir aucun visage, cette cité endormie bien poétique après les baraques et les miradors de Buchenwald. Le contraste entre l’image paisible de ces maisons, les premières que je voyais en Allemagne, et les sentiments de haine dont j’étais habité depuis mon enfance me troublait profondément. 1815, 1870, 1914, 1940, c’était trop, ces Allemands, sans distinction d’origine ou de religion nazie comprise n’étaient bien pour moi jusque-là que des " Boches " » (12).

   Hélie de Saint Marc pour sa part regarde la population civile allemande de cette époque sous un angle complètement différent. Lors d’une conversation avec un ancien officier de la Wehrmacht, il décrit ses sentiments à l’égard de leur prétendue méconnaissance de l’existence des camps de concentration : « [] Buchenwald n’était pas hors du monde. Il existait des villages alentour qui voyaient les commandos au travail. Lorsque nous marchions autour du camp, il nous semblait que, parfois, derrière les fenêtres, on nous observait. Mais jamais aucun civil ne nous regardait en face. Ces hommes et ces femmes paraissaient vivre une existence normale. Ils avaient des enfants, travaillaient, écoutaient la radio. Après avoir croisé nos ombres, les pieds et les jambes enveloppés de chiffons informes, ils rentraient chez eux, bricolaient dans leur jardin, faisaient l’amour. Leur inconscience nous hantait. Nous en parlions sur nos châlits. Nous haïssions cette indifférence des populations allemandes. Nous aurions préféré les crachats ou les cris de mépris. Mais les habitants de l’autre côté du monde, par leur absence de réaction, nous ravalaient à l’état de non-humains et de larves luttant les unes contre les autres pour un morceau de pain mouillé. Nous voyaient-ils seulement ? » (13).

Au retour des camps

   « À mon retour de Langenstein, j’ai eu une longue période où j’avais horreur de tout ce qui était allemand. C’est pourquoi j’ai perdu la connaissance de la langue » se souvient un ancien détenu. Il en va de même pour beaucoup d’autres détenus après leur retour en France. Même s’il ne reste pas de haine contre les Allemands au fond d’eux, la langue allemande évoque involontairement les expériences traumatisantes vécues dans les camps de concentration.

   Pendant les années qui suivent, des révélations d’atrocités commises au nom de l’Allemagne font que certains hommes se posent la question du devenir du voisin d’outre-Rhin. Par exemple, les anciens détenus apprennent à leur retour que des nazis ont perpétré de nombreux crimes comme à Oradour-sur-Glane et Gardelegen (14). Un survivant explique l’effet que ces massacres ont eu sur son attitude quant au futur de l’Allemagne : «  Postérieurement à mon retour dans mes foyers, au mois de mai 1945, de nouvelles révélations de monstruosités perpétrées par les S.S. et autres me rapprochèrent des partisans de l’élimination de l’Allemagne du rang des nations »
   Ainsi, les contacts avec des Allemands demeurent exceptionnels, comme dans le cas d’un déporté qui garde des prisonniers de guerre allemands (15) ou d’un autre qui commande à des Allemands dans la Légion étrangère (16).

« J’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux ! »

   L’idée de la coexistence de deux Allemagnes est bien antérieure à 1949, année de la création de deux états sur le sol allemand. Pendant les siècles précédents, il s’agissait avant tout du contraste entre une Allemagne romantique et une Allemagne dangereuse. De cette dernière perception découle l’idée d’une « incertitude allemande », nourrie par les expériences de 1870 et 1914 – transmises par les grands-parents et les parents de beaucoup de ces hommes –, et celle de 1940 qu’ils ont vécue eux-mêmes. Ainsi, la citation de François Mauriac est mentionnée par certains déportés. Toutefois, cette nouvelle division est de nature géographique, mais aussi politique et idéologique. Pour cette raison, les opinions politiques des anciens déportés jouent un rôle important dans la perception de ces deux Allemagnes.

   Pour la RFA, ce sont d’abord les gestes symboliques de ses représentants politiques qui sont évoqués : la poignée de main entre Adenauer et de Gaulle sur le parvis de la cathédrale de Reims (17) ou aussi la tombée à genoux du Chancelier Brandt à Varsovie (18). De plus, le Traité de l’Élysée (19) permet de nouveaux contacts avec l’Allemagne et les Allemands, soit avec des adolescents reçus par leurs enfants lors d’un échange scolaire, soit par la participation aux échanges de villes jumelées. À l’occasion d’un de ces séjours en Allemagne, un ancien déporté se rend compte d’une réaction chez les jeunes générations d’Allemands qu’il a du mal à comprendre : « […] un soir qu’il y avait bal organisé pour les Français et qu’il faisait très chaud, j’avais retiré ma veste et mon numéro apparaissait sur mon bras. Deux jeunes allemands l’ont remarqué et l’un m’a dit aussitôt comme si ce numéro était un reproche : " Moi, mon père n’a pas fait la guerre." C’est là un fait caractéristique d’une culpabilité diffuse qui existe chez certains Allemands, alors qu’ils n’étaient pas encore nés quand ces évènements sont arrivés ».

    Les visites dans l’autre Allemagne sont plus rares, elles ont surtout lieu pendant les pèlerinages car c’est là que se trouvent les sites des camps de Buchenwald, de Dora et de la plupart des camps extérieurs. Un ancien détenu du camp de Langenstein se souvient : « La première fois que je suis revenu après ma déportation sur le lieu de mémoire, il y avait la RDA et la RFA. L’image de la RDA m’a toujours été sympathique. Les dirigeants de l’époque nous facilitaient les transports, les monuments étaient entretenus par la population elle-même avec grand cœur. Ceux qui nous accueillaient étaient les antifascistes de l’époque et prétendaient que l’épuration avait été faite. Un de ses camarades de déportation a une image tout à fait différente : « En participant à des pèlerinages en RDA […], j’ai trouvé beaucoup de misère dans la population et un état policier très strict qui rendait les gens craintifs, alors que de l’autre côté du mur de séparation des deux Allemagne, la LIBERTÉ et la prospérité régnaient ».

Images actuelles de l’Allemagne

   C’est après la chute du Mur de Berlin et la réunification des deux Allemagnes que beaucoup d’anciens déportés retournent pour la première fois sur les lieux de leur souffrance. Accompagnés par leurs épouses, leurs enfants ou leurs petits-enfants, ils recherchent les traces de leur passé, en particulier les points marquants du camp ou l’emplacement de « leur » ancienne baraque. À cette occasion – pour certains d’entre eux, c’est la première fois depuis 1945 –, ils se retrouvent confrontés à des Allemands. Ceux-ci étant d’âges différents, ils ne les perçoivent pas tous de la même manière. Pour les Allemands nés après guerre, la très grande majorité des anciens déportés ne les considère pas comme coupables, indépendamment de ce qu’ont fait leurs parents ou grands-parents. Leurs mots conciliants lors des témoignages devant des jeunes Allemands – qu’ils expriment souvent dans la maxime « Ni haine, ni oubli ! » – ont sans aucun doute suscité chez ces adolescents des réflexions quant à l’importance du travail de Mémoire. En revanche, les contacts avec des Allemands de leur génération sont beaucoup plus compliqués. Un déporté relate qu’en présence d’un Allemand de son âge, il se demande toujours ce que celui-ci a fait pendant la guerre. Etait-il du côté des oppresseurs ou des victimes ?

   Trois citations permettent de rendre compte des différences de perception de l’Allemagne actuelle chez les anciens déportés français.
    Pour un déporté du camp de Langenstein, les faits commis par les dirigeants allemands « ne sont pas près de s’effacer » et « auront terni l’image de votre pays [l’Allemagne] ».
   Un de ses camarades s’exprime de manière plus nuancée : « Quant à l’image que je me fais de l’Allemagne d’aujourd’hui, je pense qu’elle n’a plus rien de comparable avec celle d’hier, mais elle souffre encore de son passé ».
   
Un autre, enfin, réagit d’une manière assez étonnante : « Les Allemands d’aujourd’hui. Je ressens les différences entre nous un peu comme celles qu’un Parisien éprouve à l’égard d’un Breton ou d’un Marseillais ! »

Conclusion

   Après avoir analysé les origines et le développement des images de l’Allemagne chez les anciens déportés français, il faut s’interroger sur la manière dont leurs perceptions diffèrent de celles de leurs compatriotes du même âge. Il faut avant tout garder à l’esprit le contact culturel forcé de ces hommes avec l’Allemagne et les Allemands ainsi que les séquelles traumatiques qui en résultent.    Certes, la plupart de leurs compatriotes ont également eu des contacts avec des Allemands entre 1940 et 1945, soit en France occupée, soit en Allemagne en tant que prisonniers de guerre ou travailleurs forcés. Néanmoins, ceux-ci n’ont pas connu la déshumanisation systématique qu’ont subie les déportés. Cette expérience lie la langue allemande et le comportement impitoyable de leurs tortionnaires.
   Toutefois, plusieurs exemples indiquent que ce contact forcé avec l’Allemagne et les Allemands a aussi permis à certains de corriger des perceptions acquises depuis l’enfance et la jeunesse. Un ancien détenu confirme ainsi qu’il est « revenu d’Allemagne avec beaucoup moins de rancœur à l’encontre des Allemands » que beaucoup de ses compatriotes restés au pays, parce qu’il « savait faire la différence entre les Allemands en général et les nazis ». Il explique cela par le fait qu’il a connu des Allemands qui, comme lui, ont résisté au régime nazi, qui ont été détenus pour cette raison dans les camps et qui l’ont aidé à Buchenwald.
   Par conséquent, les images de l’Allemagne chez les anciens déportés ne peuvent pas être qualifiées de « meilleures » ou « pires » par rapport à celles de leurs compatriotes. On doit plutôt les considérer comme plus différenciées.
   Finalement, il me tient à cœur de remercier les hommes qui ont été disposés à répondre à mes questions en partie très personnelles. Le fait d’accepter de me confier des souvenirs parfois pénibles mérite d’autant plus le respect si l’on considère les émotions causées par leur évocation. Pour le dire avec les mots métaphoriques d’Hélie de Saint Marc : « On n’ouvre pas ce tiroir‐là de la mémoire impunément » (20).

Notes

(1) Roger Coupechoux, La nuit de Walpurgis. Avoir vingt ans à Langenstein, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 108.

(2) Manquant de témoignages de femmes détenues dans les camps extérieurs de Buchenwald, je me suis concentré sur les déportés masculins.

(3) Deuxième limitation : ces recherches sont consacrées aux déportés issus du groupe que nous appelons la « génération des fils » nés après la Première Guerre mondiale.

(4) Toutes les citations sans annotation proviennent de correspondances et d’interviews. Afin de respecter le caractère personnel de ces échanges, nous avons décidé de garder l’anonymat des déportés.

(5) Jean Mialet, La Haine et le Pardon. Le Déporté, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 55.

(6) Yves Béon, La planète Dora, Paris, Seuil, 1985, p. 30.

(7) Jean Mialet, op. cit., p. 134.

(8) Homme politique allemand qui fut le chef du Parti communiste allemand à partir de 1925. Emprisonné en 1933, Ernst Thälmann est assassiné à Buchenwald en 1944.

(9) Roger Coupechoux, op. cit., p. 104.

(10) André Sellier, Histoire du camp de Dora, Paris, Éditions La Découverte, 1998, p. 152.

(11) Ibid.

(12) Jean De Montangon, Un Saint-Cyrien des années 40, Paris, Editions France-Empire, 1987, p. 129-130.

(13) Hélie De Saint Marc et August Von Kageneck, Notre histoire 1922-1945,Paris, J’ai lu, 2005, p. 190-191.

(14) Le sort des 1 016 déportés assassinés à Gardelegen ressemble à celui des habitants d’Oradour. Après les avoir enfermés dans une grange, leurs gardiens y mettent le feu. Les détenus qui essayent de se sauver sont littéralement massacrés. Pour plus d’informations, voir André Sellier, op. cit., p. 346-353.

(15) Roger Coupechoux, op. cit., p. 161-162.

(16) Hélie De Saint Marc et August Von Kageneck, op. cit., p. 253-254.

(17) En 1962, le Président français et le Chancelier allemand scellent la réconciliation franco-allemande par une messe solennelle dans la cathédrale de cette ville.

(18) En 1970, à l’occasion de la signature de l'accord de Varsovie entre la Pologne et la RFA, Willy Brandt dépose une couronne devant le mémorial du ghetto juif en mémoire des victimes du nazisme et s’agenouille devant le monument. Pour cette action parmi d'autres, il reçoit le prix Nobel de la paix l’année suivante.

(19) Signé par le Président de Gaulle et le Chancelier Adenauer le 22 janvier 1963, ce traité d’amitié avait pour but de contribuer à la réconciliation des deux peuples. Il concernait avant tout les ressorts de la politique étrangère, de la Défense nationale ainsi que le domaine culturel.

(20) Hélie De Saint Marc, « Le lieu de l’absolue vérité des êtres » in : FNDIR/UNADIF, Jean Manson (éd.),  Leçons de ténèbres, Paris, Plon, 1995, p. 223.

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