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L'épuration, un dossier controversé

Extraits de
Jean-Pierre HUSSON, La Marne et les Marnais à l'épreuve de la Seconde Guerre mondiale,
Presses universitaires de Reims, 2 tomes, 2e édition, 1998.

L' épuration, enjeu de légitimité et de pouvoir

Les exécutions extra-judiciaires et les tontes vengeresses de la libération

La mise en place rapide des instruments de l'épuration judiciaire

Le bilan de l'épuration judiciaire

Les faits reprochés

Les personnes sanctionnées

L'épuration molle des fonctionnaires

La protestation des résistants

L'épuration, enjeu de légitimité et de pouvoir

   Compte tenu de la faible implantation des maquis sous l'occupation, de l'absence de phase proprement insurrectionnelle, de la rapidité de la libération, du rétablissement simultané sur l'ensemble du territoire de la légalité républicaine, grâce aussi au rôle joué par les FFI-FTP et à la coopération qui s'est établie entre le Comité départemental de libération (CDL) et le commissaire de la République, la violence populaire qui s'est mêlée partout en France à l'allégresse des journées libératrices, a été limitée et de courte durée dans la Marne.
   
    Selon l'enquête réalisée dans le cadre du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale en 1980, ce qu'on a appelé l'« épuration sauvage » ou encore « extra-judiciaire », n'y a pas connu les débordements ou les excès qui ont été relevés dans d'autres départements, et l'épuration s'y fit rapidement et essentiellement dans un cadre légal.
    La quasi-totalité des épurés marnais ont donc été sanctionnés à l'issue d'une instruction et de verdicts rendus, pour quelques uns d'entre eux par le tribunal militaire de Châlons-sur-Marne, et pour le plus grand nombre par la Cour de Justice ou par la Chambre civique de Reims.
   L'épuration fut cependant ici comme ailleurs un enjeu majeur de légitimité et de pouvoir, et donna lieu à de nombreuses et interminables controverses au sein de la résistance elle-même et dans la population en général.
    Les verdicts rendus pour les mêmes faits reprochés ont beaucoup varié en fonction de la qualité des personnes sanctionnées, et selon l'époque où celles-ci ont été jugées
.   Rétrospectivement, certains de ces verdicts, coupés de leur contexte, peuvent même sembler particulièrement injustes, voire choquants

Les exécutions extra-judiciaires et les tontes vengeresses de la libération

   L'épuration extra-judiciaire concerne en premier lieu les exécutions dites « sommaires » qui ont été perpétrées sur initiative personnelle ou sur ordre de la résistance, pendant l'occupation allemande, au cours des journées libératrices, ou après la libération.
    Elle a fait l'objet dans le passé de bilans controversés 1 ) et réveille encore périodiquement des polémiques qu'on croyait éteintes.
    En novembre 1944, le ministre de l'Intérieur, Adrien TIXIER, avait avancé une estimation laissant entendre que le nombre des exécutions sommaires imputables à la résistance aurait pu être d'une centaine de milliers. Ces chiffres furent repris ensuite par les défenseurs du régime de Vichy et les détracteurs de la résistance qui, considérant que cette estimation venant d'un ministre socialiste du Gouvernement provisoire ne pouvait que minimiser la vérité, s'en servirent pour accréditer la thèse du « bain de sang » perpétré à la libération par la résistance et en particulier par les communistes.
   Les enquêtes effectuées, à la demande du ministère de l'Intérieur, par les Renseignements généraux et par la Gendarmerie en 1948 et en 1952, ont dénombré respectivement 9 673 et 10 822 exécutions, chiffres très proches de ceux retenus par le général de Gaulle (10 842) 2 ).
   Dans les années 1960, Robert ARON, en se fondant sur une autre enquête de gendarmerie qui confondait dans une même statistique, victimes de l'épuration et « civils exécutés par les Allemands et par la Milice », situait le nombre des exécutions entre 30 000 et 40 000 3 ).
   C'est pour tenter d'éclaircir ce dossier que le Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale a lancé une longue et vaste enquête dans les années 1960.
   En 1986, Marcel BAUDOT qui en a été l'animateur, a dressé un bilan presque définitif quoiqu'encore incomplet, concernant 73 départements, et qui dénombrait 7 306 exécutions extra-judiciaires 4 ).
   En 1992, Henry ROUSSO reprenant et complétant le travail de Marcel BAUDOT, arrivait à la conclusion que l'enquête du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale avait permis de dénombrer 8 775 exécutions extra-judiciaires – des chiffres inférieurs mais finalement assez proches de ceux résultant des enquêtes officielles de 1948 et de 1952 – et que 80 % d'entre elles avaient été « perpétrées pour partie en pleine occupation, pour l'essentiel au moment des combats de la libération 5 )».

   Les recherches effectuées dans le cadre de cette enquête par les correspondants des quatre départements formant aujourd'hui la Champagne-Ardenne 6 ) permettent d'établir un bilan régional qui s'élève à 237 exécutions sommaires, dont les deux tiers sont intervenues durant la période d'insurrection nationale déclenchée au moment du débarque-ment allié et qui s'est achevée avec la libération de notre région.

Exécutions sommaires
en Champagne-Ardenne
Avant le
6 juin 1944
Du 6 juin 1944
à la libération
Après
la libération
TOTAL
Ardennes
2
5
2
9
Marne
5
14
2
21
Aube
67
125
5
197
Haute-Marne
1
9
0
10
CHAMPAGNE- ARDENNE
75
153
9
237

   En réalité plus de 80 % de ces exécutions sommaires concernent le seul département de l'Aube où étaient implantés des maquis actifs, et où ont été recensés 197 exécutions sommaires 7 ), alors que dans les Ardennes et dans la Haute-Marne on n'en a dénombré qu'une dizaine, ce qui proportionnellement à la population de ces deux départements les situent à peu près au même niveau que la Marne où 21 exécutions sommaires ont été recensées.
    Ces chiffres placent la Marne, la Haute-Marne et les Ardennes parmi les départements où l'épuration extra-judiciaire a été de faible ampleur.
    Le rapport mensuel de juillet 1944 du préfet PERETTI DELLA ROCCA concernant l'activité des maquis dans la Marne, relevait cette modération marnaise qui tranchait avec la situation observée dans l'Aube, et essayait de l'expliquer :

   En ce qui concerne les attentats contre les habitants, meurtres affirmés comme étant des actes de justice, ils sont relativement peu nombreux dans le département, 6 ou 7 au plus, alors que dans l'Aube notamment c'est la moyenne quotidienne.
   Comment expliquer ce fait ?
   L'attitude des habitants est certainement la même que partout ailleurs et l'on ne peut expliquer par une plus grande dignité le moindre nombre de « châtiments ».
   Peut-être cela tient-il à ce que les partisans sont ici plus « purs » ou moins nombreux donc moins protégés, moins sûrs d'eux-mêmes
8 ).

   À son retour de Dachau en mai 1945, Simon CANTARZOGLOU, chef du réseau d'évasion de réfractaires du STO de Libération-Nord aux Halles de Paris, et organisateur des groupes rémois appartenant à ce réseau, condamné à mort et déporté pour avoir exécuté le chef régional du PPF le docteur JOLICOEUR à Reims, se déclara satisfait de l'épuration dans l'Aube parce qu'au moment de la libération, « il y avait eu 80 exécutions le même jour » et s'étonna que « dans la Marne, les mouvements de résistance n'avaient rien fait de semblable 9 ) ».

   Ce bilan régional montre en tout cas que les chiffres retenus par Robert ARON 10 ) dans son Histoire de l'épuration - chiffres fondés sur les résultats d'une enquête effectuée en 1959 par la Gendarmerie et incluant toutes sortes d'exécutions - sont deux fois plus élevés que le nombre des exécutions imputables à la résistance, recensées par les correspondants départementauxdu Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale de la Champagne-Ardenne.

Nombre d'exécutions sommaires
08
51
10
52
CA
Selon l'enquête de gendarmerie de 1959 utilisée par Robert Aron
43
25
466
51
585
Recensées par les correspondants du Comité d'histoire de la 2ème guerre mondiale
9
21
197
10
237

( 08 = Ardennes, 51 = Marne, 10 = Aube, 52 = Haute-Marne, CA = Champagne-Ardenne )

   Dans la Marne, aucune cour martiale improvisée, aucun tribunal militaire d'urgence n'a fonctionné, ni avant, ni pendant, ni après la libération, comme ce fut le cas dans les départements à forte densité de maquis, ou bien ceux où la libération s'est accompagnée de combats très disputés et où la période de flottement qui a précédé le rétablissement de la légalité républicaine a été plus longue.
    Parmi les 21 exécutions que j'y ai recensées, 5 sont intervenues en pleine occupation ( 3 en 1943 et 2 en janvier-février 1944 ), bien avant le débarquement allié, 14 au cours des semaines qui ont immédiatement précédé la libération du département, et 2 seulement après la libération.
   Quatre de ces exécutions ont frappé des femmes.
   Il semble bien que les exécutions antérieures au débarquement allié, ont toutes été commanditées par la résistance.
   La première frappa Justin HEUILLON, originaire de la Meuse, syndic agricole de Connantre et fermier de la marquise de TRYAS, qui venait d'acquérir « pour une bouchée de pain » une ferme appartenant à une famille juive de Seine-et-Oise, et qui fut abattu dans sa voiture le 2 août 1943 11 ).
    À Reims le 29 septembre 1943, le chef régional du PPF Jean JOLICOEUR, fut exécuté dans son cabinet médical par Simon CANTARZOGLOU de Libération-Nord qui lui tira une balle de revolver dans la tête 12 ).
   Le 29 octobre 1943, Antony LAURENT, maire de Baudement et conseiller départemental de la Marne nommé par Vichy, fut exécuté à la mitraillette13 ) .
    Au début de 1944, les FTP de l'Aube revendiquèrent dans un communiqué l'exécution du collaborateur DESHAIES à Esternay, le 22 janvier 14 ).
    Le secrétaire de la mairie de Fismes, Lucien PINCHAUD, fut exécuté le 7 février 1944 15 ) .

   Parmi les quatorze exécutions de juillet-août 1944, il faut distinguer celles qui sont intervenues en juillet 1944, deux mois avant la libération du département, et qui ont été revendiquées par les FTP dans leur journal France d'Abord et dans l'organe départemental du Front national marnais, Les Fils de Valmy :

Communiqué n° 87.
Fin juillet : 5 exécutions
16 ).

Communiqué des FTP et FFI du 7 au 20 juillet.
Le traître Marius Pilon, garde-chasse à Saint-Martin-d'Ablois, qui avait dénoncé 17 patriotes dont 15 ont été fusillés, a été abattu.
 
Lucienne Richard de La Villa d'Ay, dénonciatrice au service de la Gestapo responsable del'arrestation et de l'exécution de nombreux Patriotes, a été abattue
17 ).

   Les exécutions de la fin du mois d'août 1944 ont eu lieu presque toutes avant la libération et sur ordre de la résistance.
   Citons celles qui furent revendiquées par CDLR : Madame LEULLIER femme de milicien et cuisinière à la Milice, décédée à la suite de l'attentat à la bombe contre le local de la Milice de Reims le 14 août 18 ), et les époux BOUDIN, libraires-papetiers accusés d'être des agents de la Gestapo, exécutés à Reims le 22 août 19 ).
    Deux exécutions seulement sont intervenues au cours des journées libératrices proprement dites et ont fait l'objet de sanctions après la libération, dans la mesure où elles n'avaient pas été ordonnées par les responsables militaires de la résistance : le FFI André BONNET qui exécuta à Bergères-les-Vertus le 28 août, l'ingénieur électricien BERNARD accusé d'avoir dénoncé des résistants et d'avoir guidé la Gestapo lors d'une opération qui avait abouti à sept arrestations à Vertus , a été déféré devant une Commission militaire après la libération20 ) ; le FFI qui, le 31 août, exécuta René AUGUSTIN de Champaubert-aux-Bois, accusé de trafic avec l'ennemi, a été condamné à deux ans de prison par le Tribunal militaire de la 6ème Région, le 20 décembre 1944 21 ).

   Selon Philippe BOURDREL qui ne cite pas ses sources, une troisième exécution aurait eu lieu à Épernay le jour même de la libération :

   À Épernay par exemple, M. Havranck, ancien légionnaire titulaire de plusieurs citations, a été exécuté lr jour même de la libération parce qu'il était taxé de sentiments « maréchalistes » .

   Il n'y avait pas à Épernay de légionnaire du nom de HAVRANCK ; par contre, j'ai pu recenser dans les archives de la LVF deux personnes pouvant correspondre à la personne citée par Philippe BOURDREL : il s'agit de Robert HARAUCH, engagé à La LVF , et de Bérard HAVRANECK, adhérent des Amis de la LFV .
   Selon Pierre SERVAGNAT, le lendemain de la libération d'Epernay, Havraneck tira sur les FFI venus l'arrêter, en blessant un ; ceux-ci ont riposté et l'ont tué . Il ne s'agirait donc pas d'une exécution sommaire 22 ).
  Les deux exécutions postérieures à la libération concernent un habitant de Saint-Martin-d'Ablois, accusé d'avoir travaillé pour la Gestapo ( filatures, dénonciations ), exécuté après avoir bénéficié d'un non lieu 23 ), et Simone BAUDOIN, tirée de la prison Mencière avant d'être jugée, et exécutée en octobre 1944, dont on retrouva le cadavre en août 1945 enterré dans une sape à Prunay, uneexécution dans laquelle le chef départemental des FFI fut iù^mliqué
24 ).

    S'il y eut très peu d'exécutions au cours des journées libératrices, par contre la Marne n'échappa pas, hélas, aux tontes vengeresses qui ont frappé celles que l'on a appelées les « collaboratrices horizontales », transformant ce « carnaval fou » qui anima les rues en liesse des villes de la Marne en « carnaval moche », pour reprendre l'expression d'Alain BROSSAT 25 ).
    Cet épisode lamentable et douloureux, qui, selon Herbert LOTTMAN, « fut presque partout le premier acte de l'épuration » 26 ), accompagnant les arrestations, a vu la violence populaire s'abattre aussi bien sur les prostituées que sur les jeunes filles ou les femmes compromises, dont le seul crime était d'avoir eu, ou d'être soupçonnées d'avoir eu des relations sexuelles avec des soldats allemands.
   La femme tondue, battue, humiliée, punie pour avoir commis une faute de nature sexuelle, rappelait « la femme adultère jadis exposée et promenée dans les rues de la localité » 27 ).
    Cette vengeance populaire, spontanée, incontrôlée, sommaire, il ne semble pas que les politiques et les responsables de la résistance aient tenté ni de l'enrayer, ni de la contrôler.    
    De toute évidence, ils l'ont couverte, considérant qu'elle avait une fonction de défoulement collectif libérateur, et d'exutoire à bien des frustrations accumulées pendant l'occupation, permettant d'éviter d'autres débordements, d'autres violences plus graves encore.
    Elle a sans doute contribué à limiter le nombre des exécutions sommaires, mais en même temps elle a permis d'exorciser les petites compromissions et les petites lâchetés qui avaient jalonné la vie quotidienne de beaucoup de Marnais obligés de côtoyer pendant quatre années les occupants allemands.
    En se concentrant sur les femmes, elle a été une « violence spécifique et discriminatoire », qui avait « valeur d'expiation collective » 28 ).

   Dans la Marne, il est difficile de mesurer exactement ce que furent l'ampleur et la durée de l'épisode des tontes vengeresses de la libération, qui a surtout concerné les villes.
    À Reims, elles sont attestées par de nombreuses photographies 29 ) et par les rushes des films de la libération conservés par le cameraman Georges CHANTRAINE et que j'ai pu visionner en 1985 30 ).
    On y voit une foule nombreuse et déchaînée, parmi laquelle se trouvent sans doute beaucoup d'« indignés de la dernière heure »31 ), conspuer, bousculer, humilier des femmes tondues à travers les principales rues de la ville.
    Pierre-Luc PETITJEAN a décrit ces scènes qu'il situe le matin même du 30 août 1944, en les intégrant à son récit des journées libératrices comme un épisode parmi d'autres, sans autre forme de commentaire :

   Les cloches de toutes les églises sonnent.
   À la Cathédrale pavoisée, des tours aux portails, le bourdon tinte.
   Réaction populaire : toutes les femmes et filles qui ont eu des relations trop intimes avec l'Occupant sont arrêtées par les FFI et livrées à des coiffeurs bénévoles et souvent inexpérimentés qui leur coupent les cheveux, leur rasent même le crâne, la croix gammée est faite à l'encre sur leur front et on les promène ainsi dans les rues avant de les emmener à la Police, rue Rockefeller.
   Rue Condorcet, la jeune Sobrito, à moitié nue, est tondue devant l'autodafé des livres du Frontbuchhandlung ( Librairie allemande ) et promenée place d'Erlon, enveloppée dans un drapeau à croix gammée
32 ).

   L'Union Champenoise, organe du Comité départemental de libération, dans son numéro 4 du 3 septembre 1944, sous le titre « Le nettoyage de la cité », relate comment à Châlons-sur-Marne, « dès le premier jour de la libération, un mouvement d'épuration s'est organisé contre ceux qui pactisèrent avec l'occupant et contre certaines femmes qui se montrèrent trop familières avec les boches », en précisant que «ces femmes ont eu les cheveux coupés et défilèrent dans les rues, sur le chemin de la prison, sous les huées de la foule ».
    Ces scènes ont été également photographiées dans des villes moins importantes et même dans des communes rurales, telle la commune d'Avize où une estrade fut installée au milieu de la place pour que toute la population puisse y assister sans rien perdre du « spectacle » 33 ).
   Il est quand même un peu surprenant de constater qu'aucune voix ne s'est élevée alors, pas même au sein de la résistance, pour dénoncer ces comportements dégradants.

   Plus tard, en janvier 1945, Le Journal de la Marne, quotidien châlonnais, dans un éditorial ayant pour titre « Vrais et faux résistants », s'interrogea rétrospectivement sur ce qu'avait été le rôle des « résistants de la 11e heure » qui, après avoir été des « margoulins du marché noir », après avoir trafiqué avec les Allemands pendant toute la guerre, s'étaient beaucoup agités à la libération, criant « Vive de Gaulle », faisant des V aux Américains, et que l'on a vu « présider aux tontes vengeresses » 34 ).

    De son côté en 1983, l'abbé GILLET exprimait a posteriori quelques réserves, en des termes qui restaient ambigus et peu convaincants :

    Je ne nie pas qu'il y ait eu quelques excès, du fait de quelques jeunes FFI de la dernière minute, ou de simples excités, pris par l'ambiance du moment : quelques femmes tondues et promenées en ville, parce qu'elles avaient trop profité de l'occupation.
    Mais rien de suggéré par une autorité quelconque.
    À côté de ce qui s'est passé ailleurs, ce fut peu de choses.
    Encore trop cependant ; car le respect de la dignité humaine ne souffre pas d'exceptions, et la justice populaire est rarement bonne !
35 )

   En réalité, il est établi que parmi les 175 personnes arrêtées à la libération à Châlons-sur-Marne, et soumises à la Commission de triage de cette ville, plus des deux tiers étaient des femmes (118) dont beaucoup avaient été tondues.
   Elles furent remises presque toutes (114) en liberté après avoir été humiliées, aucune charge sérieuse susceptible de justifier leur maintien en détention n'ayant pu être retenue contre elles 36 ).
    De même, on verra plus loin en dressant le bilan de l'épuration dans la Marne, qu'il est faux de penser que cette épuration sauvage ait pu contribuer ultérieurement à rendre l'épuration judiciaire moins sévère à l'égard des femmes, bien au contraire.

La mise en place rapide des instruments de l'épuration judiciaire

   Dès les premiers jours qui ont suivi la libération du département et le rétablissement de la légalité républicaine dans la Marne, l'épuration devint un enjeu de légitimité et de pouvoir entre le CDL et le commissaire de la République représentant du Gouvernement provisoire, mais aussi, au sein même du CDL et des CLL, entre les différents mouvements et partis se réclamant de la résistance, en particulier entre la mouvance communiste et les autres mouvements qui se sont livrés parfois à une sorte de surenchère par rapport à une opinion publique impatiente.

La pression des instances de la résistance

   D'emblée, le CDL affirma sa volonté de faire entreprendre des poursuites contre les traîtres et les collaborateurs, en mettant en place dans chacune des trois principales villes du département, Reims, Châlons et Epernay, une commission d'épuration appelée Commission du NAP. Ces trois commissions fonctionnèrent jusqu'en 1946 et jouèrent le rôle d'« annexe des bureaux de police et même du parquet ». Elles examinaient les lettres de dénonciation et s'appuyaient sur des comités cantonaux d'épuration qui leur soumettaient les cas individuels, ainsi que les affaires susceptibles de faire l'objet de poursuites judiciaires ou de mesures administratives.
   Le 15 septembre 1944, L'Union Champenoise, organe du CDL, publiait un éditorial intitulé « Châtiment pour les coupables », qui se faisait l'écho de nombreuses lettres traduisant « la volonté populaire d'exiger le châtiment des traîtres, des collaborateurs et des vautours du marché noir ». Il réclamait « cette justice rapide et sévère » promise par le Gouvernement de la Libération nationale qui impliquait « le jugement de tous les coupables » sans considération de leur rang social, et proposait des mesures immédiates et efficaces, telles que l'affichage des noms des personnes arrêtées avec le motif de leur arrestation, l'arrestation des trafiquants et la confiscation de leurs biens.
   Le 1er octobre, un communiqué du CDL précisait que les « audacieuses recommandations faites journellement en faveur des collaborateurs incarcérés » ne changeraient rien « aux mesures justes, mais sévères » qui devaient frapper ceux qui avaient trahi la France et contribué à livrer des patriotes à la Gestapo, et avertissait leurs « protecteurs » pour qu'ils sachent bien que ces interventions seraient considérées « comme nulles et non avenues » et qu'il n'y serait pas répondu 37 ).
    Quelques jours plus tard, furent publiées deux listes, comportant respectivement 118 et 51 noms de « collaborateurs, délateurs ou traîtres » incarcérés à Reims dans l'attente d'être jugés 38 ).
   De son côté le Front national, à l'issue d'un meeting qui rassemblait 5 000 personnes le 8 octobre au cirque municipal de Reims, y faisait adopter un ordre du jour demandant « que tout soit mis en oeuvre pour châtier les traîtres et épurer les administrations, condition essentielle pour le relèvement rapide de la France » 39 ).
    L'éditorial de L'Union du 9 octobre, sous le titre « Coupons court », rendait compte de ce meeting, s'inquiétait de constater que « partout l'indulgence et la mollesse » jouaient en faveur des collaborateurs qui « arrêtés quelques heures et remis en liberté », avaient retrouvé leur superbe, et il réclamait des « décisions immédiates » pour servir d'exemple, s'inspirant de la Cour martiale de Clermont-Ferrand qui venait de prononcer quinze condamnations à mort.
   Si l'on en croit le commissaire de la République, GRÉGOIRE-GUISELIN, cette impatience et cette pression de l'opinion, relayées - peut-être même provoquées - en tout cas amplifiées par le CDL, n'étaient pas fondées. Dans son rapport mensuel de septembre 1944 au ministre de l'Intérieur, il affirmait que les « mesures énergiques » qu'il avait prises « le jour même de la libération, avaient atteint ceux des collaborateurs qui n'avaient pas accompagné leurs maîtres allemands » 40 ) . Les fonctionnaires des Renseignements généraux avaient tous été maintenus en place, et avaient assuré ainsi la continuité totale de ce service, de telle façon que « les suspensions et les épurations les plus importantes ont pu être faites le jour même de la libération », en s'appuyant sur la documentation que détenait ce service sur les partis collaborationnistes et sur leurs archives immédiatement saisies 41 ). Ces mêmes fonctionnaires maintenus à leur poste, furent également chargés de l'identification des agents français ou étrangers ayant travaillé pour le compte de la Gestapo. Par contre, il ne semble pas que les services de police du département, eux aussi peu touchés par l'épuration, aient débordé de zèle dans la recherche des collaborateurs, malgré les instructions très fermes que leur avait adressées le commissaire de la République au lendemain de la libération. Ce dernier, fort mécontent, adressa le 21 décembre 1944 au secrétaire général pour la Police, une lettre très appuyée de rappel à l'ordre :

   Dès le lendemain de la libération, j'ai donné des instructions précises pour que tous les individus ayant appartenu à des groupements antinationaux soient immédiatement arrêtés et placés dans des camps d'internement administratif en attendant leur comparution éventuelle devant la juridiction compétente.
    J'ai eu plusieurs fois l'occasion de vous rappeler ces instructions et je suis certain que vous ne les avez pas perdues de vue.
    Néanmoins je reçois de tous côtés des abjurgations ( sic )
tendant à réaliser cet assainissement.
    Je n'ai que bien rarement eu des noms et des indications précises que j'ai pourtant chaque fois réclamés, mais la multiplicité de ces observations indique qu'il doit bien y avoir en elles une part de vérité.
   Je ne puis que vous prier de redoubler d'activité pour faire rechercher et arrêter immédiatement tous individus convaincus d'avoir appartenu à des groupements antinationaux et de me rendre compte des résultats de ces nouvelles recherches
42 ).

   En ce qui concerne les arrestations effectuées par les FFI, les services de police et la Gendarmerie, le commissaire de la République reconnaissait qu'à la libération, elles avaient été nombreuses et qu'elles avaient été faites à tort et travers, mais qu'il y avait remédié immédiatement en constituant des Commissions de triage. C'est ainsi que la Commission de triage de Châlons-sur-Marne, constituée le 29 août 1944, a prononcé au cours des cinq jours qui ont suivi, la remise en liberté de 153 des 175 personnes arrêtées à la libération.
   Dans son rapport mensuel de décembre 1944, le préfet relevait qu'environ la moitié des personnes arrêtées à la libération ( un peu plus d'un millier ) avaient été relâchées au cours des dix jours qui avaient suivi 43 ).

Le travail des commissions

   À partir du 29 septembre, une Commission départementale de sécurité publique et de vérification des décisions d'internement, présidée par le président du Tribunal civil de Châlons-sur-Marne, assisté d'un inspecteur de Police et d'un représentant du CDL fut chargée d'examiner les dossiers des personnes arrêtées sans mandat, et de fournir un avis sur les décisions à prendre. Elle fut dissoute le 2 novembre 1944, date d'installation de la Commission départementale de vérification nommée par arrêté du commissaire de la République conformément à l'Ordonnance du 4 octobre 1944.
   Cette commission, régulièrement réunie tous les lundis à la préfecture de Châlons-sur-Marne, était présidée par M. GUILLEMAUT, président du Tribunal civil, assisté du commissaire NARCISSE, chef du service départemental des Renseignements généraux, et de Serge PIGNY, représentant du CDL. Elle fut chargée d'examiner les mesures administratives préventives ou restrictives de liberté, applicables aux personnes considérées comme dangereuses pour la défense nationale ou la sécurité publique. Elle fonctionnait aussi comme Commission consultative de sécurité publique ayant pour mission d'examiner les dossiers des affaires susceptibles de faire l'objet de mesures administratives.
    Enfin, conformément à l'instruction n° 77 du ministère de l'Intérieur, datée du 3 novembre 1944, une Commission consultative a été constituée dans chacun des deux arrondissements de Reims et d'Epernay, qui a fonctionné en même temps comme Commission de triage chargée d'examiner la situation des personnes détenues sans mandat régulier, puis à partir de janvier 1945, comme Commission de sécurité44 ).

    Au niveau départemental, la Commission consultative de sécurité publique a été réunie 8 fois du 4 décembre 1944 au 12 mars 1945. Au cours des 27 séances qu'elles a tenues du 20 novembre 1944 au 23 novembre 1945, la Commission départementale de vérification a examiné 301 dossiers; elle a formulé pour chacun d'entre eux un avis transmis au commissaire de la République qui décidait soit de remettre en liberté, soit de déférer devant le Tribunal militaire ou le plus souvent devant la Cour de Justice, soit d'appliquer une mesure administrative d'internement, d'éloignement ou d'assignation à résidence.

    Tout ce travail de vérification et de triage avait pour but de régulariser et de légaliser la situation d'exception qui s'était créée dans le contexte particulier de la libération, de mettre fin aux bavures et à l'arbitraire, et de libérer au plus vite les personnes contre lesquelles aucune charge sérieuse ne pouvait être retenue. Mais tout cela prenait du temps, et dans son rapport mensuel de décembre 1944 au ministre de l'Intérieur, le préfet déplorait qu'il y eut encore dans son département 125 personnes détenues sans mandat, et expliquait cette situation par le fait que les services de Police et de Gendarmerie étaient submergés par de nombreuses demandes d'enquête et demandes de vérifications émanant des différentes commissions soucieuses de statuer en toute connaissance de cause 45 ).    Néanmoins, parmi les 1 396 personnes qui avaient été arrêtées dans la Marne entre la libération et le 30 novembre 1944, la plupart au cours des premiers jours qui avaient suivi la libération, 810 avaient été remises en liberté.
   En attendant il fallut trouver des lieux de détention, ce qui ne manqua pas de poser problème. Si à Châlons-sur-Marne, la Maison d'arrêt utilisée par les Allemands pendant l'occupation et devenue disponible permit de faire face, par contre celle d'Epernay fut vite surpeuplée, tandis qu'à Reims où la prison Robespierre avait été partiellement détruite lors d'un bombardement, il fallut réquisitionner l'ancienne clinique Mencière, et aménager à une dizaine de kilomètres de la ville dans le Fort de Chenay, un camp d'internement dont l'installation ne fut achevée qu'au printemps 1945 46 ). Ce fort servit de lieu d'incarcération d'avril à juillet 1945, époque où les détenus furent transférés à la citadelle de Laon.

Les différentes juridictions : Cour de Justice, Tribunal militaire, Chambre civique

   De leur côté, les différents parquets reçurent la mission d'ouvrir des informations judiciaires « du chef d'intelligence avec l'ennemi ou d'activité antifrançaise », puis de transmettre les affaires en cours pour décision, à la Cour de Justice ou éventuellement et plus rarement au Tribunal militaire, si elles relevaient spécifiquement de la sécurité militaire.
    La Cour de Justice examinait les dossiers qui lui étaient soumis, et lorsqu'il n'y avait pas motif à condamnation, elle les transmettait au préfet et au commissaire de la République, qui les examinaient, et soit prononçaient des libérations, soit prenaient des mesures administratives d'internement, d'éloignement ou d'assignation à résidence.
   Le 17 janvier 1945, le préfet avisait le ministre de l'Intérieur qu'à la date du 31 décembre 1944, dans la Marne, « il ne subsistait plus de personnes internées administrativement sans arrêté régulier d'internement », qu'aucun comité n'y procédait plus à des arrestations, que les internements y étaient désormais effectués dans des conditions régulières, et que les différentes commissions mises en place conformément à l'Ordonnance du 4 octobre 1944 et aux instructions du Gouvernement provisoire, faisaient correctement leur travail mais continuaient, « sous la pression d'enquêteurs manquant le plus souvent d'un minimum d'objectivité nécessaire », de demander l'internement de personnes qui de toute évidence ne pouvaient pas être considérées « comme dangereuses pour la sécurité publique » 47 ).
    Dans son rapport mensuel de juin 1945, le préfet relevait que le retour des déportés avait certes permis d'apporter une mise au point dans l'instruction de certaines affaires, mais qu'il n'avait cependant pas entraîné une recrudescence des dossiers soumis aux différentes commissions de vérification et de sécurité publique .
   Le Tribunal militaire permanent de la 6ème Région, constitué le 3 septembre 1944, tint sa première séance et prêta serment le 8 au Palais de Justice de Châlons-sur-Marne. Il était présidé par le lieutenant-colonel FAVRE COUTILLET, commandant la subdivision de la Marne, assisté d'officiers parmi lesquels se trouvaient le chef départemental des FFI, le commandant BOUCHEZ, et le lieutenant LAVILLATE, chef des FFI de l'arrondissement de Châlons. Le commissaire du gouvernement fut tout d'abord un avoué, le commandant MOTTANT, puis à partir du 1er novembre 1944, un avocat rémois, le commandant PELTHIER. Dans l'impossibilité d'accéder aux sources militaires, je n'ai pas pu établir avec certitude le nombre des personnes qui ont été jugées par le Tribunal militaire siégeant à Châlons, dont la procédure était plus rapide que celle de la Cour de Justice. L'étude des compte rendus de ses séances publiés dans L'Union laisse penser qu'il fut appelé, en attendant que la Cour de Justice puisse se mettre en place, à juger quelques affaires graves de trahison, en particulier celle qui concernait la famille JEUNET de Fismes, contre laquelle furent prononcées le 30 octobre 1944, huit condamnations à mort 48 ). Dès que la Cour de Justice fut installée, le Tribunal militaire lui abandonna l'épuration et s'occupa désormais essentiellement des affaires de détention illégale d'armes, de vol d'essence et de matériel à l'armée américaine.

    Afin de ne pas laisser les dossiers de collaboration entre les mains des seuls tribunaux militaires, l'Ordonnance du 26 juin 1944 avait en effet prévu d'instituer au chef lieu de chaque ressort de Cour d'Appel, au fur et à mesure de la libération du territoire métropolitain, une Cour de Justice 49 ). Elle fut modifiée par l'Ordonnance du 14 septembre 1944 qui divisait les Cours de Justice, en « autant de sections qu'il y avait de départements dans le ressort de la Cour d'Appel ».

   Constituée en octobre 1944 sur le modèle des Cours d'assises, la Cour de Justice de la Marne fut présidée par un magistrat, M. PURNOT, assisté de quatre jurés tirés au sort sur des listes établies par une commission. Celle-ci formée d'un magistrat et de deux représentants du CDL, choisit les jurés parmi des citoyens qui avaient fait « la preuve de leurs sentiments nationaux ». La présence de femmes parmi ces jurés, constitua une nouveauté. Selon Henry ROUSSO, ce mode de désignation fut cependant l'un des aspects les plus critiqués de l'épuration judiciaire, dans la mesure où il pouvait faire apparaître « ces jurés résistants comme à la fois juges et parties » 50 ). Une première liste de vingt jurés tirés au sort fut publiée dans L'Union du 24 octobre 1944, indiquant leur commune de résidence et leur profession ; elle comptait quatorze rémois, dont le président du CLL de cette ville, deux membres du CDL, et seulement quatre femmes. Chaque mois, une nouvelle liste était publiée dans la presse.

   Les dossiers des personnes traduites devant la Cour de Justice de la Marne, furent instruits par Robert MOMOT, conseiller à la Cour d'Appel de Reims, et par un juge d'instruction parisien, le juge PÉREZ, conseiller à la Cour de Cassation. Le commissaire du Gouvernement était M. de SCHAECKEN, le greffier M. MANY.
   La Cour spéciale de Justice de la Marne tint sa première audience le 7 novembre 1944 à l'Hôtel de ville de Reims. Juridiction spéciale, elle siégea jusqu'en janvier 1946, époque où elle fut rattachée à la Cour de Justice de la Seine :
   - la première Chambre, du 7 novembre 1944 jusqu'au 30 janvier 1946 ;
   - la deuxième Chambre, du 8 mars au 26 octobre 1945.
   
    Par les arrêts qu'elle rendait, elle pouvait classer après information, les affaires qui lui étaient soumises, prononcer un non lieu, acquitter, ou condamner en utilisant tout l'éventail des peines encourues devant des Cours d'assises, telles que la peine de mort, les travaux forcés, la réclusion criminelle, la prison, la confiscation des biens, l'amende, ainsi que la peine de la dégradation nationale instituée par l'Ordonnance du 26 août 194451 ).
   Étaient condamnées à la dégradation nationale les personnes déclarées «  en état d'indignité nationale », c'est-à-dire des personnes accusées « d'avoir postérieurement au 16 juin 1940 [ date de la formation du gouvernement du maréchal PÉTAIN, déclaré illégal par le Gouvernement provisoire ] sciemment apporté en France ou à l'étranger, une aide directe ou indirecte à l'Allemagne ou à ses alliés, porté atteinte à l'unité de la nation ou à la liberté des Français, ou à l'égalité entre ces derniers »52 ), une formulation permettant de poursuivre en particulier les personnes qui avaient adhéré à des mouvements de collaboration.
   La dégradation nationale prononcée à vie ou pour un temps limité, entraînait la privation des droits civiques ( droit de vote et éligibilité ), et toute une série de disqualifications ( exclusion de la fonction publique, interdits professionnels, suspension des pensions de retraite ). Elle accompagnait systématiquement les peines graves prononcées par la Cour de Justice, mais elle pouvait aussi être prononcée à titre principal, par la Cour de Justice, siégeant en Chambre civique. Un individu pouvait être déclaré « coupable d'indignité nationale », et en être immédiatement excusé avec la mention : « s'est réhabilité postérieurement aux agissements retenus contre lui, par une participation active, efficace et soutenue à la résistance contre l'occupant ».

   La Chambre civique de la Marne tint sa première séance le 22 janvier 1945 53 ), dans la salle de la Cour d'assise du Palais de Justice de Reims, sous la présidence de M. PURNOT. Elle avait la même composition que la Cour de Justice, et siégea jusqu'au 28 janvier 1946.
   Sa création répondait à un voeu exprimé lors du Congrès préparatoire de l'Assemblée nationale des CLL, réuni à Reims en décembre 1944 à l'initiative du CDL. La résolution adoptée à ce congrès considérait que la Cour de Justice était surchargée de travail, souhaitait qu'elle n'instruisît et ne jugeât que les crimes contre la patrie entraînant des peines allant de la prison à la mort, et demandait qu'une autre instance fût créée pour juger les collaborateurs coupables de délits moins importants 54 ).

   La Cour spéciale de Justice de la Marne a tenu 158 audiences, classé 149 affaires après information, rendu 347 arrêts, jugé 391 personnes, en sanctionnant 337 dont 16 par contumace, en acquittant 54, et a instruit 232 recours en grâce.

   La Chambre civique a tenu 79 séances, a rendu 695 arrêts, jugé 732 personnes, en sanctionnant 569, en acquittant 163.

   S'agissant de la répression administrative soumise aux décisions prises par le préfet de la Marne et le commissaire de la République, l'étude du relevé mensuel des internements administratifs de septembre 1944 à janvier 1946 , fait apparaître deux pointes en novembre 1944 et en juin 1945, deux mois où sont concentrés plus de 40 % des arrêtés d'internements.
   En adressant ce relevé au ministre de l'Intérieur le 23 janvier 1946, le préfet de la Marne expliquait la pointe de décembre 1944, par les difficultés multiples rencontrées au lendemain de la libération pour constituer les dossiers des nombreuses personnes arrêtées et internées sur ordre des CLL, dont la situation n'avait pu être réglée administrativement avant la fin de l'année 1944.
    D'autre part, il attribuait la remontée du nombre des internements administratifs à partir d'avril 1945 et la pointe de juin 1945, au fait que les internements correspondant à cette période, concernaient « des ressortissantes allemandes décelées lors de leur passage avec des convois de prisonniers rapatriés, et internées à titre provisoire en attendant leur transfert sur le centre d'étrangers indésirables d'Écrouves en Meurthe-et-Moselle ».

    À la fin de 1945, le bilan de la répression administrative faisait apparaître que plus de la moitié des personnes frappées par un arrêté d'internement administratif, avaient été remises en liberté sans être poursuivies 55 ).
   Les mesures d'expulsion concernaient des étrangers, essentiellement des femmes allemandes entrées irrégulièrement sur le territoire français au cours du printemps et de l'été 1945, au moment du retour des prisonniers.
   Les assignations à résidence qui avaient culminé à 72 au 31 mars 1945, ne concernaient plus que 6 personnes.
   Le nombre des mesures d'éloignement qui avaient frappé jusqu'à 90 personnes en septembre 1945, était redescendu à 35.

   Ce bilan permet de prendre la mesure de ce que fut la répression administrative. Dans l'absolu, il peut sembler assez lourd, mais lorsque l'on compare les 616 internements administratifs de la Marne, au nombre total d'internés administratifs français qui, selon Henry ROUSSO, « a sans nul doute dépassé les 60 000 ou 70 000 personnes, voire peut-être plus de 120 000 » 56 ), il apparaît que l'épuration administrative y a été plutôt modérée.    
    Beaucoup de ces mesures administratives « restrictives de liberté », répondaient à un double objectif :
   - mesures préventives, elles permettaient de contrôler les personnes susceptibles, compte tenu de ce qu'avait été leur attitude sous l'occupation, d'être traduites devant un tribunal, après instruction de leur cas ;
   - mesures de protection, elles s'efforcèrent de calmer l'impatience du CDL, des CLL, de l'opinion publique, et permirent de mettre les collaborateurs à l'abri de vengeances personnelles.

   C'est ce que confirme le rapport sur l'épuration dans la Marne adressé au préfet par le chef du service des Renseignements généraux en mars 1946 :

   La répression judiciaire fut complétée par des mesures administratives contre des individus décriés par la rumeur publique mais à l'encontre desquels le Parquet considérait ne pouvoir agir.
   Ces mesures complétèrent heureusement l'action des tribunaux, car elles permirent d'éviter des incidents qui auraient pu dégénérer.
   Mais elles n'en laissèrent pas moins subsister l'impression qu'elles n'étaient que des parades pour maintenir l'ordre public et qu'elles ne sanctionnaient pas d'une façon durable et efficace le comportement sous l'occupation des individus visés
57 ).

Le bilan de l'épuration judiciaire

L'épuration judiciaire
dans la Marne
en France
 Recensement de 1946 :
   - France = 40 290 000 habitants
   - Marne = 386 926 habitants
En chiffres absolus
Taux pour 1000
En chiffres absolus
Taux pour 1000
 Nombre de personnes jugées
1 137
2,9
132 828
3,2
 Nombre de personnes condamnées
918
2,3
95 415
2,3

   À l'issue d'un long travail de dépouillement des archives judiciaires effectué dans le cadre de l'enquête du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale sur la répression de la collaboration 58 ), j'ai pu recenser les personnes qui ont été jugées après la libération par les différentes juridictions installées dans la Marne : Tribunal militaire, Cour de Justice et Chambre civique 59 ). Leur nombre s'élève à 1 137, correspondant à un peu moins de trois personnes jugées pour mille habitants, alors qu'à l'échelon national, ce taux est légèrement supérieur à trois.
Ce léger décalage entre la Marne et la France disparaît si l'on ne retient que le nombre des personnes condamnées, puisque l'on arrive alors exactement au même taux correspondant à un peu plus de deux personnes condamnées pour mille habitants. Par contre la proportion de personnes sanctionnées par rapport au nombre des personnes jugées fut nettement plus élevée dans la Marne ( 80,7 % ) qu'à l'échelon national (71,8 %). De même, les acquittés, relaxés et relevés de leur peine n'ont représenté dans la Marne qu'1/4 des personnes jugées, au lieu de 20 % à l'échelon national 60 ).

Nombre d'acquittés, relaxés
ou relevés de leur peine
En chiffres absolus
En % par rapport au nombre de personnes jugées
Marne
294
25 %
France
37 413
28 %

   Cette comparaison semble indiquer que l'épuration judiciaire a été plus sévère dans la Marne, sévérité atténuée cependant par le fait que près des deux tiers des personnes jugées (64 %) et sanctionnées (61 %), l'ont été par la Chambre civique qui ne pouvait infliger qu'une peine de dégradation nationale ou de confiscation de biens.

Répartition
entre les différentes juridictions
Cour de Justice
Chambre civique
Tribunal militaire
Total
Nombre de personnes
jugées
391
732
15
1 137*
Nombre de personnes sanctionnées
337
569
13
917*
Nombre d'acquittements
sans peine ni dépens
54
163
2
219

* Une même personne a été jugée et sanctionnée deux fois

Les sanctions

   Les sanctions concernant les 918 personnes condamnées dans la Marne après la libération pour faits de collaboration, se répartissent de la façon suivante :

Sanctions
Tribunal militaire
Cour de Justice
Chambre civique
Total
Peine de mort
8
15
-
23*
Peine de mort exécutée
3
5
-
8
Travaux forcés
-
101
-
101
Réclusion criminelle
-
16
-
16
Peine de prison
5
168
-
173
Confiscation des biens
-
2
85
87
Amende
-
6
-
6
Dégradation nationale
-
28
437
465
Relevé d'indignité nationale
-
1
47
48
Nombre total
de personnes sanctionnées
13
337
569
918
Acquitement
2
54
163
219

Ces 23 condamnations ne concernent en réalité que 22 personnes,
Roland Jeunet ayant été condamné à mort deux fois
.

La peine de mort

   Dans la Marne 22 personnes dont 7 femmes, ont été condamnées à mort, ce qui représente 2,3 % des personnes sanctionnées : 8 ont été exécutées dont une femme ; toutes les autres ont été graciées et ont vu leur peine commuée en travaux forcés à perpétuité, à l'exception de René PIET, un agent de la Gestapo responsable de nombreuses arrestations à Biarritz, et condamné par contumace à Reims qui était son dernier domicile connu 61 ).
   Huit de ces condamnations prononcées par le Tribunal militaire de Châlons-sur-Marne, concernaient une même famille, la famille JEUNET de Fismes, impliquée dans plus de 80 dénonciations 62 ) : Marie-Louise, la mère, et ses trois fils, Raymond, André et Roland, furent exécutés ; Camille le père, la fille Colette âgée de 18 ans et deux belles-filles, Louise et Raymonde, furent graciés par le général DE GAULLE, président du Gouvernement provisoire. Marie-Louise JEUNET ainsi que ses deux fils Raymond et André, âgé de 20 ans, ont été fusillés le 21 décembre 1944 à Châlons-sur-Marne, au lieu-dit Les Mousquetaires. Le troisième fils Jeunet, Roland, a été fusillé à Reims le 22 septembre 1945 dans le parc de l'ancienne clinique Mencière transformée en prison, rue de Courlancy.
    Agent de la Gestapo, engagé dans les Waffen-SS le 12 août 1944, Roland JEUNET avait été une première fois condamné à mort par contumace, par le tribunal militaire de Châlons-sur-Marne en octobre 1944. Rentré en France, il avait tenté de se faire passer pour un requis du STO, mais il avait été reconnu en gare de Reims, et avait été traduit devant la Cour de Justice qui avait confirmé sa condamnation à mort.

   Les quatre autres fusillés avaient tous été condamnés par la Cour de Justice, et ont été exécutés à Reims.
   Léonard ZMUDA, ouvrier agricole polonais illettré qui, après avoir été congédié par ses patrons, les avait dénoncés par vengeance et avait été à l'origine de plusieurs arrestations dans les Ardennes et dans la Marne, fut fusillé le 28 juin 1945 63 ). Ce fut la première exécution suivant une condamnation à mort prononcée par la Cour de Justice, et selon le juge MOMOT 64 ), l'exécution peut-être un peu précipitée de ce travailleur étranger installé depuis peu en France, fut utilisée pour épancher la soif de vengeance qu'avait suscitée dans une partie de la population marnaise le retour des prisonniers et des déportés, à un moment où était réclamée une épuration plus sévère.
   Félix PAVIOT, collaborateur notoire et agent SRA 65 ) ainsi que Lucien GODBILLOT, agent du SD 66 ), furent fusillés le 22 août 1945.
   Lucien DOUVIER, agent de la Gestapo et trafiquant de champagne fut exécuté tardivement le 28 mars 1946. Arrêté à la libération à Nice, il était parvenu à s'évader lors de son transfert à Paris et s'était réfugié à Pierry dans la Marne en bénéficiant de complicités. Arrêté à nouveau le 3 janvier 1945, il avait été condamné à mort le 7 décembre 1945 67 ).
   La grâce accordée à Sully PICART, garagiste originaire des Ardennes condamné pour intelligence avec l'ennemi et dénonciations, provoqua un communiqué de protestation dans L'Union signé du vice-président du CDL, Albert DE BANVILLE, sous le titre « À qui le tour ? »68 ) . Sully PICART bénéficia ensuite, entre 1945 et 1955, de sept remises de peine successives. En effet, les condamnés à mort qui furent graciés par le général de Gaulle et dont la peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité ont ensuite largement bénéficié de remises de peines et de mesures d'amnistie.
   Maurice AVART de La Villa d'Ay, âgé seulement de 18 ans, qui avait dénoncé des maquisards mais qui avait été gracié parce que mineur, fut amnistié en 195769 ).
   Léa FOUCHART, vigneronne à Rilly, qui avait dénoncé un voisin à la Gestapo, bénéficia d'une libération conditionnelle en 1952, devenue définitive en 1956 70 ) .
   Hélène BLOYER, qui avait dénoncé son mari communiste, fusillé à Châlons-sur-Marne en janvier 1942, et qui avait reçu 9 000 francs des Allemands comme prix de sa dénonciation, bénéficia d'une liberté conditionnelle en 1956 71 ) .
   Raymond SCEY, inspecteur régional de la LVF et agent du SRA, fut libéré en 1953 et amnistié en 1959 72 ) .
   René LENTREMY, engagé à la LVF, puis agent du SRA et milicien, avait participé à l'arrestation et à l'exécution de résistants dans la région de Reims peu de temps avant la libération ; après plusieurs remises de peine il devait être libéré en 1960 ; il s'évada en avril 1953 73 ) .
    Citons encore André DENIS, caviste rémois membre de la Ligue française, qui avait dénoncé des camarades de travail communistes fusillés à Châlons, et qui fut amnistié en 1959 74 ).
   Si l'on additionne d'une part les exécutions sommaires, et d'autre part les condamnations à mort prononcées par des tribunaux qui ont été suivies d'exécutions, on arrive pour la Marne à un total de 29 exécutions.
   Ces chiffres correspondent à un taux pour mille habitants de 0,07, qui place la Marne parmi les départements où le nombre d'exécutions est resté tout à fait modéré comparé à celui des Alpes de Haute-Provence (2,9 ‰), de la Haute-Savoie (1,13 ‰) ou de la Dordogne (0,95 ‰).
   En Champagne-Ardenne, ce taux situe la Marne très loin derrière l'Aube (0,84 ‰), au même niveau que la Haute-Marne ( 0,07 ‰ ), et sensiblement au-dessus des Ardennes ( 0,03 ‰). Il est à noter cependant, que près de la moitié des condamnations à mort prononcées par des tribunaux en Champagne-Ardenne et suivies d'exécution, concernent le département de la Marne.

Bilan des peines capitales 75 )
08
51
10
52
Champagne-Ardenne
Exécutions extra-judiciaires
9
21
197
10
237
Condamnations à mort prononcées par les tribunaux
13
22
31
14
80
Condamnations
suivies d"exécution
0
8
7
4
19
Nombre total d'exécutions
9
29
204
14
256

( 08 = Ardennes, 51 = Marne, 10 = Aube, 52 = Haute-Marne, CA = Champagne-Ardenne )

Travaux forcés, réclusion, prison

   Les travaux forcés, la réclusion et la prison ont frappé 290 personnes dont 111 femmes, représentant moins d'un tiers des personnes sanctionnées (31,5 %). Elles ont toutes été jugées par la Cour de Justice, à l'exception de cinq d'entre elles condamnées par le Tribunal militaire de Châlons à des peines de prison.
   Les travaux forcés et la réclusion criminelle qui viennent tout de suite après la condamnation à mort dans l'échelle des peines ont sanctionné 117 personnes dans la Marne contre 52 dans les Ardennes et seulement 35 dans la Haute-Marne.
   Plus de la moitié des arrêts de travaux forcés (53 %) correspondent aux peines maximales c'est-à-dire la perpétuité ou 20 et 15 ans, infligées à dix des onze contumaces.
   Parmi les seize personnes sanctionnées par une peine de réclusion criminelle, deux ont été condamnées à 20 ans, une à 15 ans, trois à 10 ans, trois à 8 ans, et sept à 5 ans.

Travaux forcés :
durée de la peine
Nombre total d'arrêts
Dont arrêts de contumace
À perpétuité
15
4
20 ans
31
5
15 ans
7
1
12 ans
1
-
10 ans
27
1
7 ans
1
-
6 ans
1
-
5 ans
18
-
Total
101
11


   Près d'un tiers des 173 personnes condamnées à la prison ont été sanctionnées par la peine maximale de 5 ans.

5 ans
53
18 mois
3
4 mois
1
4 ans
4
1 an
15
3 mois
3
3 ans
31
8 mois
2
2 mois
1
2 ans
44
6 mois
14
1 mois
2

(dont 4 contumaces ( trois de 5 ans et une de 3 ans)

Confiscation des biens, amende

   Le nombre des personnes condamnées à la confiscation totale ou d'une partie seulement de leurs biens s'élève à 87, dont 38 femmes.
   La confiscation des biens n'a été utilisée par la Cour de Justice de la Marne comme peine principale que par deux fois. Accusée de dénonciations sans suite, J-M. J., employée à la Feldkommandantur de Reims a été condamnée à la confiscation de la moitié de ses biens, confiscation qui fut ramenée à 5 000 francs en 1949 et amnistiée en 1953 76 ).
   R. G., pharmacien à Montmirail avait dénoncé un gendarme et l'avait fait révoquer pour propos injurieux à l'égard du maréchal PÉTAIN. Il fut condamné à la confiscation de ses biens jusqu'à concurrence de 100 000 francs, confiscation limitée à 40 000 francs en 1949 77 ).
   Parmi les 85 confiscations de biens prononcées par la Chambre civique, 71,7 % sont concentrées sur les échelons les plus élevés de cette peine, correspondant à une confiscation égale ou supérieure à la moitié des biens, et allant jusqu'à la confiscation totale.

Confiscation totale des biens
13
Confiscation des 3/4 des biens
8
Confiscation de la 1/2 des biens
40
Confiscation d'1/3 des biens
5
Confiscation d'1/4 des biens
18*
Confiscation d'1/5 des biens
1
TOTAL
85

(*) Dont une par contumace

   Parmi les sanctionnés condamnés à une peine de confiscation de biens, on trouve des trafiquants du marché noir, des femmes accusées d'avoir fréquenté des soldats allemands, et des collaborateurs notoires.
   C'est ainsi que Gabriel et Hubert HOCHET, responsables francistes et amis de BUCARD, furent condamnés respectivement à la confiscation totale et à la confiscation de la moitié de leurs biens, peines assorties d'une interdiction de séjour de 10 ans dans la Marne et les départements du Nord-Est 78 ).
   Un autre militant franciste, également ami de BUCARD, André QUENTIN, fut condamné à une confiscation d'un quart de ses biens 79 ).
   M. R. de Pargny-sur-Saulx, industriel, propagandiste du PPF, délégué au 4ème congrès de ce parti, beau-père de Jean LOUSTAU 80 ) reçu au château en uniforme d'officier des Waffen-SS, tout comme le chef de la Milice, Joseph DARNAND en juillet 1944, qui avait affirmé publiquement qu'il « souhaitait la victoire allemande par peur du communisme », qu'« il ne devrait plus y avoir de jeunes gens dans le pays », que « tous devraient être partis en Allemagne », et qui avait quitté la Marne avec sa famille à la libération, fut condamné en février 1945 à la confiscation des trois-quarts de ses biens. Ce verdict jugé trop clément, suscita une vigoureuse protestation des habitants de Pargny-sur-Saulx ; néanmoins dès 1948, M. R. bénéficia d'une remise de peine accordée par le président de la République 81 ).
   D'une façon générale, la confiscation des biens suscita beaucoup de critiques. D'abord, elle était calculée par rapport aux biens connus des sanctionnés et non pas par rapport aux biens réels. C'est ainsi que le 13 mars 1945, G. R., militante du PPF condamnée à la confiscation d'un tiers de ses biens, quitta la Chambre civique en s'écriant en public :
« Vous voyez nous les avons eu les juges. Ce sont des c... Ils m'ont collé l'indignité nationale. Je regrette de ne pas avoir été au tribunal avec ma chemise bleue et ma cravate noire. Nous nous sommes bien foutus d'eux. Ils m'ont confisqué le tiers de mes biens, mais ici je n'ai rien ; tout est planqué à Corbeny » 82 ).
   Le rapport des Renseignements généraux de 1946 sur l'épuration, notait quant à lui que la confiscation des biens s'était révélée illusoire à cause des règles de dévolution, et qu'il eut été plus efficace de prononcer de fortes amendes récupérables immédiatement par le Trésor.
   Enfin, beaucoup de ces confiscations ont fait l'objet ultérieurement et rapidement de remises accordées avec libéralité.

   La condamnation à une amende, comme peine principale, n'a été prononcée que six fois par la Cour de Justice, contre quatre hommes et deux femmes. Le montant de l'amende infligée variait de 1 000 à 120 000 francs. Charles PEDERSIN responsable de la Ligue française, fut condamné à une amende de 10 000
francs qui a été remise en 1948, ainsi que son droit à pension, et amnistiée en 1953 83 ).

La dégradation nationale

   La dégradation nationale instaurée par l'Ordonnance du 26 août 1944 pour éliminer les traîtres à la nation et permettre à la France régénérée de retrouver son identité , fut prononcée systématiquement contre toutes les personnes condamnées par la Cour de Justice à des peines pénales.
   Les 465 arrêts de dégradation nationale que j'ai recensés dans la Marne, correspondent d'une part aux 28 acquittements prononcés par la Cour de Justice qui furent accompagnés d'une peine de dégradation nationale, et d'autre part aux 437 arrêts prononcés par la Chambre civique.
   Près des trois quarts de ces arrêts concernaient des femmes au nombre de 337, parmi lesquelles se trouvaient 19 mineures.

   Les peines de dégradation nationale
accompagnant des acquittements prononcés par la Cour de Justice

À vie
14
10 ans
4
20 ans
3
5 ans
6
15 ans
1
TOTAL
28

Les peines de dégradation nationale
prononcées par la Chambre civique

À vie
40
  dont 25 par contumace
20 ans
63
  dont 13 par contumace
15 ans
60
  dont 5 par contumace
10 ans
92
  dont 4 par contumace
8 ans
6
  dont 1 par contumace
7 ans
9
5 ans
166
  dont 3 par contumace
1 an
1
TOTAL
437
  dont 51 par contumace

   La Chambre civique a également rendu trois arrêts de suspension provisoire des droits électoraux à l'encontre de 82 personnes 84 ).

Acquittés, relevés, excusés

   Parmi les 219 acquittements sans peine ni dépens recensés dans la Marne et qui ne concernent que 89 femmes, 2 ont été prononcés par le Tribunal militaire de Châlons-sur-Marne, 54 par la Cour de Justice85 ) et 163 par la Chambre civique; 13 correspondent à des acquittements de mineurs considérés comme ayant agi sans discernement.
   Les 48 relevés d'indignité nationale recensés dans la Marne, dont 15 femmes seulement, correspondent à des personnes qui ont été déclarées en état d'indignité nationale, mais qui ont été immédiatement « excusées » et « relevées » de cette peine parce que l'on considérait qu'elles s'étaient ultérieurement réhabilitées en aidant la résistance ou même en y participant activement.

    La seule personne relevée d'indignité nationale par la Cour de Justice, fut un négociant de bestiaux de Châlons-sur-Marne, accusé de commerce avec l'ennemi, mais qui avait sans doute aussi ravitaillé le maquis ! 86 )

    Tous les autres arrêts émanent de la Chambre civique, et correspondent à des dossiers dont l'examen ne m'a pas fourni le motif de l'« excuse », sauf pour G. F. de Reims, membre du RNP, qui avait hébergé pendant huit jours un résistant recherché par les Allemands 87 ).
   En l'absence d'éléments plus précis sur l'utilisation qui en a été faite par la Chambre civique, il n'est pas interdit de penser que cette procédure a abouti à blanchir certains inculpés qui se sont montrés convaincants devant les jurés, ou qui disposaient d'appuis bien placés, ou encore qui étaient apparentés à des résistants.
    J'ai retrouvé dans le dossier de J. C., policier rémois et militant du parti franciste, relevé d'indignité nationale par la Chambre civique en juillet 1945, la lettre de son beau-frère engagé dans les FFI depuis avril 1943, qui demandait sa mise en liberté et affirmait qu'il s'efforcerait de « le remettre dans le bon chemin » 88 ).

   Le rapport détaillé concernant l'épuration, adressé par le chef du Service départemental des Renseignements généraux au préfet le 14 mars 1946, faisait clairement état de ces interventions :

   Les simples adhérents nominaux des partis antinationaux furent poursuivis dans la majorité des cas, devant la Chambre civique où la fermeté des jugements paraît avoir connu des soubresauts allant de la plus grande sévérité à l'indulgence.
   Devant cette juridiction, les accusés firent beaucoup jouer les services qu'ils avaient pu rendre à la résistance et cela fit impression sur le jury, d'autant plus que dans bien des cas, les dossiers étaient des plus sommaires en raison de la célérité avec laquelle ils avaient été constitués [...]
   Ce qui contribua également à déprécier beaucoup la Cour de Justice, fut la production par des accusés de certificats de résistance dont l'authenticité parut douteuse, car on alla jusqu'à penser qu'il s'en faisait commerce.
   On prétendit que certains partis politiques jouaient de leur influence pour minimiser certaines affaires ou même les étouffer, allant jusqu'à faire des menaces indirectes mais nettes
89 ).

Les faits reprochés

   Il n'a pas toujours été facile de déterminer avec précision les faits reprochés aux personnes jugées et sanctionnées dans le cadre de l'épuration légale, dans la mesure où les motifs de leur arrestation et de leur inculpation pouvaient être multiples. L'enquête menée par le Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale s'est attachée à retenir le principal fait reproché par rapport aux trois principaux types de collaboration eux-mêmes hiérarchisés, en fonction de l'échelle des sanctions infligées : la collaboration militaire et policière, la collaboration politique et la collaboration économique .

    Dans la Marne comme dans les autres départements couverts par cette enquête, la majorité des faits reprochés relevaient de la collaboration politique, motif principal retenu contre 503 personnes représentant 55 % des sanctionnés.
   Les faits les plus gravement pénalisés par la Cour de Justice sous couvert de collaboration politique, correspondaient à des dénonciations ayant entraîné des arrestations suivies d'exécution ou de déportation. À ce sujet le rapport de 1946 sur l'épuration déclarait que « toutes les têtes de file de la collaboration d'ordre politique ont été lourdement condamnées » et que « les dénonciateurs ne connurent pas de pitié » 90 ). Mais c'est aussi au niveau de la collaboration politique que l'on enregistrait le plus grand nombre d'acquittements ( 155 ), la simple adhésion à un parti collaborationniste n'étant pas systématiquement sanctionnée.

    Les personnes qui ont été jugées pour collaboration militaire ou policière ont presque toutes été sanctionnées et l'ont été avec sévérité : il y eut 15 condamnations à mort et 56 peines de travaux forcés ; il n'y eut que 5 acquittements concernant des personnes dont les jurés ont tenu compte du très jeune âge, et 4 peines minimes de dégradation nationale.
    Le même rapport précise qu'« il ne fut pas fait de quartier aux miliciens, aux volontaires de la LVF ou de la Waffen SS, qui écopèrent de lourdes peines, parfois pour leur simple intégration dans ces organismes, à l'exception de toute activité » 91 ).

   La collaboration économique qui avait sans doute été au niveau de la vie quotidienne, la plus répandue si ce n'est la plus importante, n'a pas ou n'a guère été sanctionnée. Dans l'enquête du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale, elle apparaît comme le second motif principal de sanction, retenu contre environ un tiers des sanctionnés, mais en réalité parmi les 302 personnes qui figurent à cette rubrique sur le tableau des « faits reprochés », une majorité d'entre elles sont des femmes ou des jeunes filles qui ont été condamnées le plus souvent à une peine de dégradation nationale « pour relations intimes avec des militaires ou des ressortissants allemands ».
   L'étude des dossiers individuels de la Cour de Justice et de la Chambre civique montre que les affaires de « commerce avec l'ennemi » et de « marché noir » sont relativement nombreuses, de même que les affaires concernant les entreprises qui ont travaillé pour l'Organisation Todt, ou les engagements de travail volontaire en Allemagne. Mais la plupart des personnes impliquées dans ces affaires, ou bien ont été acquittées, ou bien ont été sanctionnées pour d'autres motifs considérés comme plus graves.
   On peut donc dire que dans la Marne comme partout ailleurs, l'épuration économique proprement dite a avorté. Dès la libération, elle avait pourtant été réclamée avec véhémence par les mouvements de résistance et surtout par les communistes. Elle apparut comme nécessaire parce qu'elle correspondait à une volonté populaire exprimée avec insistance.
   C'est ainsi que dans L'Union du 17 septembre 1944, fut publiée la lettre d'un lecteur qui affirmait que l'épuration des trafiquants et des commerçants ayant réalisé de scandaleux profits pouvait être rapidement entreprise, simplement en consultant leurs dossiers établis sous Vichy par le Service du Contrôle des prix et de la Police économique, « documents officiels dressés en toute impartialité ».
  
Mais rapidement, compte tenu de l'importance de la tâche à accomplir dans la répression de la collaboration militaire, policière et politique, il fallut se faire à l'idée que l'épuration économique n'était pas prioritaire et qu'elle pouvait être renvoyée à plus tard, comme le révélait ce communiqué de la sous-préfecture de Reims, publié dans L'Union des 14-15 octobre 1944 :

   Pour répondre à des questions fréquemment posées, il est rappelé que la Commission d'épuration fonctionnant actuellement à Reims ne s'occupe que des personnes ayant appartenu à des groupes pro-allemands ou ayant manifesté une activité antinationale.
   Il n'en reste pas moins vrai qu'un certain nombre d'individus sans relever des deux chefs d'accusation précédents, ont entretenu des relations commerciales fréquentes et en ont tiré des bénéfices substantiels.
   Leur rôle et leur activité dans ce sens seront étudiés par des commissions spéciales dont la nomination prochaine est prévue et il leur sera appliqué de sévères sanctions surtout d'ordre financier.

   Un an et demi plus tard, en mars 1946, le chef du Service des Renseignements généraux chargé de faire le bilan de l'épuration dans la Marne, écrivait au préfet :

   Aucun collaborateur dans l'ordre économique ne comparut devant le Cour de Justice bien que le cas de certains entrepreneurs de travaux publics ayant participé à l'édification du Mur de l'Atlantique ait fait l'objet d'enquêtes.
   Mais les intéressés ont été déférés en comité de confiscation des profits illicites, à l'exception de quelques uns qui furent traduits en Chambre civique ( R. L. de Reims et B. de Vitry-le-François )
92 ).

   Conformément à l'Ordonnance du 18 Octobre 1944, avaient pourtant bien été mis en place à Châlons-sur-Marne les instruments de l'épuration économique, à savoir un Comité départemental des profits illicites qui avait pour mission d'examiner les dossiers des entreprises ayant réalisé d'importants bénéfices sous l'occupation, ainsi qu'un Comité régional interprofessionnel d'épuration d'entreprise ( CRIE ), organisme paritaire composé de représentants de l'État, du patronat et des salariés, présidé par un magistrat et chargé de réprimer les faits de collaboration économique.
   Mais la mise en place de ces organismes fut très lente, et lorsqu'ils furent enfin en état de fonctionner à la fin de 1945 et au début de 1946, la volonté politique d'engager une réelle épuration économique s'était émoussée, et les nécessités de la reconstruction économique avaient pris le dessus.
   Le rapport sur l'épuration signalait au préfet que les décisions du Comité de confiscation des profits illicites tenait ses décisions secrètes même pour les membres de la police, et que son secrétaire refusait de lui communiquer le nom des condamnés.
   Le bilan de ce comité établi en mars 1946, faisait apparaître que pour 723 citations envoyées, il y avait eu 314 propositions de confiscation de biens, dont 276 débouchèrent sur des sanctions, et que le montant des amendes et confiscations payées à cette date correspondait seulement à un tiers des peines prononcées 93 ).
   En ce qui concerne plus spécifiquement le champagne, l'inspecteur chef des brigades du Contrôle économique avait soumis à sa hiérarchie, dès le 27 septembre 1944, un projet d'enquête générale sur le marché noir du champagne, dans lequel il déclarait très crûment :

   Le champagne est un des produits qui ont fait l'objet du trafic le plus intense.
   Sa production et son commerce ont permis à la faveur de l'occupation allemande d'édifier depuis quatre ans des fortunes scandaleuses
94 ).

   En mars 1945, le directeur du Contrôle économique avait évalué « les transactions illicites » à 200 millions de francs, portant sur deux millions de bouteilles 95 ). Mais le projet d'enquête générale sur le marché noir du champagne qui risquait de mettre en cause le CIVC fut enterré.
   
Le seul « trafiquant de champagne » qui fut jugé et sévèrement sanctionné, fut Lucien DOUVIER, condamné à mort en fait « pour intelligence avec l'ennemi », en tant qu'interprète et agent de la Gestapo 96 ).
   La commission viticole des Comités locaux de libération ( CLL ) de la Marne réunis en congrès à Reims en décembre 1944, adopta une résolution qui réclamait la suppression du CIVC et la reconstitution d'un syndicat de vignerons dont seraient exclus les anciens membres du CIVC, et qui demandait que les bâtiments et les vignes « achetés au détriment de la petite propriété » pendant la guerre par les grandes maisons de champagne, grâce aux profits réalisés dans le commerce avec les Allemands, soient remis en vente dès le retour des prisonniers ; mais cette résolution resta un vœu pieux 97 ).
   Quant au président du Comité interprofessionnel d'épuration d'entreprise de Châlons-sur-Marne, il se plaignait de ne pas avoir assez de travail, de ne pas disposer des résultats d'enquêtes sur l'activité de nombreux commerçants, et réclamait des inspecteurs pour mener à bien ce travail d'investigation. Son bilan, établi en mars 1946, se limitait à 7 blâmes et à 8 interdictions professionnelles 98 ).
   Le 18 mars 1949, le préfet recevait des instances judiciaires un rapport indiquant que les affaires de collaboration économiques traitées par la Cour de Justice de la Marne et la Cour d'Appel de Paris étaient terminées, et établissant un bilan de l'épuration économique sur le plan judiciaire qui, avec huit affaires classées, trois condamnations, une relaxe et trois confiscations, révélait combien la collaboration économique avait bénéficié de la plus grande clémence99 ) .

Les personnes sanctionnées

   L'enquête menée dans le cadre du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale a permis aussi de déterminer l'état civil et la profession des sanctionnés. Les principaux enseignements que l'on peut en tirer, c'est tout d'abord que la répression judiciaire n'a épargné ni les femmes ni les jeunes.

    Parmi les 918 personnes qui ont été condamnées par les tribunaux, 513 appartenaient au sexe féminin : près de 56 % des sanctionnés étaient des femmes dont 28 n'avaient pas atteint l'âge de la majorité fixé alors à 21 ans.
    Les tribunaux ont été moins indulgents pour les jeunes filles accusées d'avoir eu des relations intimes avec des militaires allemands, que pour les jeunes hommes qui s'étaient engagés dans la LVF, la Waffen SS, la Milice, ou les responsables des mouvements de jeunes des partis collaborationnistes.
    D'une façon générale, les femmes ont payé lourdement leur«  inconduite » ; la répression judiciaire a en quelque sorte légitimé et prolongé les tontes de la libération.
   
La présence de femmes parmi les jurés, en petit nombre d'ailleurs, n'a pas infléchi cette tendance et l'a peut-être même accentuée.
    Plus des trois quarts des peines de dégradation nationale prononcées surtout par la Chambre civique, ont sanctionné 321 femmes dont 19 mineures, parmi lesquelles beaucoup ont été condamnées pour avoir eu des relations avec des militaires allemands.
    J'ai retrouvé dans un dossier de la Chambre civique cette lettre écrite par une mère célibataire âgée de 28 ans :

    Je reconnais avoir eu des rapports sexuels avec plusieurs militaires allemands dans différents hôtels de Reims.
   Je me suis livrée à cette débauche à seule fin d'améliorer l'existence de ma fille.
   J'ai été la maîtresse d'un Belge et d'un Français.
   Je suis actuellement en traitement pour la syphilis que m'a occasionnée un soldat américain.
   Je ne me suis jamais affiliée à aucun groupement de nature à collaborer avec eux
100 ).

   Malgré sa franchise, cette jeune femme fut condamnée à 10 ans d'indignité nationale, une peine à laquelle ont échappé beaucoup d'hommes, adhérents à des mouvements de collaboration ou trafiquants du marché noir.
   La répartition par sexe des peines les plus lourdes prononcées par le Tribunal militaire et la Cour de Justice, montre que les femmes n'ont pas été épargnées non plus dans ce domaine, et cela malgré leur engagement beaucoup plus limité que les hommes dans la collaboration policière et politique.
   Près de 40 % des sanctionnés par la peine capitale, les travaux forcés, la réclusion ou la prison, étaient des femmes ; chez les mineurs, les jeunes filles représentent même plus de la moitié des sanctionnés.

Les sanctions
les plus lourdes

( Tribunal militaire
et Cour de Justice )
Répartition par sexe
dont mineurs ( - de 21 ans )
Hommes
Femmes
Hommes
Femmes
Peine de mort
18
7
1
1
Peine de mort suivie d'exécution
( 7 )
( 1 )
( 1 )
-
Travaux forcés
74
27
3
4
Réclusion
10
6
-
-
Prison
93
80
9
2
TOTAL GÉNÉRAL
195
120
13
7

   Marcel BAUDOT dans son bilan chiffré de l'épuration relève qu'il n'y a eu qu'un « petit nombre de femmes condamnées à mort et que celles-ci ont toujours bénéficié de la grâce présidentielle 101 ) ». Or, dans la Marne, sept femmes ont été condamnées à la peine capitale, ce qui représente près d'un tiers des condamnations à mort prononcées par le Tribunal militaire et la Cour de Justice, et parmi ces femmes il y avait une jeune fille de 18 ans, Colette JEUNET de Fismes. Sa mère, Marie-Louise JEUNET, n'a pas bénéficié d'une mesure de grâce et a été fusillée en même temps que deux de ses fils.

   Lorsque commença le retour des déportés à la fin d'avril 1945, et que l'on découvrit la liste des morts en déportation, la soif de vengeance des habitants de Fismes dont des proches avaient été arrêtés puis déportés se concentra contre la fiancée d'André JEUNET. Les quatre femmes appartenant à cette famille qui avait été à l'origine de nombreuses dénonciations, avaient déjà été condamnées à mort. Le 26 avril 1945, trois cents personnes défilèrent pour protester contre la remise en liberté de la fiancée d'André JEUNET fusillé à Châlons en décembre 1944, derrière des pancartes du Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés sur lesquelles on pouvait lire les inscriptions suivantes :

Jugement des coupables.
Justice.
Nous réclamons l'épuration à Fismes.
Ils vous demanderont des comptes
102 ).

   S'agissant des mineurs, notons que 42 jeunes âgés de moins de 21 ans ont été condamnés dont 28 jeunes filles représentant les deux tiers des mineurs sanctionnés.
   André JEUNET a été fusillé sans bénéficier d'une mesure de grâce, alors qu'il n'avait que 20 ans.   
   Parmi les condamnés à mort qui ont été graciés, il y avait également un mineur, Maurice AVART, âgé de 18 ans.
   Parmi les condamnés aux travaux forcés à perpétuité, se trouvaient deux mineurs, un jeune homme de 20 ans et une jeune fille de 18 ans.
   D'autres mineurs ainsi que des jeunes de moins de 25 ans, issus de milieux très modestes, souvent chômeurs sans travail ayant contracté un engagement dans un groupement militaire ou policier, mais qui n'avaient été que des comparses, ont été durement sanctionnés.
   Il n'y eut que 22 étrangers condamnés par les tribunaux, dont 10 Polonais et 7 Italiens , mais si l'on compare la proportion d'étrangers sanctionnés, c'est-à-dire 1,5 % des étrangers résidant à l'époque dans la Marne 103 ), aux 0,2 % de Marnais sanctionnés, on peut dire que l'épuration a aussi relativement plus durement touché les étrangers.

    En ce qui concerne la profession des sanctionnés, les données fournies par les dossiers de la Cour de Justice et de la Chambre civique doivent être interprétées avec prudence. Elles ont été rassemblées en fonction de la nomenclature retenue dans le cadre de l'enquête du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale qui peut sembler discutable.
   Cette répartition dégage cependant quelques tendances. Il apparaît assez nettement que les catégories sociales les plus modestes, ouvriers, employés, petits fonctionnaires, auxquelles l'on peut rattacher la catégorie des « sans profession » représentée essentiellement par des femmes au foyer appartenant pour la plupart à ces mêmes milieux, ont été les plus sanctionnées.
    En effet les personnes qui appartenaient à ces milieux modestes représentaient 70 % des personnes condamnées, et même plus des trois quarts, si l'on admet que parmi les artisans, les commerçants et les agriculteurs, se trouvaient également des personnes socialement défavorisées.
   Ces chiffres montrent que dans la Marne, rien ne permet d'accréditer l'existence d'une justice révolutionnaire de classe, imposée par les mouvements de résistance sous la pression des communistes, et qui aurait frappé plus durement les possédants.
   Le rapport de 1946 sur l'épuration relate comment, au début de 1945, René COCHINARD, secrétaire de l'Union départementale des syndicats ouvriers de la Marne, responsable syndicaliste ex-confédéré peu suspect de complaisance à l'égard des communistes, juré à la Cour de Justice, refusa de siéger pour ne pas participer « à une vaste comédie où les prostituées tenaient la vedette, tandis que les collaborateurs authentiques restaient impunis et jouissaient quiètement des millions amassés au service des Allemands » 104 ).

   L'épuration judiciaire dans la Marne a indiscutablement frappé davantage les humbles que les nantis. Socialement bien installés, ces derniers furent assistés d'avocats de renom parfois venus de Paris, et eurent la capacité de faire traîner la procédure, de gagner du temps, de susciter des témoins complaisants acceptant d'affirmer qu'ils avaient rendu des services à la résistance.
   Parmi les patrons et les professions libérales il n'y eut respectivement que 25 et 7 sanctionnés. Cette tendance fut encore amplifiée au niveau de l'épuration professionnelle si l'on en croit les membres du Comité régional interprofessionnel d'épuration dans les entreprises de la région de Châlons qui menacèrent de démissionner en bloc en juin 1945, parce que l'on ne tenait aucun compte de leurs propositions, refusant « de continuer de perdre du temps en des assemblées devenues inutiles à leurs yeux » 105 ).
    Dans les professions médicales, l'épuration professionnelle fut laissée à l'initiative de l'Ordre des médecins et de celui des dentistes, créés à l'époque de Vichy.
    Dans le rapport des Renseignements généraux de 1946, son bilan était présenté en ces termes :

   1/ Ordre des Médecins :
      - Demandes de justifications : 6
      - Suspension de trois mois : 1
   2/ Ordre des Dentistes :
      - Demandes d'explication : 2
      - Sanction : 0
   Pour le Comité d'épuration de l'Ordre des médecins, on a l'impression très nette d'une assemblée dont les membres défendent plutôt leurs collègues qu'ils ne les sanctionnent.
   Cette impression est renforcée quand nous savons que sur neuf praticiens appelés à expliquer leur conduite, un seul se voit interdit pour trois mois, mais il est vrai que sa conduite avait été cause de scandale qui ne pouvait être évité.
   Il s'agit en l'occurrence du Docteur Caffiaux de Reims.
   Il en va de même pour le docteur Julien Priollet de Châlons-sur-Marne, désigné par Pétain pour recevoir le serment des membres de la Légion d'Honneur qui a non seulement conservé son honorariat, sa promotion dans l'ordre de la Légion d'Honneur, mais qui vient d'être nommé délégué du Mouvement national d'épargne
106 ).

   Le docteur CAFFIAUX avait été désigné par les Allemands comme médecin expert pour contrôler les visites médicales du STO et avait été le conseiller médical du Comité ouvrier de secours immédiat.
   Le docteur PRIOLLET, président de l'Ordre des médecins, conseiller municipal et conseiller départemental nommé par Vichy sous l'occupation, était un intime de René BOUSQUET 107 ).
   La commission d'épuration de Libération-Nord réclama en vain des sanctions contre le docteur Joseph BOUVIER 108 ), successeur de Paul MARCHANDEAU à la mairie de Reims et vice-président du Conseil départemental nommé par Vichy en 1942. Elle ressortit les articles de L'Éclaireur de l'Est relatant son installation à la mairie de Reims le 25 avril 1942, en présence de René BOUSQUET. Ce dernier qui s'apprêtait à rejoindre Vichy où il venait d'être nommé secrétaire général à la Police, avait terminé son discours en demandant au conseil municipal « de faire serment de suivre le maréchal, pour le seconder dans sa tâche de redressement de la patrie ». Le docteur BOUVIER lui avait répondu en proposant à ses collègues d'adresser au maréchal PÉTAIN le message suivant :

      Le Conseil Municipal de Reims,

  Réuni pour l'installation de son nouveau Maire,
  Sur la proposition du Maire, Monsieur le Docteur Bouvier,
  Et en présence de Monsieur Paul Marchandeau, Maire Honoraire,
  Se faisant l'interprète de la population rémoise,
  Adresse à Monsieur le Maréchal Pétain ses Voeux les plus respectueux et les plus sincères à l'occasion de son 86ème anniversaire.
   Il lui renouvelle l'assurance de son profond attachement et lui exprime sa volonté de lui apporter la collaboration la plus dévouée ainsi qu'au gouvernement du Président Laval
109 ).

   Dans ce discours, le docteur BOUVIER avait expliqué comment il avait été proposé à ce poste par René BOUSQUET, comment aussi il s'était d'abord montré réticent, avant de céder finalement à la pression de son « excellent et très cher ami, Monsieur Jacquy, Conseiller national ». La Commission d'épuration de Libération-Nord lui reprochait également d'avoir protesté auprès du sous-préfet de Reims et du président du Conseil départemental JACQUY, parce que son fils avait été déclaré inapte au STO, lors d'une visite médicale organisée par le docteur CHAPPAZ, membre de la résistance, qui était parvenu à faire déclarer inaptes près des trois-quarts des jeunes gens examinés, risquant par sa plainte d'attirer l'attention des Allemands sur l'organisation médicale de la résistance 110 ). Non seulement le docteur BOUVIER ne fut pas sanctionné, mais il reçut, en 1964, la cravate de commandeur de la Légion d'honneur des mains du général DE GAULLE, à l'occasion du 50ème anniversaire de la Bataille de la Marne 111 ).

   À la Caisse départementale d'Assurances sociales, le conseil d'administration, dans sa séance du 15 février 1945, constatait « avec satisfaction » que ses membres tout comme le personnel dans son ensemble avaient eu pendant l'occupation « une attitude irréprochable », et considérait par conséquent que les dispositions législatives et les instructions concernant les mesures d'épuration n'avaient pas à être mises en application dans la Marne 112 ).
   De la même façon, les militaires, les gendarmes, les policiers, ainsi que les fonctionnaires et en particulier les fonctionnaires d'autorité, pour lesquels des instances spécifiques d'épuration avaient été mises en place, ont été peu touchés.
   Le 7 décembre 1944, le sous-préfet de Reims dans un rapport au préfet avait perçu cette tendance dans son arrondissement et écrivait : « Il y a eu très peu de fonctionnaires poursuivis ( une demi-douzaine ) et leurs cas ne sont pas graves » 113 ).

L'épuration des fonctionnaires

   L'épuration de l'administration dont les bases avaient été définies par le Gouvernement provisoire dans son Ordonnance du 27 juin 1944, visait les fonctionnaires qui avaient « favorisé les entreprises de l'ennemi », qui avaient « contrarié les efforts de guerre de la France et de ses alliés », et ceux qui avaient « porté atteinte aux institutions constitutionnelles ou aux libertés publiques fondamentales ».
   Son application ne manqua pas de poser problème, dans la mesure où le régime de Vichy qu'ils avaient servi, « avait reposé sur des bases apparemment légales »114 ). Elle se heurta aussi aux nécessités du moment et à la volonté du commissaire de la République de restaurer le plus rapidement possible la légalité républicaine et l'ordre public. C'est ainsi que le personnel du Service départemental des Renseignements généraux a été intégralement maintenu à son poste dès le premier jour de la libération, afin d'en assurer la continuité administrative et sans doute aussi pour des raisons d'efficacité.

Une épuration molle

   Dans un rapport adressé le 22 janvier 1945 au directeur des Renseignements généraux au ministère de l'Intérieur 115 ), le chef de ce service qui dut ultérieurement être déplacé - on verra plus loin dans quelles conditions - faisait état de 34 fonctionnaires suspendus par arrêté du commissaire de la République, et signalait que deux commissions avaient été instituées dans le département pour examiner les dossiers des fonctionnaires susceptibles de faire l'objet de sanctions.
    À cette date, selon ce rapport, la Commission départementale d'épuration des fonctionnaires de l'Agriculture, constituée par l'arrêté préfectoral du 28 novembre 1944, n'avait eu à examiner aucun dossier.
   Quant à l'activité du Comité départemental d'épuration du personnel étatisé des Préfectures et des services extérieurs de la Police, constitué conformément à la circulaire du 10 octobre 1944 du ministre de l'Intérieur, elle était signalée par un état « Néant », avec la mention « Rien à signaler ».
   Il en était de même pour les Commissions d'arrondissement chargées d'examiner le personnel des collectivités locales.
   
    Un autre rapport sur l'épuration dans la Marne faisait pourtant état d'une plainte émanant des membres des commissions d'épuration des administrations qui était formulée en ces termes :

   De nombreux fonctionnaires qui ont eu à s'expliquer sur leur activité durant l'occupation, sont encore en place et ont conservé les postes qu'ils occupaient sous Vichy, quand ils n'ont pas fait l'objet de promotion d'avancement.
   Ces fonctionnaires sont pour la majeure partie d'un grade supérieur aux membres des commissions d'épuration et ne se privent pas de brimer leurs accusateurs ou leur juges
116 ).

   En décembre 1944, le congrès préparatoire de l'Assemblée nationale des CDL réuni à Reims, avait adopté un projet de réforme totale des procès d'épuration par ordonnance concernant les fonctionnaires en activité à la date de la libération, qui soumettait ces derniers à l'obligation de remplir une fiche de renseignements sous serment, relatant « leurs activités soit en faveur de la résistance, soit contre les décrets et ordres contraires au patriotisme et aux traditions républicaines durant l'occupation, fiches déposées aux sièges des Comités d'épuration » 117 ) .

   Le bilan des suspensions de fonctionnaires dans la Marne établi en 1946 faisait apparaître qu'au total, en 1944-1945, trente-cinq suspensions de fonctionnaires avaient été prononcées par le commissaire de la République et le préfet.
   
Trois suspensions prononcées par le préfet avaient été rapportées par un arrêté du commissaire de la République.
   La moitié de ces suspensions concernaient l'administration régionale et départementale.
   Si l'on met à part l'administration régionale, on constate qu'à l'échelon départemental, c'est le corps enseignant qui a été le plus touché, avec 11 suspensions dont deux ont été rapportées.
   Il y a sans doute plusieurs raisons à cela : c'était déjà à cette époque le corps le plus important de la Fonction publique en effectifs; d'autre part, la proportion d'enseignants qui se sont engagés, soit dans la collaboration, soit dans la résistance, a été plus élevée que dans d'autres catégories socioprofessionnelles ; enfin, les enseignants résistants qui ont siégé dans les instances de la répression légale n'ont pas fait preuve de solidarité de corps.
   
    Il est à noter qu'à l'exception de celle de l'intendant régional de Police, aucune autre suspension de policier ne figure sur ce tableau. Les suspensions prononcées par le commissaire de la République contre trois commissaires rémois à la libération étaient provisoires 118 ). Quant à l'inspecteur de Châlons-sur-Marne qui, frappé d'internement administratif par le préfet, avait été arrêté le 5 décembre 1944, il fut libéré le 9 sur l'intervention du commissaire de la République 119 ).

    En 1946, 29 seulement de ces 35 suspensions avaient été maintenues, représentant moins de 30 % des suspensions maintenues dans l'ensemble de la région de Châlons.
    On peut en conclure que les fonctionnaires de la Marne ont été moins touchés que leurs collègues aubois et haut-marnais, peut-être parce qu'ils étaient plus proches géographiquement et physiquement de l'administration régionale installée à Châlons-sur-Marne, et qu'elle avait besoin de leurs services.

    Le bilan des « décisions prises dans les différentes administrations », établi également en 1946 sous forme d'un tableau récapitulatif , fournit une indication plus précise de ce qu'a été l'épuration administrative dans la Marne.
    Sur les 208 décisions qui ont été prises, un tiers ( 67 ) ne furent que des propositions de sanctions, et parmi les 141 décisions effectives, il n'y a eu que 6 dossiers transmis au Parquet concernant des fonctionnaires susceptibles d'être sanctionnés par les tribunaux, 7 licenciements, 3 révocations sans pension et une dizaine de rétrogradations.
   
La majorité des décisions étaient relativement bénignes : une cinquantaine de déplacements ou changements de service ; 17 révocations avec pension ; une dizaine de mises à la retraite d'office ; quelques retraits de décorations et d'honorariat, blâmes ou avertissements.
   Les déplacements d'office et les changements de service, qui correspondaient à plus de 30 % des décisions effectives, ont été particulièrement critiqués dans la mesure où ils s'apparentaient à des mesures préventives et préservatrices, destinées à calmer l'opinion et à mettre les fonctionnaires concernés à l'abri de vengeances personnelles, plutôt qu'à de véritables sanctions, et cela d'autant plus que certains se sont accompagnés d'une promotion.
   Le chef du Service départemental des Renseignements généraux évoquait ce problème dans la conclusion de son rapport et attirait l'attention du préfet sur l'effet provocateur de ces promotions :

   Il est des questions où il convient de se montrer circonspects, telle la nomination ou l'avancement de fonctionnaires, de façon à ce que ceux qui pour une raison ou une autre, ont évité l'épuration, n'entrent dans une administration publique ou n'obtiennent sous prétexte de déplacement disciplinaire, des promotions qui provoquent ceux qui ont connu les intéressés 120 ).

Une épuration inégale selon les différents corps

   S'il le faisait en termes un peu embarrassés, c'est que le problème qu'il évoquait ici, concernait particulièrement le corps des policiers auquel il appartenait, et que lui-même avait remplacé à la tête des Renseignements généraux de la Marne un policier impliqué dans une affaire qui avait fait quelque bruit dans le département au printemps 1945, et à laquelle il pensait sans doute en rédigeant cette conclusion.
   En effet, si le corps le plus touché par la répression administrative, du moins en effectifs, fut celui des policiers avec 69 sanctions décidées et 67 propositions de sanction, ce fut aussi celui où se concentraient les trois-quarts des déplacements d'office qui consistaient à permuter les policiers d'une région à une autre, et aboutissaient parfois à des situations inattendues.
   C'est ainsi qu'en mai 1945, Robert GALATAUD, frère de Georges GALATAUD qui avait commandé le maquis FTP de la région de Montmort, reconnaissait dans une rue d'Epernay le commissaire CEY qui l'avait arrêté le 27 juillet 1941 à Montbard en Côte d'Or avec trois autres camarades. Robert GALATAUD avait alors été envoyé au Camp de Rouillé dans la Vienne d'où il avait réussi à s'évader, échappant ainsi à la déportation en Allemagne. Stupeur ! Le commissaire CEY était devenu le chef du service départemental des Renseignements généraux de la Marne et se faisait appeler M. MONTBARD. Le 29 mai 1945, le secrétaire général de la préfecture de la Marne en informait le préfet et proposait... de déplacer le commissaire CEY 121 ). Quelques jours plus tard, Le Réveil de la Marne relatait l'incident en ces termes :

   Oh épuration ! [...] Imaginez la rencontre du Résistant, du champion de boxe amateur d'Europe avec le piètre commissaire divisionnaire, agent des boches, serviteur de l'ennemi, traître à sa patrie et à sa profession.
   Mais pourquoi, alors, le traître, qui mérite amplement le châtiment des traîtres, fut-il sorti du commissariat par le jardin et embarqué - en douce - à une heure du matin en automobile vers Châlons ?
   À quoi cela sert-il ? Les résistants vous retrouveront, M. Cey alias Montbard.
    Ils se sont juré, comme Robert Galataud, de vous mettre hors d'état de faire de l'épuration à votre manière, et de vous épurer vous même !
122 )

   En réalité, ce fut le corps des enseignants où une cinquantaine de sanctions ont été prises, qui fut le plus durement atteint qualitativement par l'épuration administrative, avec 9 révocations sans pension, 7 interdictions, 5 suspensions qui venaient s'ajouter à celles prononcées à la libération par le préfet.
   Les 18 sanctions qui ont affecté le personnel du service régional et du service départemental des PTT plaçaient la Marne, selon François ROUQUET, parmi les départements où la proportion d'agents sanctionnés était inférieure à la moyenne nationale et se situait entre 5 et 10 pour mille agents 123 ).
   La Justice ne figure pas dans ce bilan de l'épuration administrative. Le préfet de la Marne indiquait pourtant dans son rapport mensuel de janvier 1945 au ministre de l'Intérieur, que des mutations avaient bien été décidées dans la Marne, un président, un juge, un procureur au tribunal de Châlons-sur-Marne, un juge et un procureur au tribunal d'Epernay, mais il ajoutait que ces mutations n'avaient pas été suivies d'effet 124 ).
   Il n'était fait mention dans ce rapport d'aucune sanction prise contre des agents de la SNCF, et pourtant en mai 1945, les Renseignements généraux signalaient qu'à Reims les ouvriers du dépôt étaient « fort mécontents de la réintégration des chefs de service qui avaient eu une attitude pro-allemande », et que le personnel de traction avait porté plainte contre neuf agents travaillant encore à la SNCF qui, pour certains d'entre eux, étaient même montés en grade à la suite d'un déplacement dans un autre dépôt 125 ).
   Les suspensions prononcées par le préfet à la libération, puis les sanctions administratives prises au sein de chaque corps, ont permis à la plupart des fonctionnaires dont l'attitude pendant l'occupation tombait sous le coup de sanctions pénales, d'échapper à l'épuration judiciaire.
    L'inspecteur d'Académie de la Marne qui avait été suspendu par le commissaire de la République le 29 août 1944, jour de la libération de Châlons-sur-Marne, puis frappé par le préfet d'un arrêté d'internement le 5 septembre, fut libéré le 30 novembre avec interdiction de séjour dans la Marne. Le 3 avril 1945, sa suspension fut rapportée et, le 24 octobre, il en fut de même pour l'arrêté d'interdiction de séjour.
    Citons encore le cas du directeur régional de la Main d'oeuvre qui, après avoir subi le même sort que l'inspecteur d'Académie à la libération, fut libéré en décembre 1944 et dont l'affaire fut classée sans suite, le 24 août 1945 126 ).
   Léon DAMEL, qui avait présidé le Conseil de préfecture interdépartemental jusqu'en août 1942, date de sa mise à la retraite, et qui avait ensuite accepté la direction du service départemental des Affaires juives, ne fut condamné le 12 avril 1945 par la Chambre civique qu'à 10 ans d'indignité nationale et fut dispensé d'interdiction de séjour 127 ).
   Le 24 juillet 1945, la Cour de Justice de la Marne condamna le chef-cantonnier de Faux-Fresnay à 10 ans de travaux forcés pour « intelligence avec l'ennemi, dénonciations et collaboration avec la police allemande » ; il a été libéré en 1950 et amnistié en 1951 128 ).

Le cas des policiers

   Le commissaire divisionnaire CHAUVET qui avait dirigé le commissariat central de Reims de février 1941 à mai 1942, fut jugé le 21 novembre 1945 par la Cour de Justice de la Marne. Franc-maçon initié en 1924 à la Loge La bienfaisance châlonnaise, membre avant-guerre de la Ligue des droits de l'homme, affirmant une sensibilité de gauche mais anticommuniste, il avait tout à fait le profil qui convenait aux yeux du préfet BOUSQUET et du maire de Reims, Paul MARCHANDEAU, pour réorganiser comme ils le souhaitaient les services de police de cette ville.
   
En mai 1942, CHAUVET avait été appelé à Vichy par BOUSQUET devenu secrétaire général à la Police, qui l'avait nommé commissaire divisionnaire et lui avait confié la direction du service de protection de Pierre LAVAL.
   En janvier 1943, CHAUVET avait été muté à la tête de la Sécurité publique à Lyon où le préfet ANGÉLI avait rapidement demandé son déplacement, le jugeant trop tiède. Nommé ensuite à Melun, il avait été arrêté par la Gestapo le 31 décembre 1943 à Reims où il était venu passer les fêtes de fin d'année dans sa famille. La Gestapo le soupçonnait de travailler pour un réseau de récupération de pilotes alliés ( le réseau Possum ) dirigé par un officier belge, le commandant POTIER, arrêté à Reims le 29 décembre.
   Incarcéré successivement à Reims, à Châlons, puis à Fresnes, CHAUVET avait été remis en liberté et s'était retiré à Reims.
   Suspendu à la libération, puis révoqué sans pension, il ne fut jugé qu'à la fin de 1945 et pour mettre fin à une campagne qui exigeait sa condamnation. Les communistes d'Épinal avaient réclamé la comparution devant la Cour de Justice des Vosges de CHAUVET qui, en tant que commissaire spécial, avait mené la répression anticommuniste dans cette ville au début de l'occupation. C'est ainsi que Les Vosges Nouvelles du 17 juin 1945, sous le titre « Le règlement des comptes : Chauvet doit payer », affirmait que la révocation sans pension n'était pas un châtiment en rapport avec la gravité des fautes commises par CHAUVET et concluait : « Il faut ramener Chauvet à Épinal devant la Cour de Justice ».
   CHAUVET ne fut pas ramené à Épinal ; la Cour de Justice de la Marne le condamna pour « activité antifrançaise », considérant qu'il s'était mis « servilement à la disposition de la police allemande » et qu'il avait « favorisé par ses agissements l'arrestation de plusieurs patriotes », mais lui accorda des « circonstances atténuantes » et limita la sanction à 5 ans de prison ; il bénéficia d'une remise de 2 ans en 1946, et fut amnistié en 1951 129 ).
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   Les policiers en fonction au moment de la libération dans la Marne qui furent poursuivis devant les tribunaux ne furent pas jugés par la Cour de Justice de la Marne, mais par celle de l'Aube. Jean SPACH, qui avait été intendant de Police de la région de Champagne et qui avait pris la fuite à la libération, fut condamné le 14 septembre 1945 à 10 ans de travaux forcés. En 1985, Henri LONGUECHAUD qui a étudié les rapports que les intendants de Police adressaient à leurs supérieurs à Vichy, s'est montré très sévère à son égard :

   Et comment juger les comportements de ces intendants de Police, ces purs produits de la collaboration, dont celui de Châlons-sur-Marne est un vivant exemple, qui persistaient dans la même voie alors que pour leur pays se levait déjà l'aube de la libération 130 ).

   Il relate comment Jean SPACH avait monté, après le débarquement de Normandie, des opérations musclées contre les maquis de l'Aube avec la 12ème Brigade mobile et le GMR Champagne, mené la chasse aux « éléments douteux et malsains de la police », et réclamé des sanctions contre les jeunes policiers troyens « défaillants » qui désertaient et passaient au maquis. Il expose comment et avec quel zèle à l'égard du gouvernement de Vichy, l'intendant de police de Châlons n'hésitait pas à adresser à ses chefs des rapports prolixes sur « la pacification de l'Aube » destinés à le mettre en valeur, et dans lesquels il multipliait les propos haineux à l'égard des « terroristes champenois » 131 ).

    André CUNAT, commissaire divisionnaire, chef de la 12ème Brigade de police mobile de Reims, fut condamné le 17 octobre 1945 à 5 ans de travaux forcés.
    Henri JACQUET, commissaire principal, chef de la section spéciale antiterroriste, fut condamné le même jour à 20 ans de travaux forcés.
    Lazare DURY, commissaire principal à la 12ème Brigade de police mobile de Reims, bénéficia d'un non lieu après plus d'un an de détention au centre pénitentiaire des Hauts-Clos à Troyes.
    Le chef des Renseignements généraux de Troyes adressa à son collègue de la Marne une note d'information rendant compte des verdicts et dans laquelle il s'interrogeait sur le pourquoi de « cette rigueur pour les uns et de cette mansuétude pour les autres » 132 ).

La protestation des résistants

   Au total l'épuration judiciaire dans la Fonction publique fut limitée y compris dans les rangs de la Police, et les déportés à leur retour en mai 1945 s'étonnèrent de voir circuler en liberté des inspecteurs qui avaient traqué des résistants, constatation qui fit dire à Simon CANTARZOGLOU de Libération-Nord à son retour de Dachau :

Nous sommes surpris et écœurés de voir circuler librement bon nombre de collaborateurs, mais si on ne veut pas faire l'épuration, nous ferons le travail nous-mêmes, même si nous devons être demain des condamnés de droit commun 133 ).

   Selon le rapport du service départemental des renseignements généraux de 1946 134 ), les résistants furent d'une façon générale déçus par l'épuration. Il est vrai que le bilan des trois Commissions du NAP ( Noyautage des administrations publiques ) annexé à ce rapport constituait à lui seul la justification de cette insatisfaction.
   Sur les 475 dossiers transmis au Commissaire du gouvernement par le NAP d'Épernay, 353 dossiers furent classés sans suite et 21 autres aboutirent à des acquittements.
   Sur les 704 dossiers étudiés par le NAP de Châlons-sur-Marne, 408 furent classés sans suite et 72 seulement débouchèrent sur des inculpations.
   Les 889 dossiers transmis au Parquet par le NAP de Reims ville où siégeaient la Cour de Justice et la Chambre civique, débouchèrent sur 855 inculpations, sans doute parce qu'étant sur place il a pu exercer une pression plus forte, mais il y eut 118 non lieux135 ).

   Les résistants condamnèrent « l'absence de poursuites à l'égard de certains collaborateurs » qui à leurs yeux n'avaient pu échapper au châtiment que par « des combinaisons inavouables », et dénoncèrent l'impunité dont ils avaient bénéficié.
   Ils s'insurgèrent de voir que sous couvert d'une stricte application des règles de la procédure judiciaire, des personnes dont ils avaient l'intime conviction qu'elles avaient été des collaborateurs et des traîtres, n'étaient pas traduites devant les tribunaux, faute de preuves suffisantes aux yeux de la justice, et ils ne manquèrent pas d'exprimer leur insatisfaction, de multiplier les protestations et les admonestations, de réclamer une justice plus rapide, plus sévère et plus juste.
   Dès l'automne 1944, il y eut des tensions très vives sur la façon dont fut conduite l'épuration judiciaire.
   Le 15 octobre, la section FFI de Fleury-la-Rivière envoya une lettre de protestation au préfet de la Marne, lui faisant part de son indignation à la suite de la mise en liberté de E. D., et l'informant que tout le conseil municipal démissionnerait collectivement s'il ne revenait pas sur cette décision :

Les FFI passent pour des imbéciles et s'attendent d'ici peu à être incarcérés et gardés par les collaborateurs relâchés et leurs protecteurs, FFI de la dernière heure [...]

   Elle adressa dans le même temps un blâme au Comité du NAP qui permettait « qu'on intervienne pour des collaborateurs notoires » 136 ).
   Le 24 février 1945, le sous-préfet de Vitry-le-François informait le préfet de l'émotion suscitée par l'acquittement de la personne qui aurait été à l'origine de la dénonciation de Jacques DORÉ, fusillé par les Allemands en 1942, et lui transmettait une lettre de protestation émanant de la section vitryate de l'Association des internés et déportés politiques. Celle-ci, réunie en assemblée générale extraordinaire sous le présidence d'honneur de Madame de LA FOURNIÈRE, avait adopté une résolution très ferme exigeant l'arrestation de 18 collaborateurs et qui était rédigée en ces termes :

   Considérant que le simulacre d'épuration ne répond pas aux promesses faites par le Gouvernement, considérant qu'un grand nombre d'individus coupables de trahison et de dénonciation dont la culpabilité a été reconnue par le Comité d'épuration et le Bureau de l'Association sont toujours en liberté, met en demeure les autorités compétentes à procéder immédiatement à leurs arrestations en attendant leur comparution devant les tribunaux.
   ( Suit une liste de 18 noms )
   Si dans un très bref délai ces personnes ne sont pas arrêtées, les victimes ou leurs familles sont décidées à faire justice elles-mêmes.
   Lu et approuvé par les 80 membres présents à notre réunion
137 ).

   Le 26 mai 1945, les Renseignements généraux de Reims informaient le préfet du malaise qui s'était installé également chez les résistants rémois :

   Les milieux résistants sont très mécontents de l'épuration et critiquent vivement la Cour de Justice où de nombreux acquittements et peines légères viennent d'être appliqués à de mauvais Français.
   Il est dit fréquemment qu'il suffit d'être l'ami de M. le Commissaire du gouvernement ou l'ami de ses amis pour être acquitté.
   On se demande à quoi servent ces longues enquêtes de police si aucune suite ne doit être donnée aux affaires instruites
138 ).

   Enfin, la façon dont furent épargnés les notables accrédita l'idée que l'épuration judiciaire était compréhensive voire complaisante à l'égard des puissants, et sans pitié pour les humbles.