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L'acquittement des notables

Extraits de
Jean-Pierre HUSSON, La Marne et les Marnais à l'épreuve de la Seconde Guerre mondiale,
Presses universitaires de Reims, 2 tomes, 2e édition, 1998.

« Selon que vous serez puissants ou misérables...»

Le marquis Melchior de Polignac et l'épuration du Groupe Collaboration : deux poids , deux mesures

Paul Marchandeau et l'épuration de la presse

Monseigneur Marmottin et l'épuration épiscopale

Peretti della Rocca et l'épuration préfectorale


« Selon que vous serez puissants ou misérables... »

   D'après son rapport daté de mars 1946 sur l'épuration, le chef du Service départemental des Renseignements généraux écrivait que, pour la majorité de l'opinion marnaise « l'épuration parut une comédie dont les petits seuls firent les frais », dans la mesure où elle semblait avoir été menée suivant la formule « Selon que vous serez puissants ou misérables » 1 ).
   Le régime de faveur dont bénéficièrent les hauts fonctionnaires et les élus du département qui avaient accepté de servir le régime de Vichy, ainsi que les notables marnais qui s'étaient ralliés à ce régime ou qui même avaient été des responsables de mouvements de collaboration, contribua largement à jeter le discrédit sur la façon dont fut menée l'épuration judiciaire et apparut comme profondément injuste par rapport à d'autres verdicts au contraire extrêmement sévères qui frappèrent des collaborationnistes d'origine sociale plus modeste.
   En décembre 1944, le congrès préparatoire de l'Assemblée nationale des CDL réuni à Reims, avait réclamé en vain « l'arrestation immédiate de l'ex-préfet Peretti della Rocca et du conseiller national Jacquy » 2 ).
   D'une façon générale, la collaboration d'État ne fut guère sanctionnée, et la collaboration vichyste qui avait été l'apanage des notables de droite comme de gauche, réconciliés par le préfet BOUSQUET, ne fit pas l'objet de poursuites.
   Ni Jean JACQUY qui avait été Conseiller national et avait présidé le Conseil départemental de la Marne nommé par le gouvernement de Vichy, ni les vice-présidents Joseph BOUVIER et Henri PATIZEL qui l'avaient assisté dans sa tâche, ne furent inquiétés à la libération.
   Parmi les membres du secrétariat de ce Conseil, seul Fernand MULS qui s'était présenté spontanément à la gendarmerie le 3 septembre 1944 - sans doute parce qu'il se sentait menacé - , fut traduit devant la Chambre civique, d'ailleurs tardivement puisqu'il ne fut jugé que le 21 juin 1945. Celle-ci, embarrassée, le releva finalement de la peine d'indignité nationale pour participation active à la résistance, sans appuyer ce verdict sur aucun fait précis 3 ).
   Les autres secrétaires du Conseil départemental, Maurice DOYARD, Pierre GEORGE, Robert MANGEART, Jean PRIOLLET et Robert de VOGÜÉ, ne furent pas poursuivis, mais il est vrai que
Robert de VOGÜÉ, après avoir été un vichyste convaincu, était entré dans la résistance, avait été arrêté, condamné à mort par les Allemands et déporté.
   Les personnalités les plus en vue, tels Melchior de POLIGNAC ou Paul MARCHANDEAU furent enlevées à la juridiction de la Cour de Justice de la Marne.
   Le jugement d'autres notables fut retardé ; beaucoup furent acquittés, blanchis, ou bénéficièrent presque systématiquement de verdicts de clémence.
   Enfin, le rattachement de la Cour de Justice de la Marne à celle de Paris en janvier 1946, fut interprété comme une mesure destinée à étouffer les quelques grosses affaires qui restaient en suspens, en particulier le procès du journal de Paul MARCHANDEAU, L'Éclaireur de l'Est.
     Tout cela contribua à accréditer l'idée que l'épuration avait surtout sanctionné « les lampistes », qui auraient en quelque sorte payé à la place des « gros ».

Le marquis Melchior de Polignac et l'épuration du Groupe Collaboration : deux poids, deux mesures

   Alors que les chefs marnais des principaux partis collaborationnistes ont été sévèrement épurés, le sort des responsables du Groupe Collaboration qui situait son action à la frontière entre le collaborationnisme vichyste des notables et le collaborationnisme politique pur et dur des activistes parisiens, fut très partagé.
   Le chef du PPF, Jean JOLICOEUR, fut abattu par la résistance marnaise en 1943.
   Le chef du Parti franciste, Charles THIBAUT, fut lui aussi abattu par les résistants bretons en 1944 à Rennes, où BUCARD l'avait envoyé réorganiser le Francisme.
   Les responsables du RNP, l'instituteur en retraite, Henri CAPPY ( 4 ) , et l'ouvrier-bonnetier, Marcel HANNEBICQUE 5 ), furent respectivement condamnés à 20 ans et 15 ans de travaux forcés par la Cour de Justice de la Marne qui leur avait pourtant reconnu des circonstances atténuantes. Si la peine frappant HANNEBICQUE était un peu moins lourde, c'est tout simplement parce qu'il avait été arrêté tardivement et qu'il ne fut jugé qu'en août 1945, à un moment où les passions commençaient un peu à s'apaiser, alors que CAPPY avait été condamné en novembre 1944 au début de l'offensive allemande en Ardenne, qui correspondit à une période de sévérité maximale de la Cour de Justice.

   Le marquis Melchior de POLIGNAC, président d'honneur du Groupe Collaboration, fut un moment inquiété. Le 18 septembre 1944, un communiqué officiel de la sous-préfecture publié dans L'Union Champenoise annonça son arrestation, et son nom figura ensuite sur une première liste de 118 « collaborateurs, délateurs et traîtres incarcérés à Reims » qui fut publiée dans ce même journal le 18 octobre.
   Mais en janvier 1945, un autre communiqué annonça son transfert à Paris :

   Le Marquis Melchior de Polignac, ancien directeur général d'une société de vins de champagne [ Pommery et Greno ], arrêté le 6 septembre 1944 à Reims, a été transféré à Paris sur la demande de M. Berry, juge d'instruction.
   L'inculpé qui avait fondé dès 1919 L'Accueil Franco-Allemand était Président d'honneur du Groupe Collaboration et fut en relations suivies avec de Brinon et plusieurs ministres sous l'occupation
6 ).

   Ce transfert qui aurait été obtenu sur la pression des autorités américaines, l'épouse du marquis étant elle-même citoyenne des États-Unis, fut interprété par les résistants rémois et par l'opinion publique comme un escamotage.
   Melchior de POLIGNAC échappa donc au verdict de la Cour de Justice de la Marne et fut blanchi par celle de la Seine : condamné le 17 février 1946 par la 1ère Chambre civique de la Seine à 10 ans de'indignité nationale, il a été en effet immédiatement relevé de cette peine pour « services rendus à la Résistance » 7 ).

   Le jour même où Melchior de POLIGNAC était transféré à Paris, le colonel AGOSTINI, commandant de la Garde mobile de Reims et militant actif du Groupe Collaboration, fut acquitté par la Cour de Justice de la Marne. Il avait pris maintes fois la parole dans les réunions de ce groupement auquel il avait adhéré en 1942, avait participé à un défilé franciste à Reims en 1943, et avait soutenu le régime de Vichy jusqu'au bout 8 ). Après l'arrestation par les Allemands du maire de Reims, Henri NOIROT, et de 6 de ses 10 adjoints en juin 1944, AGOSTINI avait écrit au préfet PERETTI DELLA ROCCA pour lui offrir ses services :

   Des vacances venant de s'ouvrir dans le groupe des édiles de notre cité, j'ai l'honneur de vous offrir mes services pour remplir l'une des fonctions municipales restant sans titulaire 9 ).

   Le préfet l'avait poliment éconduit.
   Devant la Cour de Justice, il expliqua que son adhésion au Groupe Collaboration avait été motivée par ses idées pacifistes et déclara : « J'ai été un serin. On m'a trompé ». Puis un témoin vint affirmer qu'il avait offert ses services à la résistance quelques jours avant la libération. L'« émouvante péroraison de son avocat maître Brissart » fit le reste 10 ).
   Cet acquittement fit l'objet d'un éditorial dans l'organe du CDL qui, sous le titre « Le bon truc », ironisait au sujet de la comparution du « Colonel Pandore Agostini, pétainiste enragé », et relevait sa répartie devant la Cour de Justice : « Un mot de génie qui lui valut... tenez-vous bien bonnes gens, l'acquittement » 11 ).

   Le 9 mars 1945, Robert LEBEAU, employé de bureau rémois, qui avait assumé la fonction de vice-président du Groupe Collaboration en 1942, comparut devant la Cour de Justice de la Marne. Il déclara qu'il avait adhéré à ce groupement en toute confiance, compte tenu de la qualité des personnalités qui composaient son comité d'honneur, qu'il n'avait accepté d'en assumer la vice-présidence que sur l'insistance du marquis de POLIGNAC, qu'ensemble ils avaient réussi en février 1942 à faire libérer du camp de Compiègne le docteur Max SÉGAL qui échappa ainsi à la déportation, et qu'enfin il avait démissionné de son poste de vice-président à la fin de 1942. La Cour de Justice lui accorda des circonstances atténuantes et le condamna à 5 ans de prison; il bénéficia d'une remise de peine en 1946 12 ).

   Jean ACKER, représentant de commerce, qui avait accédé à la présidence du Groupe Collaboration de Reims après la démission de Robert Lebeau, en avait assuré l'animation jusqu'à la libération, avait fait paraître les communiqués dans la presse, retenu les salles et présenté les intervenants lors des conférences organisées par le groupe, fut condamné à 12 ans de travaux forcés et à la confiscation des trois-quarts de ses biens. Il fit appel et son recours fut appuyé par un avis très favorable du Commissaire du gouvernement, mais fut rejeté par la Cour de cassation; il fut cependant remis en liberté conditionnelle dès 1947 et fut amnistié en 1953 ( 13 ).

   M. B., la secrétaire-dactylo employée et salariée par le Groupe Collaboration, fut condamnée à 20 ans d'indignité nationale par la Chambre civique ; circonstance aggravante, elle avait eu des relations avec un militaire allemand alors que son mari était prisonnier14 ).

   Une autre secrétaire du groupe, qui avait pourtant participé au pillage de la synagogue de Reims pour meubler le local de la LVF , mais à qui il n'était pas reproché d'avoir fréquenté des militaires allemands, ne fut pas du tout inquiétée
15 ).

   Il en fut de même pour un certain nombre d'adhérents qui appartenaient à la bonne bourgeoisie rémoise. Quant à ceux qui furent traduits devant la Chambre civique, la plupart furent acquittés ou condamnés à la peine minimale d'indignité nationale. Ce fut le cas notamment d'Emmanuel TROLLET qui avait été chargé à Reims par les Allemands en juin 1944 de constituer une délégation spéciale pour remplacer le conseil municipal dissous, et qui fut acquitté sans peine ni dépens16 ).

Paul Marchandeau et l'épuration de la presse


   L'épuration de la presse fut aussi un domaine où se vérifia cette justice à deux vitesses aboutissant à des verdicts très inégaux, épargnant les notables et punissant sévèrement les comparses.
   Le 30 août 1944, jour de la libération de Reims, le sous-préfet de Reims, Pierre SCHNEITER, signa un arrêté de suspension frappant les deux seuls quotidiens marnais qui avaient été autorisés à paraître sous contrôle allemand pendant toute la période de l'occupation :


Arrêté

   À dater du 30 août 1944, et en vertu d'une circulaire du Ministère de l'Information, les journaux " L'Éclaireur de l'Est " et " Le Nord-Est " doivent cesser de paraître jusqu'à nouvel ordre.
   Les installations et outillages des journaux suspendus sont mis à la disposition des Délégués provisoires à la Presse.

Reims le 30 août 1944,
Le Sous-Préfet :
Pierre Schneiter
17 ).


    Cet arrêté permit à L'Union, organe du CDL de la Marne, de sortir de la clandestinité et de s'installer dans les locaux de L'Éclaireur de l'Est où fut imprimé le premier numéro de L'Union Champenoise.
   Le 5 septembre 1944, l'arrêté de suspension fut remis respectivement à René GÉNIN, directeur de L'Éclaireur de l'Est, 91 place d'Erlon, ainsi qu'à Gabriel BUREAU, directeur du Nord-Est, 40 rue de Talleyrand.
   Le même jour, un arrêté mettant fin à l'activité de l'agence Havas de Reims, 9 rue Carnot, était remis à son directeur Marcel LANCEVELÉE.
   Un autre arrêté daté toujours du 5 septembre, nomma le délégué régional de la Presse, G. MONTEILLE, « administrateur provisoire de l'ensemble des biens corporels et incorporels du journal Nord-Est, de l'Agence Havas de Reims et du journal L'Éclaireur de l'Est ».
   Ultérieurement, René GÉNIN fut nommé administrateur provisoire de L'Éclaireur de l'Est, et M. LOEILLOT administrateur provisoire du Nord-Est. Le 9 septembre, ce dernier faisait savoir au sous-préfet qu'il allait devoir licencier les 40 ouvriers attachés à ce journal.

   C'est ainsi qu'à Reims s'engagea au lendemain de la libération, une longue bataille juridique et judiciaire qui se focalisa sur L'Éclaireur de l'Est. Tandis que son président-directeur général, Paul MARCHANDEAU, qu'on n'osait pas inquiéter, entreprenait de défendre pied à pied ses intérêts, soutenu par les actionnaires du journal qui eux aussi refusaient d'être spoliés, les journalistes qui avaient assumé la rédaction du journal sous l'occupation, furent arrêtés, jugés par la Cour de Justice de la Marne, et condamnés à de lourdes peines.

   Le rédacteur en chef, Lucien VERMESCH-ROBIN, qui avait signé de nombreux articles dans L'Éclaireur de l'Est favorables à la collaboration franco-allemande, bénéficia de circonstances atténuantes, échappa aux travaux forcés en raison de son âge ( 64 ans ), mais fut condamné à 20 ans de réclusion et à la confiscation totale de ses biens, le 28 juin 1945. Ordonné prêtre dans le diocèse de Cambrai,
VERMESCH-ROBIN avait abandonné l'état ecclésiastique au début de la première guerre mondiale, avait épousé une institutrice de Reims en 1919, et était entré à L'Éclaireur de l'Est en 1925 comme rédacteur auxiliaire. Chef du service d'information au retour de l'exode, il avait accepté de faire reparaître le journal en juillet 1940, sous le contrôle de la censure allemande avec le titre de rédacteur en chef et avec l'accord, affirma-t-il, du directeur du journal, Paul MARCHANDEAU. En octobre 1940, ce dernier devenu président directeur général l'avait en tout cas confirmé à ce poste 18 ).

   René D'HENNIN, rédacteur sportif qui, à la suite d'un voyage, avait signé en 1943 une série d'articles faisant le panégyrique des conditions de vie en Allemagne , bien qu'on lui eût reconnu à lui aussi des circonstances atténuantes, fut condamné à 15 ans de travaux forcés et à la confiscation de tous ses biens, le 13 novembre 1944 19 ).

   Paul DESSONS, rédacteur-correspondant du journal à Épernay, fut condamné à 4 ans de prison, le 13 mars 1945 20 ).

   Lors de son procès VERMESCH-ROBIN affirma que tout ce qu'il avait fait à L'Éclaireur de l'Est, il l'avait fait sous l'autorité de son PDG, Paul MARCHANDEAU21 ). Par contre, ce dernier, entendu comme témoin libre, chargea son rédacteur en chef et déclara qu'en faisant reparaître L'Éclaireur de l'Est, VERMESCH-ROBIN n'avait pas cédé à la contrainte, et qu'il avait agi « selon ses idées » 22 ).

   Certes Paul MARCHANDEAU, lui, n'avait signé aucun article dans L'Éclaireur de l'Est pendant l'occupation, mais il en était resté le PDG jusqu'à sa suspension à la libération, en avait tiré tout au long de l'occupation de substantiels « dividendes, traitements, tantièmes, allocations de toute nature nets d'impôts », et avait multiplié par deux le nombre des actions qu'il possédait dans ce journal 23 ).
   Habilement,
Paul MARCHANDEAU s'abrita derrière la mesure d'expulsion dont il avait été victime de la part des Allemands au retour de l'exode, à cause de son passé de ministre franc-maçon, auteur du décret-loi du 21 avril 1939 punissant toute incitation à la haine raciale . Mais son journal pendant l'occupation ne se contenta pas de publier les communiqués officiels du Commissariat aux Affaires juives ou de la préfecture de la Marne sur le recensement des juifs et la confiscation de leurs biens. On pouvait aussi y lire en première page des articles antisémites aux titres sans équivoque, tels que « La juiverie sert de trait d'union entre les États-Unis et l'URSS » 24 ), ou encore dans un numéro paru quelques jours avant la libération, « Le Juif à l'ombre des Anglo-Américains » 25 ).

   Pour beaucoup de résistants, VERMESCH-ROBIN et D'HENNIN avaient été des boucs émissaires et des fusibles qui avaient permis d'épargner Paul MARCHANDEAU dont la responsabilité morale et financière à la tête de L'Éclaireur de l'Est ne faisait aucun doute. La Cour de Justice de la Marne dépendait de la Cour de Paris dont elle n'était qu'une section départementale. En 1978, Robert MOMOT, juge d'instruction à la Cour de Justice de la Marne, m'a dit sa conviction que Paul MARCHANDEAU dont le gendre siégeait à la Cour de Justice de la Seine, « avait été blanch », et que l'on avait fait « porter le chapeau à Vermersch-Robin ».

   L'épuration judiciaire de la presse de collaboration dans la Marne qui fut close dès le printemps 1945 devant la Cour de Justice de la Marne avec le jugement et la condamnation de quelques journalistes, fut prise en charge à partir de janvier 1946 par la Cour de Justice de la Seine. Dans le rapport de mars de 1946 sur l'épuration dans la Marne, on pouvait lire au sujet de la presse :

   Des informations restent ouvertes contre des personnalités et sont pendantes devant la Cour de Paris. Il en est ainsi de celle qui vise M. Paul Marchandeau ancien ministre, ancien député de la Marne, et ancien Maire de Reims, pris en sa qualité de directeur général du Journal " L'Éclaireur de l'Est ", et de M. Charles Noirot26 ), ancien Maire de Reims, ex-président du Conseil d'Administration du Journal " Nord-Est " 27 ).

   Il était difficile d'engager des poursuites contre Henri NOIROT qui, avait été nommé maire de Reims par le gouvernement de Vichy en 1943, après la démission du docteur BOUVIER. Il avait ensuite arrêté par les Allemands qui le jugeaient trop mou, et déporté à Neuengamme en juin 1944. En outre, personne à Reims n'avait la velléité de faire reparaître Le Nord-Est, dans la mesure où la sensibilité de droite qu'il avait incarnée avant-guerre était désormais représentée au sein de L'Union. Le direction-gérance de l'organe du CDL qui se transforma en journal issu de la résistance en octobre 1945, fut en effet confiée à Pierre BOUCHEZ, ancien chef départemental des FFI et patron rémois, qui avait présidé avant et pendant la guerre le groupement des syndicats patronaux de la région de Reims.

    La situation de L'Éclaireur de l'Est, fut autrement plus difficile à régler. En effet, de ce journal radical-socialiste devenu journal collaborateur, son directeur
Paul MARCHANDEAU et ses actionnaires entendaient bien reprendre possession et, pourquoi pas, le faire reparaître. Il avait été suspendu à la libération, ses biens saisis et dévolus aux Domaines qui en avaient maintenu l'exploitation au bénéfice de L'Union, organe du CDL, puis de la Société à responsabilité limitée " L'Union ".
   Mais bientôt, la Société nationale des entreprises de presse ( SNPE ) chargée sur le plan légal de gérer les biens confisqués dans le secteur de la presse, remit en question cette saisie un peu hâtive décrétée au cours de la phase d'insurrection nationale de la libération. Cette décision qui, sur le plan juridique et financier, menaçait l'avenir de L'Union, donna l'espoir à
Paul MARCHANDEAUet à ses amis qu'ils pourraient reprendre possession de leur journal ou au moins obtenir de substantielles compensations 28 ).
   L'affaire fut négociée en deux temps.
   Il fallut d'abord en finir avec l'épuration judiciaire toujours pendante devant la Cour de Justice de la Seine. Le 28 octobre 1947, celle-ci rendit enfin un arrêt de classement aboutissant à un non lieu en faveur de
Paul MARCHANDEAU 29 ).
   De longues et laborieuses négociations furent ensuite engagées entre
Paul MARCHANDEAU et Pierre Bouchez directeur-gérant de L'Union, qui aboutirent en 1953 à un accord de compromis permettant à L'Union de prendre possession des locaux et du matériel saisis en 1944 à L'Éclaireur de l'Est, moyennant la somme de 140 millions de francs, dont 20 millions furent versés à Paul Marchandeau 30 ).

Monseigneur Marmottin et l'épuration épiscopale

   Selon Henri MICHEL, le problème de l'épuration du clergé fut posé au sein même de la résistance, par des prêtres qui s'y étaient engagés. C'est ainsi qu'il cite le rapport d'un curé savoyard, membre d'un réseau, proposant à la libération que « dans chaque département soit formé sans retard par des prêtres patriotes un Comité de libération ecclésiastique », pour examiner « tous les cas concernant le clergé », et affirmant que l'épuration était « nécessaire pour que le clergé ne perde pas son influence nationale » 31 ).

   Néanmoins dans la Marne où l'engagement du clergé dans la résistance ne fut pas négligeable, aucune velléité d'épuration ne s'est manifestée après la libération, ni dans le diocèse de Reims, ni dans celui de Châlons-sur-Marne. Les prêtres marnais ont au contraire, après la libération, renouvelé la confiance qu'ils avaient placée dans leur épiscopat 32 ).

   Lorsqu'André LATREILLE, historien catholique, membre du Comité de libération de la Vienne, fut nommé directeur des Cultes au ministère de l'Intérieur en novembre 1944, il reçut une note de Georges BIDAULT ( 33 ), démocrate chrétien qui avait succédé à Jean MOULIN à la tête du CNR et qui, devenu ministre des Affaires étrangères au sein du gouvernement provisoire, souhaitait régler au plus vite avec le Vatican l'épineux problème de l'épuration épiscopale.
   Datée du 26 juillet 1944, cette note classait l'archevêque de Reims, monseigneur MARMOTTIN, parmi les prélats qui ne s'étaient pas contentés de faire « un devoir de conscience à tous les catholiques » d'obéir au régime de Vichy et de le soutenir, mais qui avaient « poussé cette attitude jusqu'à des déclarations démesurées d'attachement à la personne du Maréchal ». L'archevêque avait en effet prononcé le 28 décembre 1940, en des termes sans équivoque, un éloge dithyrambique du maréchal PÉTAIN . Plus tard, il avait clairement condamné comme « péché mortel » la désobéissance au gouvernement de Vichy, et dénoncé les résistants comme des « rebelles » au service de l'étranger :

   Les fidèles qui n'obéissent pas au gouvernement légal de Vichy commettent un péché mortel. De même, ceux qui se rangent du côté des rebelles ou suivent les directives d'une puissance étrangère qui par ses appels les invitent à désobéir au gouvernement, commettent une faute grave envers la France et envers Dieu 34 ).

   La note de Georges BIDAULT indiquait également que les bombardements aériens avaient fait l'objet de « pastorales de condamnation sans nuances ni réserve ». Là encore, l'archevêque de Reims était visé pour les propos qu'il avait tenus lors des obsèques des victimes des bombardements de Reims de mai 1944, rapportés dans L'Éclaireur de l'Est.
   Le 5 mai, monseigneur MARMOTTIN avait évoqué comment, absent de Reims le 1er mai, jour du premier bombardement, il avait vu passer alors qu'il se trouvait dans une localité voisine, les « oiseaux meurtriers » qui avaient jeté « terreur et désolation » sur la « ville sainte de la patrie française », et il avait manifesté sa « réprobation devant les méthodes de guerre qui ne respectent ni rien, ni personne, qui se rient des lois divines et humaines, qui font servir la science et le progrès à une destruction de la civilisation ».
   Le 3 juin, il avait fustigé les « meurtriers », magnifié l'« immolation collective » des victimes rémoises et les avaient associées aux « milliers d'hommes, de femmes et d'enfants de France, de tout âge, massacrés tous les jours sans ménagement, sans pitié ».
   Devant une assistance nombreuse, au premier rang de laquelle se mêlaient l'amiral ESTEVA 35 ) originaire de Reims, représentant le gouvernement de Vichy, le préfet régional PERETTI DELLA ROCCA, le sous-préfet BLANCHET, le président du Conseil départemental JACQUY, le syndic régional MANGEART, le maire NOIROT entouré de son conseil municipal, ainsi que les notables pétainistes bon teint, mais aussi les autorités allemandes d'occupation et les responsables des groupements collaborationnistes y compris de la Milice, monseigneur MARMOTTIN s'était plu à remercier les « chefs » présents de leur « pieuse démarche ». Enfin, il avait en des termes quelque peu ambigus, dit sa conviction que « ces immolations multiples et répétées d'innocentes victimes » hâtaient « auprès d'un Dieu juste et bon, l'heure de la délivrance »
, puis il avait appelé les fidèles de toutes conditions à se tenir « prêts dans la clarté de justes idées françaises » et dans une « union féconde », à « reconstruire demain la France » 36 ).

   Dans la note de Georges BIDAULT, le nom de monseigneur MARMOTTIN, archevêque de Reims, arrivait en septième position sur la liste des 22 prélats susceptibles d'être épurés 37 ). L'évêque de Châlons-sur-Marne, monseigneur TISSIER, n'y figurait pas. Certes, il avait entretenu des relations amicales avec le préfet BOUSQUET ( 38 ), puis avec son successeur PERETTI DELLA ROCCA, et il avait reçu en novembre 1942, à l'occasion du sacre de monseigneur PETIT, le message suivant du maréchal PÉTAIN :

   L'assurance que vos prières comme votre fidèle dévouement, m'accompagnent dans ma lourde tâche est pour moi le réconfort le plus précieux, et c'est avec une satisfaction toute spéciale que je sens l'Église de France me garder sa confiance 39 ).

   Mais, il avait fait preuve par ailleurs de réserve et s'était montré bienveillant à l'égard des prêtres engagés dans la résistance. Son nom ne figurait pas non plus sur la proposition d'épuration qui concluait le mémoire adressé par André LATREILLE à Georges Bidault le 3 février 1945, et qui était formulée ainsi :

   Le gouvernement provisoire de la République française demande à Sa Sainteté d'examiner le cas des évêques dont il réclame formellement qu'ils soient éloignés de leur diocèse, soit par la voie de démission spontanée, soit par retrait de juridiction40 ).

   Suivait une liste de douze prélats parmi lesquels l'archevêque de Reims était placé en deuxième position tout de suite après monseigneur FELTIN archevêque de Bordeaux, avant monseigneur GUERRY archevêque coadjuteur de Cambrai, tous les autres étant de simples évêques. Cette liste avait été dressée selon la hiérarchie des prélats susceptibles d'être sanctionnés, et non pas selon la gravité des faits reprochés. D'ailleurs, André LATREILLE ajoutait :

   Ni à Reims, ni à Bordeaux [...] il n'y a d'incident ou de tension qui permette de craindre pour la paix publique et d'insister utilement sur ces cas, surtout lorsqu'il s'agit d'archevêques 41 ).

   Pour établir cette liste de proposition d'épuration épiscopale, André LATREILLE s'était fondé sur une enquête demandée par le ministre de l'Intérieur aux commissaires de la République en décembre 1944, enquête qui était organisée autour d'un questionnaire concernant d'une part l'attitude du clergé à l'égard des autorités d'occupation, du gouvernement de Vichy, de la Résistance, du gouvernement provisoire, et d'autre part l'attitude de la population à l'égard du clergé.
   GRÉGOIRE-GUISELIN, le commissaire de la République de Châlons-sur-Marne, répondit à ce questionnaire en faisant état d'un rapport du comte Albert de ROSE, inspecteur régional de la LVF, daté du 9 août 1944, qui déclarait que le clergé de Reims était « résistant aux idées nationales-socialistes » mais qu'il semblait « fidèle au Maréchal Pétain », considérations qui, disait-il, lui semblaient assez justes.
   Le commissaire de la République exprima sa certitude que l'archevêque de Reims avait bien prêché l'obéissance au gouvernement de Vichy, et indiqua que le Bulletin du diocèse de Reims, s'était montré « loyaliste à l'égard du gouvernement établi »42 ).
   Il évoqua bien sûr les propos qu'avait tenus l'archevêque de Reims dans sa cathédrale lors des obsèques des victimes des bombardements de mai 1944, le service à la mémoire de Philippe HENRIOT de juillet 1944, mais se montra finalement modéré dans son jugement, et soulignant le caractère effacé de l'évêque de Châlons-sur-Marne, il conclut sur l'attitude du haut clergé marnais en ces termes :

   Ce clergé a été profondément national, anti-allemand, loyaliste à l'égard du gouvernement du Maréchal Pétain, auquel il devait bien des avantages matériels et une place plus officiellement reconnue dans le pays. Il est toujours resté parfaitement digne devant les autorités d'occupation43 ).

   Il accorda aussi une place importante à la participation de membres du clergé marnais à la résistance, et aux bons rapports qui s'étaient établis après la libération entre la hiérarchie catholique du département et les autorités issues de la résistance dont plusieurs membres étaient des démocrates chrétiens, tel le sous-préfet de Reims, Pierre SCHNEITER. En conclusion, il considérait que le problème de l'épuration du clergé ne semblait pas se poser dans la Marne où le clergé était délibérément axé sur l'union.

   Monseigneur MARMOTTIN ne fit donc pas partie des sept prélats français qui, au terme de longues et laborieuses négociations menées avec le Saint-Siège par l'intermédiaire du cardinal RONCALLI, nonce apostolique et futur pape Jean XXIII, ont consenti en juillet 1945 à donner leur démission « pour le bien de la paix » et « à abandonner la juridiction dont ils avaient été investis » 44 ).

    Entre temps, le commissaire de la République GRÉGOIRE-GUISELIN avait, dans un second rapport daté de février 1945, modifié son jugement au sujet de monseigneur MARMOTTIN : il exprima le souhait que l'archevêque de Reims soit déplacé et fit entendre au ministre de l'Intérieur qu'il serait fâcheux qu'il reçût la pourpre cardinalice traditionnellement attachée au siège archiépiscopal de la ville des sacres 45 ). Ce rapport s'appuyait sur des articles de journaux montrant comment l'archevêque de Reims avait subitement et un peu trop facilement fait volte-face à la libération46 ).    Monseigneur MARMOTTIN ne fut pas déplacé, mais il ne reçut jamais le chapeau convoité de cardinal, alors que monseigneur FELTIN de Bordeaux, l'autre archevêque mis en cause à la libération, devint cardinal-archevêque de Paris.
  
   Comme beaucoup de prélats français 47 ), monseigneur MARMOTTIN avait durant toute l'occupation, entretenu de très bons rapports avec le régime de Vichy, lui témoignant le plus parfait loyalisme, adhérant avec enthousiasme à la devise Travail-Famille-Patrie perçue comme le gage d'un retour aux plus pures valeurs chrétiennes, applaudissant aux mesures prises en faveur de l'enseignement catholique, apportant au maréchal PÉTAIN un soutien sans réserve et quasi inconditionnel, témoignant, de l'intérêt, voire une certaine complaisance, à l'égard de la lutte contre le bolchevisme.
   
Après avoir apporté sa caution à la Légion des Volontaires français, qualifié les soldats alliés de « meurtriers » et les résistants de « rebelles », il exalta les « héros de Stalingrad » et « les vaillants FFI et FTP ».
   Après avoir appelé sous l'occupation les fidèles à se soumettre aux directives du gouvernement de Vichy et au maréchal PÉTAIN, reconnus comme légitimes, il en fit de même en faveur du Gouvernement provisoire et du général de GAULLE, faisant preuve de la même rhétorique enflammée et pleine d'emphase pour glorifier successivement l'homme de Montoire, puis l'homme du 18 juin, appeler à l'« union », à la « concorde » derrière les « chefs » successifs que Dieu avait choisi pour assurer « le relèvement de la France chrétienne », et implorer la même protection tutélaire de « la pure et sainte Jeanne d'Arc », symbole en toutes occasions de la réconciliation nationale.

Peretti della Rocca et l'épuration préfectorale

   Le 29 août 1944, jour de la libération de Châlons-sur-Marne, le préfet régional, Louis PERETTI DELLA ROCCA, le préfet-délégué ROBERT et l'intendant des Affaires économiques des PORTES furent, selon les termes utilisés par le commissaire de la République GRÉGOIRE-GUISELIN dans son rapport au ministre de l'Intérieur du Gouvernement provisoire, « symboliquement arrêtés et confinés à leur domicile pendant les quelques jours qu'il leur a fallus pour trouver les moyens de transport nécessaires à leur déménagement » 48 ).
   Conformément à l'Ordonnance du 10 janvier 1944 du CFLN portant création des commissariats de la République, ils furent tous les trois suspendus, ainsi que l'intendant de Police SPACH qui avait pris la fuite, par un arrêté du commissaire de la République GRÉGOIRE-GUISELIN, daté également du 29 août.
   La suspension du préfet régional fut confirmée par un décret signé par le général de GAULLE président du Gouvernement provisoire et par le ministre de l'Intérieur TIXIER, le 17 novembre 1944 ( 49 ).

    PERETTI DELLA ROCCA qui avait succédé à BOUSQUET en juillet 1942 ( 50 ), avait prêté serment de fidélité au maréchal PÉTAIN le 15 janvier 1943 :

   Je soussigné Louis Peretti della Rocca, Préfet régional de Châlons-sur-Marne, jure fidélité à a personne du Maréchal Pétain, Chef de l'État et m'engage à exercer ma charge pour le bien de l'État selon les lois de l'honneur et de la probité.

Fait à Vichy le 15 janvier 1943.
Peretti della Rocca
Préfet régional 51 ).

   Il avait ensuite reçu le serment de fidélité au maréchal PÉTAIN des hauts fonctionnaires du département, le 3 avril 1943, et avait installé le 10 avril, le Conseil départemental de la Marne nommé par le gouvernement de Vichy qui avait immédiatement voté une motion de fidélité au Chef de l'État, motion présentée par son président Jean JACQUY, conseiller national 52 ).

    Le 1er février 1944, il avait sollicité auprès de Georges HILAIRE, secrétaire général de l'Administration au ministère de l'Intérieur, la hors-classe de son grade, faisant valoir qu'en tant que « doyen de l'Administration » à la fois le plus âgé et le plus ancien, il croyait y avoir « quelques droits ».
   Sa région, la région de Champagne appelée encore région de Châlons, écrivait-il alors, « la seule à avoir fourni les 100 % de la main d'oeuvre » qui lui avait été demandée, était « une de celles qui avaient donné le moins de soucis au Président 53 ) », « la seule aussi à avoir fourni non seulement toutes les impositions agricoles, mais 105 % de ce qui était attendu d'elle », comme l'attestait d'ailleurs une lettre de félicitations du ministre du Ravitaillement. Il avait le sentiment que même s'il ne pouvait pas faire mieux dans l'avenir, il resterait cependant « toujours en tête ». Compte tenu de l'incertitude du lendemain, il risquait certes, disait-il, de ne pas profiter longtemps de cette promotion, mais il considérait que ce serait pour lui « une satisfaction morale » 54 ).
   La hors-classe lui avait été immédiatement accordée par un décret signé de Pierre LAVAL et paru au Journal Officiel le 12 février 1944 55 ).

   Comme son prédécesseur René BOUSQUET, il avait su prendre une certaine distance vis à vis des groupements collaborationnistes, mais avait accepté d'assister à des réunions organisées par le Groupe Collaboration, telle la conférence de Georges CLAUDE à Reims le 6 novembre 1942 . La seule intervention publique en faveur de la Révolution nationale et de la politique de collaboration qui figure dans son dossier est la déclaration qu'il avait bien voulu faire à la presse, pour célébrer « le second anniversaire de l'entrée en guerre de l'Allemagne contre le Bolchevisme » :

   Je ne suis nullement embarrassé pour dire ce que je pense du bolchevisme, c'est-à-dire du communisme.
   Tout homme sensé ne peut que le condamner, car il est négateur des principes sur lesquels est basée la véritable civilisation et de ce qui fait la noblesse de la personnalité humaine. Son triomphe ne peut se concevoir qu'au milieu d'une anarchie sanglante et d'affreuses hécatombes frappant tous les peuples d'Europe.
   Certes la Révolution Nationale doit s'orienter vers cet idéal communautaire si souvent proclamé par le Maréchal, dans lequel doivent disparaître d'injustes privilèges, où le travail justement honoré et rémunéré donnera à chacun la place légitime que lui confèrent son rôle et son action dans le cadre de l'intérêt du Pays qui doit toujours demeurer la loi suprême.
   Le principe même du communisme est d'ailleurs une construction théorique de l'esprit, étrangère à toute réalité, et qui ne peut qu'entraîner l'humanité à la pire des déchéances.
   Il n'est pour s'en convaincre que de faire le tragique bilan des ravages, des massacres qu'il a déjà causés et de considérer la part prise par ses animateurs dans le déclenchement de l'affreuse guerre qui ravage un monde sur les ruines duquel il compte asseoir sa domination
 56 ).


   Dès le 4 septembre 1944, l'ex-préfet régional PERETTI DELLA ROCCA et l'ex-préfet délégué ROBERT remirent à GRÉGOIRE-GUISELIN un mémoire en défense, que le commissaire de la République adressa le 12 septembre au ministre de l'Intérieur pour être transmis à la Commission d'épuration de ce ministère, en y joignant l'appréciation suivante :

L'enquête que j'avais faite avant la Libération et en accord avec le CDL, de même que les informations que j'ai pu recueillir depuis lors, n'ont pas révélé dans la gestion de ces deux fonctionnaires de faits graves qui auraient pu justifier une arrestation ou une poursuite devant le Tribunal militaire.
   Le reproche essentiel que l'on puisse leur faire est d'avoir été passifs et veules, d'avoir manqué d'autorité et d'énergie, d'avoir laissé faire en évitant de se compromettre. Les maigres gestes qu'ils évoquent sont à la mesure de leurs possibilités ; elles n'ont pas été plus étendues, en sens contraire.
   J'ignore tout d'ailleurs des liens de ces deux fonctionnaires avec les hommes politiques du Gouvernement de fait et des raisons pour lesquelles ils ont été élevés et maintenus aux postes qu'ils occupaient.
   J'ai appris récemment que M. de Peretti della Rocca avait des liens incontestables avec Laval et son entourage. Je ne puis que vous laisser le soin d'apprécier cette situation qui n'a été créée ni développée dans la Région de Châlons-sur-Marne 57 ).

.
   Dans son mémoire en défense, PERETTI DELLA ROCCA retraçait sa carrière dans la préfectorale, exposait ce qu'avait été sa conduite depuis 1940, en particulier au cours des deux années passées à la tête de la préfecture régionale de Châlons.
   Au cours des semaines qui suivirent, il s'efforça de susciter des témoignages destinés à confirmer ses propos et à renforcer son système de défense. Il y parvint sans difficultés, et c'est ainsi que la plupart des faits qu'il exposait dans son mémoire furent corroborés par des lettres, des attestations, des certificats ou des procès-verbaux d'audition de témoins, constituant dix-sept pièces justificatives jointes à son dossier.
   Tout d'abord, en retraçant sa carrière dans l'administration préfectorale, PERETTI DELLA ROCCA n'omettait pas de signaler que Fred SCAMARONI ( 58 ), héros de la France libre, avec lequel il se déclarait apparenté, avait été son chef de cabinet de 1937 à 1939.
   Il y relatait comment préfet du Puy-de-Dôme en juin 1940, il avait été mis en état d'arrestation à Clermont-Ferrand par les Allemands puis libéré après la signature de l'armistice ; comment, en décembre 1940, il y avait retrouvé SCAMARONI et l'avait nourri, habillé, logé lorsque ce dernier fut à son tour arrêté puis libéré, lui permettant ainsi de reprendre des forces avant de retourner à Londres.
   En février 1941, il avait été muté sans explication - ce qu'il considérait comme une brimade - trésorier payeur général de 4ème classe à Valence. Réintégré - « à sa demande », précise une note manuscrite rajoutée au crayon en marge du mémoire - dans l'administration préfectorale, il avait été nommé préfet régional à Châlons-sur-Marne.

   Suivait un habile exposé des principes qui avaient guidé son action dans la Marne, dans lequel il s'efforçait de montrer que son rôle avait consisté à « défendre les Français contre l'occupant », à les « protéger tous », à « résister, temporiser, répondre par la force d'inertie, faire traîner les choses ». Il considérait que c'eût été une « lâcheté » de prendre la retraite bien méritée à laquelle il avait droit, et qu'il avait choisi au contraire de rester à son poste, parce qu'« on ne fuit pas devant le péril ».

    Il expliquait que s'il ne s'était pas mis en rapport avec la résistance marnaise, c'était pour ne pas la compromettre, ni la gêner, qu'il s'était « toujours refusé à la faire surveiller », mais qu'il en connaissait un certain nombre de dirigeants.
   Il avait entretenu, disait-il, les meilleures relations avec le chef départemental des FFI, Pierre BOUCHEZ, qui le recevait chez lui, mais avec lequel « par délicatesse », il s'était toujours abstenu de faire allusion à ses responsabilités dans la résistance.
   Le père RENOU, directeur d'un établissement religieux à Dormans, attesta qu'il avait été présenté comme résistant à PERETTI DELLA ROCCA par son ami Pierre FOUINEAU, sous-préfet d'Épernay, déporté à Neuengamme en juin 1944, qu'il s'était lié d'amitié avec le préfet régional, avait été reçu à sa table, que lui et Robert de VOGÜÉ l'avaient encouragé à ne pas prendre sa retraite, « sa présence permettant à la résistance champenoise de travailler en paix sous sa bienveillante complicité » 59 ).

   En avril 1943, il avait, malgré les ordres formels du gouvernement, signé un arrêté régional augmentant les salaires des ouvriers du bâtiment de la région de Champagne ; Charles GUGGIARI, secrétaire du syndicat confédéré des travailleurs du Bâtiment de la Marne, membre de Libération-Nord, arrêté par les Allemands et déporté en décembre 1943, lui avait envoyé une lettre à cette occasion afin de le remercier au nom des travailleurs pour ce « geste courageux » 60 ).

   Il avait, disait-il, entretenu de bons rapports avec plusieurs fonctionnaires de la préfecture engagés dans la résistance, qu'il avait protégés.
   Le sous-préfet de Sainte-Menehould à la libération, MENNECIER, membre de Libération-Nord et rédacteur principal à la préfecture sous l'occupation, avait été promu par lui chef de bureau à la tête du service des Réfugiés.
   André BENOIT, directeur départemental du Travail, devenu à la libération intendant régional de Police, confirma que PERETTI DELLA ROCCA avait accepté d'augmenter les salaires des ouvriers du Bâtiment, malgré l'interdiction des Allemands et la réglementation en vigueur mise en place par Vichy, que le préfet régional était au courant des opérations de truquage auxquelles il se livrait pour limiter le départ des travailleurs marnais en Allemagne et que, lorsqu'il avait été recherché par la Gestapo, ce dernier lui avait offert un asile à la préfecture en cas de besoin 61 ).
   Gaston ANDRÉ, chef de division à la préfecture, certifia que PERETTI DELLA ROCCA était parfaitement au fait qu'il délivrait de « nombreuses fausses cartes d'identité destinées aux prisonniers évadés et aux réfractaires du STO » 62 ).
   M. LESOUR, directeur départemental de la Maison du Prisonnier, attesta que le préfet régional savait qu'il sabotait « l'envoi en Allemagne de réfractaires », et qu'il fabriquait une grande quantité de faux papiers 63 ).

    Aussitôt après avoir mis en valeur les bons rapports qu'il avait entretenus avec des résistants, et les services qu'il avait pu leur rendre, PERETTI DELLA ROCCA laissait entendre que cela lui avait fait courir des risques et affirmait qu'à plusieurs reprises, les responsables marnais des groupes collaborationnistes avaient réclamé son arrestation, ce que confirmaient plusieurs rapports des Renseignements généraux sur les chefs de la Milice, du RNP et des JEN, joints à son dossier64 ).

   Il n'omettait pas d'évoquer, en passant, les services rendus aux juifs et aux francs-maçons.
   Il était intervenu dans une affaire de fisc en faveur de James LIPPMAN, membre d'une famille juive amie dont il avait fait la connaissance à Besançon en 1934 et qu'il avait retrouvée à Valence en 1941.
   Après l'arrestation par les Allemands en octobre 1943 de Gaston POITTEVIN, dignitaire franc-maçon, il avait veillé à ce qu'il fût bien traité durant sa détention à Châlons et était intervenu de sorte que sa famille avait pu lui rendre régulièrement visite; cependant il n'avait pas réussi à empêcher sa déportation 65 ).

    PERETTI DELLA ROCCA énumérait ensuite « quelques cas » qui à ses yeux attestaient du « rôle actif » qu'il avait joué et des services qu'il avait pu rendre, durant les deux années qu'il avait passées à la tête de la préfecture régionale de Châlons.
   Il avait, peu de temps après son arrivée dans la Marne, étouffé une affaire de dépôt d'armes découvert à Vertus.
   Plus tard, il avait fait prévenir un ami de son gendre, Christian HECHT 66 ), adjoint du commandant DERRIEN de CDLL, qu'il était traqué par la Gestapo ; il l'avait fait venir à son cabinet et avait réussi à le convaincre de quitter la Marne.
   À la suite d'une dénonciation, il avait mis en garde M. de LA FOURNIÈRE qui malheureusement n'en avait pas tenu compte et avait été arrêté quelques jours plus tard par la Gestapo 67 ).
   Il avait chargé l'intendant de Police M. de LA PÉROUSE d'entreprendre une démarche auprès de son ami Robert de VOGÜÉ et auprès de Frère BIRIN à Épernay, pour leur conseiller la plus grande prudence. Après l'arrestation du délégué général du CIVC et sa condamnation à mort par les Allemands, il avait reçu plusieurs fois Madame de VOGÜÉ à sa table 68 ).
   Par l'intermédiaire de l'abbé GILLET, il avait fait savoir à l'abbé MICHAUX qu'il était bien imprudent de transporter des armes dans la remorque de sa bicyclette 69 ).
   Il était intervenu en faveur de M. CHARLES, directeur départemental du Ravitaillement, lorsque ce dernier avait été arrêté par les Allemands et il avait veillé à ce qu'il continue de toucher son traitement.
   Il avait demandé au secrétaire général M. VILLEGER, d'aller prévenir M. GUILLAUME qui abritait Jacques DEGRANDCOURT, chef du Groupe de résistance Melpomène au château de Cernon, qu'une descente de police allait avoir lieu chez lui 70 ).
   Il avait accueilli dans ses appartements à la préfecture, Jean-Baptiste BIAGGI, un compatriote corse évadé d'un train en partance pour les camps ; il lui avait fourni ainsi qu'à ses quatre camarades, des cartes d'identité et les avait fait accompagner à la gare par son fils et son gendre, pour leur permettre de rentrer en sécurité à Paris par le train 71 ).
   Enfin, il avait averti par une lettre dactylographiée non signée, Fernand JACQUINOT de Reims, frère du ministre de la Marine du Gouvernement provisoire, qu'il allait être arrêté 72 ).

   Le 29 novembre 1944, la Commission d'épuration du ministère de l'Intérieur examina le dossier de PERETTI DELLA ROCCAet, après avoir auditionné l'intéressé, formula la proposition suivante :

Considérant :
- Que M. de Peretti della Rocca qui était un Préfet de la République n'a pas hésité à se rallier au Gouvernement de fait de Vichy,
- Qu'il avait des liens incontestables avec Laval et son entourage,
- Qu'il a été, pendant presque toute l'occupation allemande, l'émanation du Pouvoir Central de Vichy,
- Qu'il a, à ce titre, porté atteinte aux institutions constitutionnelles et aux libertés publiques fondamentales,
Considérant d'autre part :
- Qu'il avait eu une attitude digne à l'arrivée des Allemands à Clermont-Ferrand en juin 1940, lorsqu'il était préfet du Puy-de-Dôme,
- Qu'il a appliqué sans trop de rigueur, semble-t-il, les instructions de Vichy,
- Qu'il a fait preuve, en outre, d'une passivité bienveillante à l'égard de la Résistance,
Propose à Monsieur le Ministre :
la mise à la retraite d'office de M. de Peretti della Rocca 73 ).

   L'arrêté du ministre de l'Intérieur TIXIER, daté du 10 janvier 1945, mettant l'ex-préfet régional de Châlons-sur-Marne à la retraite d'office, portait la mention : « Considérant que M. de Peretti della Rocca a exécuté servilement les consignes de fait de Vichy » 74 ).

   Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette sanction, compte tenu de l'âge du sanctionné, 60 ans, n'était pas sévère. La situation administrative de PERETTI DELLA ROCCA n'en restait pas moins confuse. En effet, depuis la date de sa suspension le 29 août 1944, jusqu'au 9 janvier 1945, il avait perçu un demi-traitement et la totalité de ses indemnités ( supplément provisoire de traitement, indemnité de résidence, supplément familial, indemnité de direction, indemnité de représentation et allocations familiales correspondant à cinq enfants ).
   Tandis que l'ex-sous-préfet de Reims ESQUIROL était placé en disponibilité sans traitement à compter du 1er janvier 1945 75 ), l'ex-préfet régional continua d'être rémunéré par la préfecture qui avait reçu une note du Bureau central du personnel du ministère de l'Intérieur datée du 23 janvier 1945, l'informant que PERETTI DELLA ROCCA devait continuer d'être rémunéré sur le chapitre 54, ce qui laissait entendre que le ministère avait décidé de surseoir à sa mise à la retraite.
   En effet, le 23 février 1945, la Sous-Commission de reclassement des fonctionnaires de l'administration centrale et préfectorale proposa son « maintien dans la hors-classe » et « sans observation », proposition qui, si elle était confirmée par le ministre, devait aboutir à effacer la mention de l'arrêté du 10 janvier faisant de lui un serviteur de Vichy.
   Effectivement, un nouvel arrêté daté du 29 juin blanchissait PERETTI DELLA ROCCA en abrogeant l'arrêté du 10 janvier qui lui interdisait de bénéficier de l'honorariat, mais confirmait sa mise à la retraite à laquelle l'intéressé souhaitait d'ailleurs accéder 76 ).
   Cette décision qui permettait à l'ex-préfet régional de Châlons-sur-Marne, non seulement de jouir d'une confortable retraite mais aussi de s'enorgueillir d'avoir conservé son honorariat, semble avoir suscité quelques réprobations, puisque son cas fut soumis au chef du Gouvernement provisoire et définitivement réglé au niveau le plus élevé, par un décret du général de GAULLE daté du 12 septembre 1945, qui abrogeait la nomination de PERETTI DELLA ROCCA comme préfet honoraire 77 )
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