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Les historiens confrontés au « devoir de mémoire »




 
  Depuis plusieurs années, le « devoir de mémoire » est invoqué de façon récurrente et insistante :
       - par les associations d'anciens combattants, résistants, déportés, minorités persécutées ou victimes civiles des deux guerres mondiales et de la guerre d'Algérie, tout récemment par les descendants des esclaves noirs, qui entendent faire reconnaître et transmettre des mémoires douloureuses, traumatisées, soucieuses de préserver leur spécificité ;

       - par les plus hautes autorités de l'État, président de la République, Premier ministre, ministre de la Défense, ministre délégué aux anciens combattants, ministre des Affaires étrangères, à l'occasion en particulier de commémorations et de journées du souvenir, dont le nombre se multiplie pour satisfaire les différentes mémoires blessées en mal de reconnaissance ;

      - par la représentation nationale qui multiplie le vote de lois destinées à apaiser les mémoires souffrantes, mais qui en même temps donne l'impression de vouloir imposer aux historiens et aux enseignants une lecture officielle de l'histoire le plus souvent au nom du « devoir de mémoire ».

   L'injonction au « devoir de mémoire » exprime sans aucun doute l'inquiétude légitime de voir la mémoire submergée par l'oubli, néanmoins, philosophes et historiens marquent une grande réticence à intégrer ce concept, même appliqué à la mémoire du génocide.

    Pour Jean-François BOSSY, chercheur de l'Institut national de recherche pédagogique ( INRP ), « la critique du devoir de mémoire semble être le nouveau passage obligé de la conscience lucide et de la vigilance intellectuelle, la pose nouvelle de l'intellectuel averti, comme il n'y a pas si longtemps, le devoir de mémoire fut le fer de lance d'un nouveau civisme, recomposé autour de la figure de la victime ( victime de la guerre, victime des camps, victimes de l'extermination » (1),

   
Le philosophe Paul RICOEUR, définit le « devoir de mémoire » comme une « mémoire obligée », une sorte d'« injonction à se souvenir », qui ne peut se comprendre que par rapport « aux événements horribles » auquel il fait référence
et qui n'a de sens que par rapport « à la difficulté ressentie par la communauté nationale, ou par des parties blessées du corps politique, à faire mémoire de ces événements de manière apaisée ».
   Certes le travail de mémoire et le travail de deuil lui paraissent tout à fait légitimes et nécessaires.
   Mais, il relève qu'il y a un glissement du bon usage à l'abus du « devoir de mémoire », lorsque « le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi », aux victimes à l'égard desquelles nous avons une dette à payer, s'érige en « direction de conscience qui se proclame elle-même porte-parole de la demande de justice des victimes » par une sorte de « captation de la parole muette des victimes ».
   Plus généralement, il considère que le « devoir de mémoire est lourd d'équivoque parce que l'injonction de se souvenir risque d'être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de mémoire » (2).

   Alain BROSSAT, professeur de philosophie à l'université de Paris VIII, appelle à un examen critique de la notion d'« injonction d'avoir à se souvenir » parce qu'elle peut produire de « paradoxaux effets d'oubli ou d'oblitération », et faire apparaître le « devoir de mémoire » comme « ce raccourci moralisant dont la vertu première est d'éluder l'extrême complexité des questions » que recouvre cette injonction, et que « ceux là-mêmes qui semblent lui accorder le statut d'une prescription générale et inconditionnelle peuvent, au demeurant, agir de façon déterminée comme des empêcheurs d'écrire le passé ou de dire l'histoire » (3).

   Jean-Pierre RIOUX, historien et inspecteur général d'histoire, constatant «  qu'un rapport organique s'est établi entre la diffusion militante puis officielle du " devoir de mémoire " et l'instrumentalisation judiciaire de l'histoire » révélée à l'occasion du procès Papon, redoute qu'on en arrive au nom du « devoir de mémoire » à culpabiliser les nouvelles générations, et en particulier les élèves des collèges et des lycées : « Comme si le " devoir de mémoire " l'emportait désormais sur la connaissance explicite et sur la raison qui fondent la citoyenneté.
  Comme si la mémoire était de meilleur rendement probatoire, moral et civique, que le récit vrai, construit par les historiens en croisant toutes les traces »
 (4).

   
François MARCOT, lors de la Journée d'études consacrée en 2003 au thème « Devoir de mémoire et légitimité de l'oubli », sans contester la légitimité du « devoir de mémoire », en tant que facteur de reconnaissance morale et identitaire des citoyens envers les victimes et ceux qui se sont sacrifiés pour défendre les valeurs de la République, a rappelé que mémoire et histoire peuvent se trouver en décalage, voire s'opposer (5) .

   
François BÉDARIDA, historien du génocide des Juifs par les nazis, qui a été le premier directeur de l'Institut d'histoire du temps présent ( CNRS ), a toujours veillé à bien distingué l'objectif de la mémoire, la transmission du témoignage, et celui de l'histoire, la vérité : « Alors que l'histoire se situe à l'extérieur de l'événement et génère une approche conduite du dehors, la mémoire se place dans l'événement, le remonte en quelque sorte, cheminant à l'intérieur » (6).
   Il aimait à rappeler qu'au-delà du « devoir de mémoire », il y a un « devoir de connaissance » qu'il définissait comme « la constitution d'un savoir seul apte à construire une mémoire vraie » (7).
    Pour lui, certes « il est essentiel de mémoriser les monstruosités auxquelles en est venu l'homme au lieu de les refouler dans une amnésie complice », et « la valeur curative de la mémoire est immense », mais en même temps il mettait en garde contre « la célébration inconditionnelle du culte de la mémoire » (8).

   
Henry ROUSSO, historien de la Seconde Guerre mondiale, ancien directeur de l'IHTP, considère que « la mémoire relève d'une approche sensible, individuelle, presque sentimentale du passé, qui abolit la caractéristique première de l'histoire historienne, à savoir la mise à distance» (9) , et que le « devoir de mémoire » est aussi un « devoir de vérité » (10) qui s'impose à tous les historiens.

   
Pour Pierre LABORIE, spécialiste de l'opinion publique sous Vichy, « l'historien est un trouble mémoire » (11).

   
C'est ce que croit aussi Annette WIEVIORKA. Constatant que l'historien qui travaille sur la période de la 2e guerre mondiale, travaille sous la surveillance des témoins parfois prompts à le suspecter à tort de révisionnisme, elle affirme que l'historien a besoin de liberté, qu'il doit essayer de poser sur le passé un regard analytique, non sélectif, et qu'il ne connaît aucun tabou (12).

   
Pascal ORY dénonce les dangers d'une confusion entre mémoire et histoire mise en évidence à l'occasion du procès de Maurice Papon, par le rôle qu'ont essayé de faire jouer aux historiens les deux parties, en les appelant à témoigner à ce procès.
   L'historien n'est ni un policier, ni un juge, ni un moraliste.
   Même si l'historien utilise la mémoire comme matériau, son travail diffère de celui des gardiens de la mémoire que sont les conservateurs du patrimoine dans les musées, les centres d'archives et les bibliothèques (13).

  
C'est parce que pour lui le devoir de mémoire s'impose aux historiens comme un devoir d'investigation sur le passé, sans tabou, que Jean-Luc EINAUDI s'est trouvé impliqué dans la polémique sur la répression de la manifestation des Français musulmans d'Algérie à Paris, le 17 octobre 1961, et dans un procès que lui a intenté Maurice PAPON, préfet de Police au moment des faits (14).

   Pour Gilles MANCERON, la mémoire est faite d'oubli, la mémoire est sélective.
De façon contradictoire, tantôt « les enjeux du présent imposent d'autres urgences que le ressassement du passé », tantôt « il existe une forme de refus du présent qui consiste à se plonger dans le passé, à se demander quelles étaient les responsabilités il y a cinquante ans, sans se poser la question de ce que sont aujourd'hui les responsabilités pour les citoyens, face à un certain nombre de problèmes bien actuels ». Comme Pascal Ory, il dénonce, à propos du procès Papon, le risque d'instrumentalisation du travail d'historien, conduisant à « la subordination du passé au présent » et à « la lecture rétrospective du passé en fonction d'un certain nombre de commandes et d'exigences du présent » (15).


   
François COCHET quant à lui préfère parler de « devoir d'histoire » plutôt que de « devoir de mémoire ». Pour lui, la différence essentielle entre l'histoire et la mémoire, c'est que « l'histoire cherche à comprendre ce qui a fait agir une communauté nationale à un moment donné, en fonction des représentations de soi et des autres que cette communauté vit à cet instant », tandis que « la mémoire , en revanche, est forcément contemporaine du moment où l'on parle » 16 ). Il admet que « le témoin est l'allié objectif de l'historien »et qu'« ils font bon ménage tous les deux », mais « à la condition expresse d'avoir précisé leurs rôles respectifs. : le témoin éclaire une période, l'historien l'explique » 17 ).

   Pour Gérard NOIRIEL, la différence esentielle entre mémoire et histoire, « ne réside pas dans la méthode ou dans le rapport aux archives », mais plutôt « dans le type de questionnement adressé au passé », dans la mesure où « les producteurs de mémoire ont surtout le souci de " sauver de l'oubli ", ou de réhabiliter, les individus et les groupes qui ont leur faveur, alors que le rôle de l'historien consiste à élaborer des questionnements qui lui permettront de mieux comprendre, voire d'expliquer, le passé ». Selon lui, « l'histoire et la mémoire sont deux rapports au passé qui ont chacun leur logique propre et qu'on ne peut pas hiérarchiser ». Mais en même temps, il considère « que la distance que l'historien doit prendre à l'égard des enjeux de mémoire ne justifie nullement un repli dans sa tour d'ivoire ». Pour lui, « les universitaires sont des enseignants-chercheurs », ce qui signifie « qu'il doivent s'efforcer de diffuser leurs connaissances spécialisées grâce à des moyens pédagogiques adéquats. Lorsqu'ils accomplissent cette partie de leur mission, les historiens ne sont plus dans le domaine de la science historique pure. Ils interviennent à leur tour dans les enjeux de mémoire. En mettant à la portée des citoyens le savoir qu'ils ont élaboré, ils contribuent à enrichir la mémoire collective de l'humanité. Ils contribuent à diffuser ce qu'on appelle " l'esprit critique "grâce auquel les porteurs de mémoire examineront leur passé avec davantage de recul et plus de tolérance à l'égard des autres » (18).

   
Pierre NORA définit la mémoire comme « le souvenir d'une expérience vécue et fantasmée  et, à ce titre, elle est portée par des groupes vivants, ouverte à toutes les transformations, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les manipulations, susceptible de longues latences et de brusques réveils », et l'histoire au contraire comme « une construction toujours problématique et incomplète de ce qui n'est plus, mais qui a laissé des traces. Et à partir de ces traces, contrôlées, croisées, on tâche de reconstituer au plus près ce qui a dû se passer, et surtout d'intégrer ces faits dans un ensemble explicatif cohérent.
   On pourrait dire aussi que la mémoire relève du magique, de l'affectif, et qu'elle ne s'accommode que des informations qui la confortent.
   L'histoire est une opération purement intellectuelle, laïcisante, qui appelle analyse et critique.
   La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque toujours et, même si elle s'en sert, elle « prosaïse ».
   La mémoire sourd d'un groupe dont elle contribue à souder la solidarité identitaire. Elle singularise et particularise.
   L'histoire est le résultat d'un travail soumis à des procédures contraignantes.    Elle appartient à tous et à personne, elle ne s'attache qu'aux évolutions et aux rapports des choses.
   Bref , la mémoire est un absolu et l'histoire ne connaît que du relatif » (19).


  
Lors du colloque " Apprendre l'histoire et la géographie à l'école " qui s'est tenu à Paris en décembre 2002, Jean-Pierre RIOUX et Annette WIEVIORKA constataient que « l'ancienne confrontation entre " histoire " et " mémoire ", naguère dominée par l'opposition entre Lavisse et Péguy, a resurgi dans le débat historiographique et civique depuis vingt ans », et que « la mémoire est devenue un objet d'histoire ». Ils rappelaient qu'« il existe donc un devoir d'histoire qui respecte les règles du métier d'historien et qui se distingue du devoir de mémoire », et qu'« il faudra donc faire demain une histoire de la mémoire, en suivant les règles élémentaires du métier d'historien et proposer en classe une historisation pas à pas de la mémoire » (20).

   
Dans le numéro de juillet-août 2006 de la revue L'Histoire, Philippe JOUTARD, constatant que ce fut « la solution proposée pour clore les guerres civiles les plus longues de notre histoire, les guerres de Religion » et que « le pacte d'oubli » sur lequel fut fondée la transition démocratique dans l'Espagne post-franquiste, « avait servi de référence aussi bien à la sortie des dictatures d'Amérique latine qu'à celles des régimes communistes en Europe de l'Est », invoquait « le devoir d'oubli » comme « moyen de terminer une guerre civile ». Pour lui, il ne s'agit pas de substituer le « devoir d'oubli » au « devoir de mémoire », car « il est faux d'opposer la mémoire à l'oubli, ne serait-ce que parce qu'une mémoire se définit autant par ce qu'elle néglige que parce qu'elle met en valeur, le rapport entre les deux pôles fluctuant au gré de la conjoncture et des volontés politiques.
   Une société peut vouloir, un moment, compenser un " trop-plein de mémoire ", par une amnésie volontaire, pour permettre la pacification des esprits, quitte à revenir plus tard suer ce choix.
   
À quelques conditions tout de même.
   En premier lieu, le devoir d'oubli suppose que justice soit rendue sur les cas les plus criants et que l'accord au moins implicite de groupes antagonistes puisse se faire autour d'un gouvernement reconnu comme légitime.
   Il faut ensuite que l'histoire garde se droits : une histoire qui hiérarchise et nuance, mais qui n'oublie ni n'occulte. Comme le montre le cas espagnol le travail historique finit toujours par faire sortir un pays de l'amnésie. Et c'est tant mieux. mais un pays où le temps a fait son œuvre, et dont les plaies se cicatrisent » (21)
.


   L'inspecteur-général d'histoire, Laurent WIRTH, clôturant les travaux du séminaire national sur " La traite négrière, l'esclavage et leurs abolitions : mémoire et histoire ", organisé par le ministère de l'Éducation nationale à Paris le 10 mai 2006, rappelait que « face au devoir de mémoire constamment mentionné par les médias », il convenait « de privilégier un devoir d'histoire », qu'il fallait éviter d'alimenter « la guerre civile des mémoires » et, évoquant la publication du manuel franco-allemand réalisé par des historiens français et allemands, il a dit sa conviction que « l'histoire est essentielle pour pacifier les conflits de mémoire » ( 22 ).

    En février 2009, Sébastien LEDOUX, chercheur associé du Centre Alberto Benveniste - École Pratique des Hautes Études - Sorbonne où il anime le Groupe d'études sur les mémoires, a publié un article intitulé  " Pour une généalogie du « devoir de mémoire » en France ", dans lequel il émet « l'hypothèse que l’expression " devoir de mémoire " a cristallisé des évolutions majeures de la fin du XXe siècle ». Il y expose les étapes de son émergence, les raisons de son succès, les nouveaux regards sur l'oubli, et analyse le développement des mémoires victimaires, avant de conclure :

« Discours du présent évoquant notre relation au passé, l’expression « devoir de mémoire »
prend racine dans une modernité sociale de la fin du XXe siècle. Bien sûr, elle prolonge en
partie le message porté depuis des décennies par les anciens combattants et les victimes
civiles des grands conflits du siècle – un message de paix et d’espoir qui convoque le souvenir
des atrocités du passé pour échapper au bégaiement de l’histoire. Son émergence, puis
rapidement son omniprésence dans l’espace public nous disent aussi d’autres choses.
   D’abord, son usage par l’État permet à ce dernier de répondre, dans le champ discursif, à
une nouvelle demande sociale. Le terme soutient les institutions publiques qui s’engagent
dans une politique de reconnaissance à l’égard de la souffrance inscrite désormais dans un
« présent dilaté » ( Nora ). Cette politique est rendue possible par le biais d’un affaiblissement
de l’État-Nation qui doit faire face à l’internationalisation du droit et à la globalisation des
modes de pensée.
   Dans le même temps, le terme est présenté comme une émanation proprement nationale de l’État français qui tente, à partir des années 1990, de redéfinir son récit national, au nom des droits de l’Homme, dans une dimension multiculturelle.
    Ensuite, au niveau social, l’usage du « devoir de mémoire » correspond à une nouvelle conception de l’identité, se réalisant individuellement ou collectivement à travers un idéal d’authenticité. La reconnaissance de sa mémoire ou de celle de son groupe d’appartenance représente une étape nécessaire dans la réalisation de soi. Le terme « devoir de mémoire » a permis de trouver une expression à cet idéal de la société postmoderne. »

   Enseignant à Sciences Po et chercheur au Centre d'histoire sociale de Paris 1, Sébastien LEDOUX a soutenu en novembre 2014 sa thèse de doctorat d'histoire intitulée Le temps du « devoir de mémoire » des années 1970 à nos jours.
   En 2015, il a reçu le Prix de la recherche de l'INA.
   En 2016, il a publié aux Éditions du CNRS Le devoir de mémoire - Une formule et son histoire, un ouvrage issu de sa thèse de doctorat, préfacé par Pascal ORY.


SJohann Michel
Le devoir de mémoire
PUF, Que sais-je ?, 2018