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La judiciarisation du passé et la crise mémorielle
La France malade de son passé

La multiplication des lois mémorielles et le développement de mémoires victimaires concurrentielles

Le débat autour de la loi du 23 février 2005 et de l'Appel des 19 " Liberté pour l'histoire "

Le débat autour de la loi Taubira et de la commémoration de l'abolition de l'esclavage

Le débat autour de la reconnaissance du génocide arménien

Le débat à propos du rôle de la SNCF dans la déportation
pendant la seconde guerre mondiale

Histoire, mémoires, et crise d'identité nationale
Les dangers d'une mémoire qui tend à tenir lieu d'histoire

Le débat autour de la journée du souvenir de Guy Môquet

Autour du voyage en Algérie de Nicolas Sarkozy de décembre 2007

Le débat sur la mémoire des enfants de la Shoah au CM2

La rapport Kaspi et le débat autour de l'inflation des commémorations :
vers un Memorial Day à la française ?

Le rapport de la Mission parlementaire d'information sur les questions mémorielles

La Maison de l'histoire de France, un projet contesté


La multiplication des lois mémorielles
et le développement de mémoires victimaires concurrentielles

   Dès les années 1980-1990, les démarches entreprises pour obtenir l'inculpation de René BOUSQUET, puis les procès successivement de BARBIE, de TOUVIER et de PAPON, jugés pour crime contre l'humanité, ont amorcé un processus de judiciarisation du passé qui a constitué un contexte favorable au vote de lois qualifiées de « lois mémorielles » ou « lois de mémoire » :

   - Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990, dite Loi « Gayssot », « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe », qui comporte 15 articles dont certaines dispositions ont été réfutées par plusieurs historiens, en particulier Madeleine RÉBÉRIOUX et Pierre VIDAL-NAQUET.

   - Loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 dont l'article unique affirme que « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ».

   - Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001, dite Loi « Taubira », « tendant à la reconnaissance, par la France, de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité » et demandant que les programmes scolaires leur accordent « la place conséquente qu'ils méritent », loi qui a été suivie de l'instauration, à partir de 2006 et à la demande du président de la République, Jacques CHIRAC, d'une Journée de la mémoire de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions, célébrée le 10 mai.

   - Loi n° 2005-158 du 23 février 2005, dite loi  « Mekachera », « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », dont l'article 4 stipule :
    « Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite.
   Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit »
.

    La participation d'historiens à ce qu'on a appelé les « procès pour la mémoire », procès qui ont permis de souligner l'importance et la singularité du génocide des Juifs, mais aussi l'implication de l'État français et du gouvernementt de Vichy dans la mise en œuvre du génocide en France, a contribué à légitimer cette tendance à légiférer sur le passé qu'ils condamnent aujourd'hui.

   Pour Henry ROUSSO, la multiplication des « lois mémorielles » qui relève parfois de la « surenchère politique », s'explique aussi par la place accordée depuis une dizaine d'années à la mémoire du génocide des Juifs longtemps occultée, « au souvenir de la Shoah, érigé en symbole universel de la lutte contre toutes les formes de racisme », mais dont « le caractère universel échappe à beaucoup ». La mémoire de la Shoah est devenue « un modèle jalousé, donc, à la fois, récusé et imitable » (1).

   De son côté Gilbert MEYNIER mettait en garde contre « le piège des mémoires antagonistes »  :

« En officialisant le point de vue de groupes de mémoire liés à la colonisation, elle risque de générer en retour des simplismes symétriques, émanant de groupes de mémoire antagonistes, dont l' « histoire officielle », telle que l'envisage cette loi, fait des exclus de l'histoire ».
    L'étude scientifique du passé ne peut se faire sous la coupe d'une victimisation et d'un culpabilisme corollaire. De ce point de vue, les débordements émotionnels portés par les « indigènes de la République » ne sont pas de mise. Des êtres humains ne sont pas responsables des ignominies commises par leurs ancêtres - ou alors il faudrait que les Allemands continuent éternellement à payer leur épisode nazi [...]
    On peut clamer d'abondance que c'est toujours la faute des autres et/ou du passé. Mais il y a aussi, et toujours, urgence concomitante à balayer devant chez soi et à se confronter aux duretés d'aujourd'hui - et pas seulement aux ressentiments construits sur des hiers douloureux. Cela est valable pour tous les peuples et toutes les sociétés.
   
Les historiens doivent travailler à reconstruire les faits et à les porter à la connaissance du public. Or ces faits établissent que la traite des esclaves, dans laquelle des Européens ont été impliqués (et encore, pas eux seuls), a porté sur environ 11 millions de personnes (27,5 % des 40 millions d'esclaves déportés ), et que les trafiquants arabes s'y sont taillé la part du lion : la « traite orientale » fut responsable de la déportation de 17 millions de personnes (42,5 % d'entre eux) et la traite « interne » effectuée à l'intérieur de l'Afrique, porta, elle, sur 12 millions (30 %). Cela, ni Dieudonné ni les « Indigènes », dans leur texte victimisant à sens unique, ne le disent - même si, à l'évidence, la traite européenne fut plus concentrée dans le temps et plus rentable en termes de nombre de déportés par an [...]
   
Pour reprendre le texte des « Indigènes de la République », à l'évidence, les plaies dont ils saignent sont de moins en moins celles qui sont infligées par le vieux colonialisme – porté, certes, partiellement par le nationalisme français et la création en son temps d'îlots capitalistes –, mais bel et bien celles provoquées par la sauvagerie et la dureté économiques d'aujourd'hui, assez largement transnationales [...]
  
 
ll est important, pour y voir clair, de ne pas tout mélanger. Tout, dans la situation des immigrés, ne fut pas redevable à la colonisation, dans le passé comme maintenant.
    L'historien ne se reconnaît pas dans l'affrontement des mémoires. Pour lui, elles ne sont que des documents historiques, à traiter comme tels [...]
»(2)

Le débat autour de la loi du 23 février 2005 et de l'Appel des 19 " Liberté pour l'histoire "

    Aussitôt après le vote la loi du 23 février 2005, le site Internet Hermès - Histoire en réseaux des méditerranées de de l’université Denis Diderot - Paris 7, créé en février 2004 par Claude LIAUZU et Anne VOLERY-LAZGHABAU, y a ouvert une rubrique Questions d’histoire consacrée au mouvement contre l'article 4 de cette loi instituant une histoire officielle du « rôle positif » de la colonisation dans l’enseignement, et au débat sur les problèmes qu’elle pose aux historiens.

   Le 25 mars 2005, Le Monde publiait l'appel de 6 universitaires réclamant l'abrogation de la loi du 23 février 2005 :

« Colonisation : non à l'enseignement d'une histoire officielle

   La loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » a des implications sur l’exercice de notre métier et engage les aspects pédagogiques, scientifiques et civiques de notre discipline.
   
Son article 4 dispose :
« Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite.
   
   Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit »
   
Il faut abroger d’urgence cette loi,
- parce qu’elle impose une histoire officielle, contraire à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée qui sont au cœur de la laïcité,
- parce que, en ne retenant que le « rôle positif » de la colonisation, elle impose un mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé,
- parce qu’elle légalise un communautarisme nationaliste suscitant en réaction le communautarisme de groupes ainsi interdits de tout passé.
   
Les historiens ont une responsabilité particulière pour promouvoir des recherches et un enseignement
- qui confèrent à la colonisation et à l’immigration, à la pluralité qui en résulte, toute leur place,
- qui, par un travail en commun, par une confrontation entre les historiens des sociétés impliquées rendent compte de la complexité de ces phénomènes,
- qui, enfin, s’assignent pour tâche l’explication des processus tendant vers un monde à la fois de plus en plus unifié et divisé. »

Claude LIAUZU, professeur émérite à l’université Denis Diderot-Paris 7
Gilbert MEYNIER, professeur émérite à l’université de Nancy
Gérard NOIRIEL, directeur d’études à l’EHESS
Frédéric RÉGENT, professeur à l’université des Antilles et de Guyane
Trinh VAN THAO, professeur à l’université d’Aix-en-Provence
Lucette VALENSI, directrice d’études à l’EHESS

   Le 22 mai 2005, le Comité national de l’Association des professeurs d'histoire et géographie ( APHG ), réuni à Paris, adoptait une motion réclamant l'abrogation de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 :

  «  Il appartient aux historiens d'écrire l'histoire et aux enseignants de l'enseigner
   Le Comité national de l’APHG, réuni à Paris, le 22 mai 2005,
- dénonce la dérive actuelle conduisant le Parlement à inscrire dans la loi des dispositions relatives aux contenus précis d’enseignement qui relèvent de textes réglementaires (décrets, arrêtés, circulaires...), comme vient de le rappeler le Conseil Constitutionnel à propos de plusieurs articles de la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école,
- demande en conséquence l’abrogation de l’article 4 de la Loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, qui stipule : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le caractère positif de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ».
   
Se fondant sur les déclarations de M. le Ministre délégué aux Anciens Combattants, commentant cette loi  « [...] Il est évident que les historiens et les enseignants travaillent et travailleront comme ils l’entendent. Ils ont toujours été libres en France, et on voit mal qui voudrait les contraindre. Prétendre imposer une pensée officielle aux historiens et diffuser une histoire homologuée en classe serait stupide et n’a jusqu’à présent été réalisé sur notre continent que par des régimes totalitaires. Ni le législateur ni le gouvernement n’en ont eu le projet, ni même l’idée. Il appartient aux historiens d’écrire l’histoire et aux enseignants de l’enseigner [...] ».  Hamlaoui MEKACHERA, " Colonisation : réconcilier les mémoires ", Le Monde, 8 mai 2005 ),
    l’APHG :
- demande que soit mis fin aux pratiques qui consistent à instrumentaliser l’enseignement de l’histoire au service des « devoirs de mémoire »,
- rappelle que les contenus d’enseignement en histoire et en géographie doivent se fonder sur les acquis de la recherche scientifique, pour laquelle l’Université et le CNRS doivent être dotés de moyens suffisants,
- réaffirme que pour exercer, sur ces bases, la liberté pédagogique que leur reconnaît la loi, les professeurs doivent continuer à être recrutés à un haut niveau de compétence scientifique et bénéficier d’une formation continue universitaire de qualité
. »

    En juin 2005, a été créé un Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (CVUH) qui réclamait l'abrogation de la loi du 23 février 2005 et l'ouverture d'un large débat sur l'autonomie des travaux et de l'enseignement des historiens. Ce comité a publié un manifeste qui denonce « les tentatives visant à mettre l'histoire au service de la politique » :

  «  En tant que chercheurs et enseignants en histoire, notre rôle principal consiste à élaborer et à transmettre des connaissances rigoureuses sur le passé. Celles-ci résultent d'une analyse critique des sources disponibles, et répondent à des questions qui ont pour but de mieux comprendre les phénomènes historiques et non pas de les juger.
  Mais les historiens ne vivent pas dans une tour d'ivoire. Depuis le XIXe siècle, le contexte politique et social a joué un rôle essentiel dans le renouvellement de leurs objets d'étude. Les luttes ouvrières, le mouvement féministe, la mobilisation collective contre le racisme, l'antisémitisme et la colonisation, ont incité certains d'entre eux à s'intéresser aux « exclus » de l'histoire officielle, même si la France est restée à la traîne de ces mutations.
   
Il y a donc un rapport étroit entre la recherche historique et la mémoire collective, mais ces deux façons d'appréhender le passé ne peuvent pas être confondues. S'il est normal que les acteurs de la vie publique soient enclins à puiser dans l'histoire des arguments pour justifier leurs causes ou leurs intérêts, en tant qu'enseignants-chercheurs nous ne pouvons pas admettre l'instrumentalisation du passé.
  Nous devons nous efforcer de mettre à la disposition de tous les connaissances et les questionnements susceptibles de favoriser une meilleure compréhension de l'histoire, de manière à nourrir l'esprit critique des citoyens, tout en leur fournissant des éléments qui leur permettront d'enrichir leur propre jugement politique, au lieu de parler à leur place [... »

   Après le refus de la majorité parlementaire, en novembre 2005, d'abroger l'article 4 de la loi du 23 février 2005, une pétition " Nous n'appliquerons pas l'article 4 de la loi du 23 février 2005 stipulant que « les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif » de la colonisation " a été lancée et parrainée par ce comité

   En décembre 2005, des professeurs de Sciences Po réunis en Forum à Paris ont rédigé un appel intitulé « Liberté pour l'histoire », signé par 19 historiens, et ont décidé de créer l'association Liberté pour l'histoire, pour porter secours aux historiens qui se trouveraient attaqués en justice, comme l'a été par un « collectif antillais-guyanais-réunionnais », Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, auteur d'un ouvrage sur Les Traites négrières.
   Cet appel, dit Appel des 19 a été publié dans le journal Libération du 13 décembre 2005
  
Ils expriment leur émotion devant la multiplication de lois qui prétendent détenir et imposer la vérité historique en restreignant la liberté des historiens.
   Ils rappellent avec force que « l'histoire n'est pas la mémoire », qu'« elle tient compte de la mémoire », mais qu'« elle ne s'y réduit pas ».
   Ils réaffirment les principes qui fondent le travail des historiens.
   Ils réclament le toilettage des quatre lois mémorielles et l'abrogation de certaines dispositions contenues dans ces lois,
qui restreignent la liberté des historiens :

   « Émus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l'appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants :
   L'histoire n'est pas une religion.
   L'historien n'accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.
   L'histoire n'est pas la morale.
   L'historien n'a pas pour rôle d'exalter ou de condamner, il explique.
   L'histoire n'est pas l'esclave de l'actualité.
   L'historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n'introduit pas dans les événements d'autrefois la sensibilité d'aujourd'hui.
   L'histoire n'est pas la mémoire.
   L'historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits.
   L'histoire tient compte de la mémoire, elle ne s'y réduit pas.
   L'histoire n'est pas un objet juridique.
   Dans un État libre, il n'appartient ni au Parlement ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique.
    La politique de l'État, même animée des meilleures intentions, n'est pas la politique de l'histoire.
   C'est en violation de ces principes que des articles de lois successives notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ont restreint la liberté de l'historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu'il doit chercher et ce qu'il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.
   Nous demandons l'abrogation de ces dispositions législatives indignes d'un régime démocratique. »

Jean-Pierre AZÉMA, Elisabeth BADINTER, Jean-Jacques BECKER,
Françoise CHANDERNAGOR, Alain DECAUX, Marc FERRO,
Jacques JULLIARD, Jean LECLANT, Pierre MILZA, Pierre NORA,
Mona OZOUF, Jean-Claude PERROT, Antoine PROST,
René RÉMOND, Maurice VAÏSSE, Jean-Pierre VERNANT,
Paul VEYNE, Pierre VIDAL-NAQUET, Michel WINOCK (3)

   Jean-Pierre AZÉMA, réaffirmait la position des 19 dans Libération du 21 décembre 2005 : « Quand la loi édicte une vérité officielle, nous disons non ».

   Dans la revue L'Histoire de février 2006, sous le titre " Laissons les historiens faire leur métier ! ", Françoise CHANDERNAGOR, membre du Conseil d'État, juriste, historienne et signataire de l'Appel des 19, précise que cet appel ne demande pas « l'abrogation de lois entières, mais seulement des articles qui posent problème » :

   « Ainsi, dans la loi sur les rapatriés, seul l'article 4 est mis en cause.
   Il est évident par ailleurs que le Parlement et le gouvernement ont parfaitement compétence pour fixer des indemnités, décréter des commémorations, construire des musées, édifier un mémorial, etc.
   Ils peuvent aussi décider, comme ils l'envisagent d'ailleurs, de consacrer un jour férié à l'abolition de l'esclavage.
   De même quand la loi Gayssot de 1990 donne des pouvoirs supplémentaires aux associations pour lutter contre le racisme , l'antisémitisme et la xénophobie, le législateur est dans son rôle et le citoyen ne peut qu'approuver de telles mesures.
   En revanche, il y a, au moins dans quatre lois, des articles potentiellement dangereux, suspendus comme des épées de Damoclès au-dessus des historiens. Des articles dont certains ont été votés « distraitement » ou rapidement. Or tous ces articles marquent la volonté du Parlement d'intervenir dans la recherche historique [...]
   
Nous en avons fait une question de principe : ce n'est pas à des majorités politiques d'imposer et de fixer la vérité historique [... ♣

     Elle réaffirme avec vigueur la spécificité de l'histoire par rapport à la mémoire :

   « L'histoire n'est pas la mémoire. La mémoire est toujours partielle, biaisée, c'est pourquoi les mémoires sont conflictuelles [...]
   L'historien pour faire son travail, doit confronter ces mémoires entre elles, puis les confronter toutes aux documents, aux traces, aux faits... Et sans cesse, quand il découvre de nouvelles sources, il doit remettre sur le métier son travail si fragile, sa vérité si provisoire »

    René RÉMOND, membre de l'Académie française et président de la Fondation nationale des sciences politiques a accepté de présider l'association " Liberté pour l'histoire " et s'en est justifié en ces termes :

   « Le texte demande la liberté pour l'histoire pas pour les historiens. L'histoire ne leur appartient pas plus qu'aux politiques. Elle est le bien de tous.
   C'est précisément pour préserver le droit de tout citoyen d'accéder à la vérité historique que nous nous élevons contre la proclamation de vérités officielles [...]
   L'actualité a suffisamment démontré les effets pervers du recours à la loi pour définir l'histoire : elle entrave la recherche de la vérité et fait obstacle à sa diffusion. Outre que rien ne prépare les élus à trancher des points délicats et complexes, la loi met entre les mains de groupes dont le souci de distinguer le vrai du faux n'est pas nécessairement la préoccupation première un pouvoir redoutable [...]
   Contrevenant au principe qui veut que la loi soit aussi universelle que possible, la prolifération incontrôlée de lois adoptées pour des catégories particulières sous la pression entraîne le fragmentation de la législation.
    La compétition entre catégories qui aspirent toutes à faire reconnaître les torts qu'elles ont pu subir par le passé et à en obtenir réparation entraîne la segmentation du corps social et porte en germe son démembrement. C'est aussi le fractionement, pour ne pas dire le dépècement de la mémoire collective » .(4)

    Le 20 décembre 2005, une trentaine d'écrivains, juristes et historiens, ont signé un texte marquant leur opposition à l'Appel des 19, parce qu'il fait, selon eux, l'amalgame entre la loi du 23 février 2005 et les trois autres lois mémorielles :

   « Ne mélangeons pas tout.
   En nous opposant à la pétition « une liberté pour l’Histoire », nous pensons que le droit à la dignité ne limite pas la liberté d’expression.
   
Nous revendiquons pour tout un chacun une pleine et entière liberté de recherche et d’expression.
   Mais il paraît pernicieux de faire l’amalgame entre un article de loi éminemment discutable et trois autres lois de nature radicalement différente.
   La première fait d’une position politique le contenu légal des enseignements scolaires et il paraît souhaitable de l’abroger.
   Les secondes reconnaissent des faits attestés de génocides ou de crimes contre l’humanité afin de lutter contre le déni, et de préserver la dignité de victimes offensées par ce déni.
   Ces trois lois ne restreignent en rien la liberté de recherche et d’expression.
   Quel historien a jamais été empêché par la loi Gayssot de travailler sur la Shoah et d’en parler ?
   Déclarative, la loi du 29 janvier 2001 ne dit pas l’histoire. Elle prend acte d’un fait établi par les historiens – le génocide des Arméniens – et s’oppose publiquement à un négationnisme d’État puissant, pervers et sophistiqué.
   Quant à la loi Taubira, elle se borne simplement à reconnaître que l’esclavage et la traite négrière constituent des crimes contre l'humanité que les programmes scolaires et universitaires devront traiter en conséquence.
   Le législateur ne s’est pas immiscé sur le territoire de l’historien.
   Il s’y est adossé pour limiter les dénis afférents à ces sujets historiques très spécifiques, qui comportent une dimension criminelle, et qui font en tant que tels l’objet de tentatives politiques de travestissements.
   Ces lois votées ne sanctionnent pas des opinions mais reconnaissent et nomment des délits qui, au même titre que le racisme, la diffamation ou la diffusion de fausses informations, menacent l’ordre public.
   L’historien serait-il le seul citoyen à être au-dessus de la loi ?
   Jouirait-il d’un titre qui l’autorise à transgresser avec désinvolture les règles communes de notre société ?
   Là n’est pas l’esprit de la République où, comme le rappelle l’article 11 de la déclaration des Droits de l’Homme, « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi
».

Claire AMBROSELLI, Muriel BECKOUCHE, Tal BRUTTMANN,
Yves CHEVALIER, Didier DAENINCKX, Frédéric ENCEL, Dafroza GAUTHIER,
Alain JAKUBOWICZ, Bernard JOUANNEAU, Raymond KÉVORKIAN,
Serge KLARSFELD, Marc KNOBEL, Joël KOTEK, Claude LANZMANN,
Laurent LEYLEKIAN, Stéphane LILTI, Eric MARTY, Odile MORISSEAU,
Claire MOURADIAN, Assumpta MUGIRANEZA,Claude MUTAFIAN,
Philippe ORIOL, Gérard PANCZER, Michel PÉNEAU, Iannis RODER,
Georges-Elia SARFATI, Richard SEBBAN, Yveline STÉPHAN,
Danis TANOVIC, Yves TERNON, Philippe VIDELIER

   Dans une Tribune libre du journal L'Humanité, daté du 21 décembre 2005, Michel GIRAUD (CNRS), Gérard NOIRIEL (EHESS), Nicolas OFFENSTADT (Université de Paris-1) et Michèle RIOT-SARCEY (Université de Paris-VIII), membres du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire, ont tenu à se démarquer également de l'Appel des 19 :

   « L’instrumentalisation du passé prend aujourd’hui des formes inquiétantes. La loi du 23 février constitue une violation tout à fait inacceptable du principe d’autonomie de l’enseignement et de la recherche historique.
   La pétition signée par 19 personnalités appartenant au monde des historiens et du journalisme ne peut nous satisfaire. Si elle rappelle les règles fondamentales de notre discipline, elle n’en sème pas moins la confusion entre mémoire collective, écriture de l’histoire et enseignement.
   La réflexion critique sur le passé n’appartient pas aux seuls historiens, mais concerne la totalité des sujets, conscients de l’état de crise dans laquelle nous sommes plongés et qui souhaitent se situer dans le monde contemporain en toute connaissance.
   La connaissance scientifique de l’histoire et l’évaluation politique du passé sont deux démarches nécessaires dans une société démocratique, mais qui ne peuvent être confondues.
   Il n’appartient pas aux historiens de régenter la mémoire collective.
   En revanche, si la représentation nationale est en droit de se prononcer pour éviter les dérives négationnistes ou rendre compte d’une prise de conscience, certes tardive, des méfaits de l’esclavage ou de la colonisation au nom de la Nation, de l’Empire ou d’une République exclusive, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la recherche et l’enseignement de l’histoire.
»

   Dans une déclaration intitulée " À propos de la « liberté de l'historien » ", Gérard NOIRIEL explicitait les raisons pour lesquelles les membres du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (CVUH ) ne soutenaient pas l'Appel des 19 :

   «  Les signataires de cet appel affirment que l'histoire est une démarche scientifique parce qu'elle « établit les faits ». Je ne pense pas que ce soit le meilleur critère pour distinguer histoire et mémoire.
   Comme l'a montré Marc Bloch, l'histoire est une démarche scientifique quand elle s'efforce de comprendre et d'expliquer les phénomènes, alors que la mémoire privilégie les jugements sur le passé.
   Les parlementaires qui ont adopté les lois que rejettent aujourd'hui ces 19 personnalités sont intervenus sur des problèmes de mémoire collective. Ils n'ont nullement prétendu définir la « vérité historique ».
   Demander l'abrogation des lois qui introduisent, d'une manière ou d'une autre, un jugement politique sur des événements passés, parce qu'elles remettraient en cause « la liberté de l'historien », c'est attribuer à ce dernier le pouvoir exorbitant de régenter la mémoire.
   C'est pourquoi notre manifeste se contente de défendre l'autonomie de la recherche et de l'enseignement historiques et non pas « la liberté de l'historien ».

   Claude LIAUZU, professeur émérite à l'Université de Paris VII, qui avait pris l'initiative dès le mois de mars 2005, de lancer une pétition contre l'application de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 stipulant la reconnaissance par les programmes scolaires du rôle positif de la colonisation, déplore que l'Appel des 19, déclaration de principe, qu'il juge un peu tardive, mettent sur le même plan les différentes lois mémorielles, et espère qu'elle va contribuer à ouvrir enfin « le grand débat indispensable sur les rapports entre histoire et politique » :

   « L'amalgame entre des lois et des réalités aussi différentes que la loi Gayssot, la loi Taubira, celle sur le génocide arménien et celle du 23 février crée la confusion dans l'esprit du public et donne le sentiment ( erroné ) d'une indifférence des historiens au regard froid envers le problème réel des mémoires souffrantes.
   Le texte des 19 a été perçu comme l'exigence d'une histoire sans tabou, amorale, traitant la mémoire comme un matériau parmi d'autres, bref au-dessus de la société, édictant la vérité, la seule.
  Les politiques, eux, se réfèrent au devoir de mémoire, aux enjeux actuels, au point que le président Chirac parle de journée du souvenir pour les descendants d'esclaves » [...]
  Que la liberté soit vitale pour l'histoire est une évidence qui a animé les artisans de la pétition contre la loi du 23 février.
   Cette évidence ne se décrète pas, elle implique une réflexion sur les tensions entre la vocation scientifique de l'histoire et sa fonction sociale, sa nature sociale.
   C'est de la société que viennent les questions ( programmes scolaires, institutions universitaires, mais aussi commandes d'éditeurs en fonction du marché du livre, demandes d'expertise, appels des médias, etc. ) et c'est vers elle qu'elles retournent, même si entre-temps un travail obéissant aux règles de la méthode a été effectué.
     Les fondateurs de la IIIe République l'avaient compris, qui ont assigné au triptyque histoire-géographie-instruction civique ­ voué au culte de la nation ­ une place centrale dans l'enseignement, ce que négligent les 19.
   Les profs l'ont bien compris aussi, qui ont adhéré en masse à notre pétition.
    Que l'histoire ne soit pas la mémoire est une autre évidence. Et les Vingt-Cinq ont raison de rappeler que ce n'est pas au pouvoir de régler « le dialogue avec le passé, qui est indissociable de l'exercice des libertés publiques ».
   Ce n'est certes pas non plus aux universitaires de dicter la mémoire collective, ni de prétendre à un monopole du travail sur le passé [...] ». (5)

   Esther BENBASSA, directrice d'études à l'École pratique des hautes études, explique pourquoi, bien que refusant de mettre sur le même plan les différentes « lois mémorielles » et en particulier la loi Gayssot, elle a cependant signé l'Appel " Liberté pour l'histoire " :

   « Sans passé, il n'y a pas d'histoire ni d'identité, mais ce passé n'est pas suffisant pour bâtir une identité. À la longue, le culte de la mémoire enferme ceux qui s'en réclament et leur fait tourner le dos à l'avenir.
   Ces mémoires se tissent en général dans la négativité, dans une victimité revendicatrice peu propice à l'échange. Sans victimité, pas de droits, et pour les obtenir, la mémoire victimaire demande le devoir aux siens et aux autres. Sans compter que la souffrance ne se mesure pas et que chaque mémoire exige le plein de souffrance, parce qu'elle se définit d'abord par rapport à elle (...]

    Ce ne sont ni les lois, ni les tribunaux qui écrivent l'histoire. Et cette histoire ne peut pas non plus s'écrire sous le diktat des mémoires, mêmes meurtries. La démocratie en dépend. Il n'existe pas d'histoire sans mémoire, mais il existe des mémoires sans savoir, incandescentes, à fleur de peau, qui se refusent à la distanciation, à la comparaison, à la contextualisation, seules garantes pourtant de leur pérennité.
   L'histoire ne saurait pas pour autant rester imperméable aux exigences du présent, déjà parce qu'elle est le produit des efforts d'hommes et de femmes de leur temps, de citoyens. Et il est vrai aussi qu'elle a été plutôt traditionnellement celle des dominants. Et que les mémoires aujourd'hui appellent l'histoire nationale et ses artisans à s'interroger sur leur façon de l'élaborer, et ce non seulement à partir du centre mais aussi avec ce qu'elle a longtemps considéré comme ses marges [...] » (6)

   À noter que depuis 2002, sur son site Pratique de l’histoire et dévoiements négationnistes, Gilles KARMASYN fournit de solides arguments en faveur du maintien de la loi Gayssot.

   En décembre 2005, le président de la République, Jacques CHIRAC, a confié à Jean-Louis DEBRÉ, président de l'Assemblée nationale, la mission « d'évaluer l'action du Parlement dans les domaines de l'Histoire et de la mémoire », tandis que le président de l'UMP, Nicolas SARKOZY, a demandé à l'avocat Arno KLARSFELD de mener « un travail approfondi sur la loi, l'Histoire et le devoir de mémoire ». Dès le lendemain de sa nomination, ce dernier suggérait dans un entretien accordé au journal Le Monde, une réécriture de l'article 4 intégrant la mention : « Les programmes scolaires reconnaissent les méfaits de la colonisation ainsi que ses aspects positifs ».

   Le 4 janvier 2006, le président de la République, Jacques CHIRAC, s'est prononcé en faveur d'une réécriture de l'article 4 de la loi du 23 février 2005.

   Le 10 janvier 2006, dans Libération, Claude LANZMANN, réalisateur du film Shoah et directeur des Temps modernes, justifiait l'historicisation de la Shoah, qualifié d'« événement le plus central du XXème siècle ». Considérant que « la notion de " concurrence des victimes ", reprise comme une antienne par certaines publications, est abjecte », il souligne que « la traite, en dépit de la souffrance, des humiliations et des morts sans nombre que le mépris de la vie humaine a entraînées, par exemple au Congo belge, n'avait pas pour visée l'extermination : les négriers avaient besoin de la force de travail des esclaves et de sa reproduction ».
   Il affirme sa conviction qu'« il y a une universalité des victimes comme des bourreaux, elles se ressemblent toutes, ils se ressemblent tous ».

   Il réfute le bien fondé de l'appel des 19 - " Liberté pour l'histoire ", et dénonce l'abrogation de la loi Gayssot réclamée par ses signataires :

    « Comment ne pas voir que la loi Gayssot diffère par nature de celle qui exalte la colonisation et en quoi son abolition serait une régression infiniment grave [...]
   La loi Gayssot, qui porte sur le désastre le plus paradigmatiquement antihumain du XXe siècle, est aussi une garantie et une protection pour toutes les victimes [...[
   Aujourd'hui l'ouverture et la générosité d'hommes comme Fanon et Améry – qui ont vécu dans leur chair de colonisé ou de déporté les souffrances dont ils parlent – ont fait place au repli communautariste de leurs petits-enfants ou arrière-arrière-petits-enfants.
   La force universalisante de pareils esprits permettrait pourtant de comprendre que la loi Gayssot n'est pas une limitation de la liberté de l'historien, mais se déduit au contraire de la rigueur propre à sa discipline : elle n'est rien d'autre que le rappel de l'obligation de vérité.
   Cela éviterait la « guerre des mémoires » et la fameuse « concurrence ».    La loi Gayssot n'est pas une limitation de la liberté de l'historien, mais se déduit au contraire de la rigueur propre à sa discipline : elle n'est rien d'autre que le rappel de l'obligation de vérité [...]
    Le négationnisme fut le moteur et l'arme du crime nazi, qui effaçait ses propres traces à l'instant et au coeur même de son accomplissement. En un sens, le crime parfait a été accompli et ceux qui disent qu'il n'a pas eu lieu sont les héritiers directs des tueurs.
  La loi Gayssot n'opprime personne, n'exerce nulle contrainte, elle défend des valeurs consubstantielles à la démocratie. On ne trouve pas, grâce à elle, les ordures négationnistes aux étals de nos librairies, dans les colonnes de nos journaux et sur nos écrans de télévision [...] » (7)

   Annette WIEVIORKA, historienne de la Shoah, tout en saluant la création de l'association Liberté pour l'histoire et la mobilisation des historiens pour réclamer l'abrogation de l'article 4 de la loi du 23 février 2005, ressent cependant « un malaise à voir qualifier de mémorielles, donc tyranniques et liberticides » les quatre lois dont l'Appel des 19 réclame l'abrogation. Elle déplore en particulier que l'on puisse réclamer « sans nuance » le retrait de la loi Gayssot, et demande que l'on en fasse « un réel bilan. » (8).

   Le 25 janvier 2006, Jean-Louis DEBRÉ et Arno KLARSFELD remettaient chacun leur rapport, le premier au président de la République, Jacques CHIRAC, le second au président de l'UMP, Nicolas SARKOZY.
   Le rapport de Jean-Louis DEBRÉ, président de l'Assemblée
nationale, proposait de supprimer purement et simplement l'alinéa 2 de l'article 4 de la loi du 23 février 2005, suppression dont il entendait assumer seul la responsabilité :

  «  Ce n'est pas à la loi de porter un jugement sur des faits historiques.
   Ce n'est pas au législateur de fixer le contenu des programmes scolaires.
   Je n'ai cessé, depuis un certain temps, de demander le respect de la Constitution et de ce qui sépare le domaine de la loi du domaine du règlement.
   L'alinéa 2 de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 n'est pas du ressort de la loi.
   Aussi, j'ai proposé au président de la République de supprimer cet alinéa.
   Pour aller vite, pour éviter les divisions, ne pas ressusciter les polémiques, la meilleure voie était d'avoir recours à la Constitution, à la faculté donnée au Premier ministre de saisir le Conseil constitutionnel pour qu'il constate que cette disposition législative est du domaine réglementaire.
   Et j'ai souhaité qu'alors le gouvernement, dans un souci d'apaisement, supprime cette disposition. » (9).

   Le jour-même, dans un communiqué, le président de la République, Jacques CHIRAC, annonçait qu'il demandait la saisine du Conseil constitutionnel, afin qu'il examine le caractère réglementaire de l'alinéa en question, en vue de sa suppression :

   « Le président de la République considère que la loi du 23 février 2005 rend un juste et nécessaire hommage à tous les Français rapatriés et aux combattants de toutes origines de l'armée française.
   Mais le deuxième alinéa de l'article 4 suscite des interrogations et des incompréhensions chez beaucoup de nos compatriotes.
   Il convient de les lever pour retrouver les voies de la concorde.
   La nation doit se rassembler sur son histoire. » (10).

    Arno KLARSFELD, quant à lui, suggérait une réécriture de l'article 4 de la loi du 23 février 2005, afin de remplacer par « un terme neutre » la mention du « rôle positif de la présence française outre-mer », « et que les manuels scolaires reconnaissernt la place conséquente de l'histoire de la présence française ». Il y affirme que le passé n'appartient pas aux seuls historiens et considère que « les reproches des historiens quant à l'intervention du politique et plus spécifiquement du législateur dans le champ de l'histoire ne sont pas fondés ». Il y prend la défense et y fait la promotion des lois mémorielles qui, selon lui, «  favorisent l'union de la nation », et « ne sont pas une exception spécifique à notre République » (11) . 

   Le 25 janvier 2006 encore, un appel signé par près de 150 universitaires, chercheurs, conservateurs d'archives et bibliothécaires belges, a été lancé dans le journal La Libre Belgique, demandant aux « autorités politiques » belges de « remplir leurs missions essentielles pour permettre aux historiens de faire leur travail » :

   « La commémoration, qui organise le souvenir dans un but politique, est une action tout à fait légitime d’un État, d’une région ou d’une commune. Seulement, elle ne peut être confondue avec la promotion de la recherche historique, qui est une discipline critique et indépendante des usages politiques du souvenir.
   S’il y a bien un lien entre mémoire et histoire, les deux démarches obéissent à des exigences différentes. La mémoire ne donne pas accès à la connaissance, elle mobilise le passé dans un projet politique ou civique au présent. L’histoire, elle, revendique un statut de scientificité.
   L’histoire n’est pas au service du politique, elle n’est pas émotion. Elle n’accepte aucun dogme et peut être dérangeante.
   Si l’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit certainement pas. Plutôt que le devoir de mémoire tant invoqué, nous aimerions voir plus souvent invoquer le devoir d’histoire et de savoir. »

   Le 29 janvier 2006, les signataires de l'Appel " Liberté pour l'histoire " réaffirmaient dans un communiqué que « la connaissance historique est une exigence démocratique » :

   « Refusant d'entrer dans des polémiques stériles, les signataires de l’Appel " Liberté pour l'histoire ", tiennent cependant à affirmer que, contrairement à des allégations récentes, aucun d'entre eux n'a jamais prétendu que l'histoire était la propriété exclusive des historiens. Bien au contraire.
   René Rémond, Président de l’association " Liberté pour l’histoire ", vient de souligner, dans le dernier numéro de L'Histoire, que cet Appel « demande la liberté pour l'histoire : pas pour les historiens ». L'histoire ne leur appartient pas : pas plus qu'aux politiques.
   Les mémoires sont plurielles, fragmentées, le plus souvent passionnelles et partisanes.
   L'histoire, elle, est critique et laïque : elle est le bien de tous.
   C'est précisément pour préserver la liberté d'expression et garantir le droit pour tous d'accéder à la connaissance des acquis historiques résultant d’un travail scientifique libéré du poids des circonstances, que les signataires s’élèvent contre la proclamation de vérités officielles, indignes d'un régime démocratique.
   Qu'ils soient chercheurs, enseignants, les historiens exercent une fonction dont ils savent qu’elle leur crée plus de responsabilités que de droits.
    Aussi les motivations des signataires ne sont-elles nullement corporatistes.
   S'ils ont rappelé que ce n'était pas aux parlementaires d'établir la vérité en histoire, c'est par référence à une règle juridique imposée par la constitution, à un impératif scientifique de recherche critique et à une exigence civique.
   Pour l'heure, les signataires de l’Appel " Liberté pour l'histoire " qui a reçu à ce jour l'assentiment de près de 600 enseignants-chercheurs et chercheurs, français et étrangers, prennent note de la décision du Président de la République de saisir le Conseil constitutionnel en vue du déclassement d’un alinéa de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 ( et non de l’article entier comme il est écrit un peu partout ). Cette abrogation vraisemblable les incite à poursuivre leur action en vue de :

   1/ Proposer, dans les jours qui viennent, des modifications dans la
rédaction d’autres articles des lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier
2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005

   2/ Organiser de manière concrète, notamment par la création de
l’association « Liberté pour l’histoire », la défense des enseignants
d'histoire qui pourraient être les victimes d'incriminations sur la base
des dites lois ou qui le sont comme aujourd'hui Olivier
Pétré-Grenouilleau, universitaire, auteur rigoureux des Traites
négrières
, assigné pour « révisionnisme », puis pour « diffamation
raciale et apologie de crime contre l’humanité », au titre de la loi du
21 mai 2001 ;

   3/ Rappeler que s’il appartient traditionnellement au Parlement et au
Gouvernement de décider des commémorations, célébrations ou
indemnisations, il n’est pas de la compétence du Parlement de voter des lois qui voudraient dire une quelconque vérité historique officielle, et d'établir de fait, à travers l'appareil judiciaire, un contrôle sur l'écriture, voire sur l’enseignement, à tous les niveaux, de l'histoire.
»

   Le 31 janvier 2006, le Conseil constitutionnel a déclassé l'alinéa 2 de l'article 4 de la loi du 23 février 2005, en déclarant qu'il avait un caractère « réglementaire » et non pas législatif. Cet alinéa était rédigé en ces termes : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ».

   Le 18 février 2006, l'historien Pierre NORA, signataire de l'Appel des 19, a explicité son engagement au cours d'un entretien accordé à des journalistes du journal Le Monde. Constatant que « la France, en effet, est aujourd'hui malade de sa mémoire », il pense « que cela tient précisément à l'intensité traditionnelle des rapports qu'a entretenus la France avec l'histoire, avec son histoire », et il dénonce le « terrorisme » de la mémoire, lorsque celle-ci est « prête à s'imposer par tous les moyens ». Il appelle les historiens à « résister » à l'« impératif mémoriel » et à jouer pleinement leur rôle :

   « En vingt-cinq ans « la mémoire » a beaucoup changé.
   Elle est devenue un phénomène quasi religieux qui fait du témoin une manière de prêtre. Et les conflits mémoriels sont devenus des guerres de religion, des guerres saintes [...]
   On est
passé d'une mémoire modeste, qui ne demandait qu'à se faire admettre et reconnaître, à une mémoire prête à s'imposer par tous les moyens.
   J'avais autrefois évoqué une « tyrannie de la mémoire » ; il faudrait aujourd'hui parler de son terrorisme. Si bien qu'on est moins sensible à la souffrance qu'elle exprime qu'à la violence par laquelle elle veut se faire entendre.
   
Il s'opère surtout, par rapport à l'histoire, un véritable renversement. Il y a une trentaine d'années, la mémoire était un peu d'histoire de ceux qui n'avaient pas eu droit à l'Histoire. une exigence de justice, une forme de libération. L'appel à la justice est devenu, parfois, un appel au meurtre, et la libération une espèce d'enfermement. mais surtout l'idée s'est répandue que la mémoire détient sur l'histoire un privilège qu'elle tire de la morale, une forme de vérité supérieure à celle que l'histoire n'atteindra jamais. [...]
   À l'heure où s'impose aux historiens l'impératif mémoriel, il faut pareillement le contrer, le contourner, le dominer.
   Il est clair qu'une frontière s'établit entre ceux qui, dans ce domaine, restent obstinément des historiens de la mémoire, et ceux qui, nolens volens, se mettent purement et simplement au service de la mémoire – même si en faisant parfois du travail historique de qualité, ils se font, en historiens, des militants de la mémoire [...]
   Si l'on enseigne un événement seulement parce qu'il est un crime contre l'humanité, on amorce une spirale dangereuse. D'abord parce que si l'on fait de l'enseignement de l'histoire une litanie de crimes contre l'humanité, je ne vois pas les raisons que nos enfants auraient de s'y intéresser, et les professeurs de l'enseigner. Il ne faut pas leur apprendre la traite, l'esclavage, la colonisation parce que c'est « mal » ou « bien », mais parce que c'est un grand morceau de la formation du monde moderne, le nôtre, le leur.
   Le vrai problème est moins celui de la concurrence ou de la solidarité des victimes que celui de l'incompatibilité conflictuelle des mémoires. Et devant ce problème, grave et difficile, je ne vois pas d'autre réponse possible qu'une autorité de conciliation.
   Elle peut prendre deux formes, bien entendu non coercitives, mais qui supposent chacune une « ressaisie » des historiens sur eux-mêmes et des politiques sur eux-mêmes.
   La parole politique est indispensable, à condition qu'elle soit courageuse et sans démagogie. Elle est indispensable aussi et surtout au niveau supérieur de l'État, en espérant qu'elle soit forte et généreuse, ferme et sans complaisance.
   La conciliation par l'histoire est plus longue. Mais en définitive, c'est elle qui s'impose, car la mémoire divise et l'histoire réunit.
  
Les historiens sont les mieux placés, entre la pression sociale et l'expertise savante, pour dire à tous – et pour tous – ce que le passé autorise et ce qu'il ne permet pas. » (12).

    En octobre 2006, La Documentation française a mis en ligne sur son site sous le titre " Loi et mémoire ", un dossier introduit en ces termes :

    « Un vif débat sur les lois dites « mémorielles » a été ouvert en France par la loi de 2005 évoquant le « rôle positif de la présence française outre-mer ».
    Il rebondit aujourd'hui avec la proposition de loi visant à réprimer la négation du génocide arménien.
   Peuvent-elles établir une vérité historique ?
   N’incitent-elles pas à une « guerre des mémoires » ?
   Ne remettent-elles pas en cause les frontières entre histoire et mémoire ?
   Faut-il les abroger ? »

   En décembre 2006, Gérard NOIRIEL et Nicolas OFFENSTADT ont mis en ligne sur le site du CVUH sous le titre " Les historiens et les autres. Sur le rôle des historiens dans les débats publics récents en France. Une lecture ", un texte par lequel ils se démarquent des « 19 ». En voici la conclusion :

   « Si tous les historiens respectaient les principes de l'histoire-problème tels que Marc Bloch et Lucien Febvre l'ont définie, ils ne risqueraient guère d'être incriminés par les lois mémorielles.
   C'est pourquoi, il nous paraît abusif d'ameuter l'opinion en affirmant que « la liberté de l'histoire » serait menacée par ces lois.
   À nos yeux, seule la loi du 23 février 2005 est antidémocratique, car c'est la seule qui a voulu contraindre les enseignants et les chercheurs à prononcer des jugements de valeur sur l'histoire ( cf. les aspects « positifs » de la colonisation ).
   Nous avons d'ailleurs obtenu gain de cause sur ce point, puisque le chef de l'Etat a finalement lui-même demandé le déclassement de cet article 4 – c'est à dire la sortie du domaine de la loi pour son caractère réglementaire –, parce qu'il était en contradiction avec les articles constitutionnels qui définissent le domaine de la loi.

  À la différence des « 19 », le fait que le Parlement légifère sur le passé, ne nous semble pas contraire à la démocratie, car toute action politique relative au passé concerne la mémoire collective, et engage donc l'ensemble des citoyens.
   En tant que citoyens ordinaires, nous pouvons parfaitement défendre ou combattre telle ou telle de ces lois, mais nous ne pouvons pas essayer d'imposer notre point de vue aux autres citoyens en arguant de nos compétences d'historiens. Ce n'est pas à la loi d'écrire l'histoire, mais ce n'est pas aux historiens de faire la loi. »

   En juillet 2008, Gilles MANCERON a signé dans le n° 87 de CAES Magazine, un article intitulé  " Quand le passé s'installe dans l'actualité ", repris et mis en ligne le 7 septembre 2008 sous le titre " Mémoire et histoire : des liaisons dangereuses " sur le site de la section de Toulon de la Ligue des droits de l'homme. Il y réaffirme la spécificité de l'histoire et de la mémoire :

   « Dans le langage des médias et des hommes politiques, les termes de mémoire et d’histoire semblent interchangeables. Pourtant, la mémoire renvoie d’abord au souvenir individuel ou à celui construit par des groupes. Mais elle désigne aussi couramment – par exemple, quand on parle de la « mémoire nationale » – l’histoire qu’un pouvoir décide de présenter, commémorer et enseigner en lien avec ses projets politiques. Ainsi, la discipline scolaire d’« Histoire de France » a servi davantage à construire un avenir qu’à enseigner le passé, et relevait d’un des sens du mot « mémoire ». L’histoire, au sens strict, est autre chose. Elle implique le recul et le raisonnement, exclut l’émotion et toute volonté de mobiliser l’opinion.
    La mémoire est de l’ordre du souvenir, du témoignage, du vécu, du point de vue, du ressenti. Elle présuppose l’oubli, car on ne peut se souvenir ou se remémorer qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié. L’histoire, au contraire, se définit par la mise à distance, la reconstruction problématisée du passé. Elle implique un décentrement du regard, c’est-à-dire la possibilité de changer de point de vue qu’on appelle aussi la recherche de l’« objectivité ». Si l’histoire est, par définition, le domaine de l’historien, en a-t-il le monopole ? Qu’en est-il du citoyen et du Législateur ? »

   Revenant sur l'Appel des 19 - " Liberté pour l'histoire ", il explique les raisons pour lesquells les historiens membres Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire ont refusé de signer et de soutenir cet appel :

   « Le débat sur les questions de politique mémorielle n’a cessé de courir, sous différentes formes, depuis la réaction à la loi du 23 février 2005 qui enjoignait aux enseignants de présenter le « rôle positif » de la colonisation. Au moment où la contestation de cette loi était à son comble, un appel signé de dix-neuf personnalités et intitulé Liberté pour l’histoire a cherché à mettre sur le même plan cette loi et trois autres lois récentes : la loi Gayssot réprimant le négationnisme des crimes nazis, celle reconnaissant le génocide des Arméniens, et la loi Taubira qualifiant la traite négrière et l’esclavage de crimes contre l’humanité. Il affirmait de manière péremptoire qu’elles « ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver », et demandait l’« abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique »…
   Si ce texte s’était limité à défendre l’autonomie de la recherche face aux pressions du pouvoir ou de groupes, à dire que ce n’est pas à la loi à décréter la vérité historique et à inviter le Législateur à ne pas entrer dans un engrenage dangereux de lois sur ces sujets, on n’aurait pu que lui donner raison. Mais en accusant en bloc ces quatre lois, quitte à minimiser le scandale que constituait la dernière, il n’apparaît pas comme la meilleure base de réflexion sur ce sujet. »

  Il dénonce les risques d'instrumentalisation politique de l'histoire et conclut :

   « Face à une histoire bling-bling qui jongle avec les personnages historiques pour les placer dans une longue file indienne illusoire, face à une histoire qui repose sur une conception figée de l’identité nationale et sur l’invention d’une « repentance » brandie comme un épouvantail, la vigilance s’impose.
    Directement concernés, les enseignants se demandent, en particulier, s’ils sont obligés d’en être les relais ou s’ils doivent continuer à poser les bases d’une réflexion critique sur le passé. Nombreux sont les citoyens qui partagent leurs interrogations »
.

   Le 11 octobre 2008, l'association Liberté pour l'histoire, présidée depuis le décès de René RÉMOND par Pierre NORA, a animé aux Rendez-vous de l'histoire de Blois un débat sur le thème " La liberté pour l'histoire dans l'Union européenne ", dont voici le texte de présentation :

   « L'association Liberté pour l'histoire est née, en 2005, sous la présidence de René Rémond, d'un appel signé par un millier d'historien. Émus par des interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l'appréciation des évènements du passé et par des procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, ils entendaient rappeler que l'histoire n'était ni une religion, ni une morale; qu'elle ne devait pas être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de la mémoire; que la politique de l'Etat n'était pas la politique de l'histoire.
   La mission de Liberté pour l'histoire, aujourd'hui présidé par Pierre Nora, a pris une dimension internationale en avril 2007 avec le projet d'adoption d'une décision cadre européenne qui, au nom de la lutte légitime contre le racisme et l'antisémitisme, punit dans tous les États membres de l'Union « l'apologie publique, la négation ou la banalisation grossière » des crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre.
   Soucieux d'unir leurs efforts à l'échelle européenne, les participants réunis à l'initiative de Liberté pour l'histoire lanceront un appel pour défendre la liberté d'expression des historiens contre les interventions politiques et les pressions idéologiques de toute nature et de toute origine. »


Intervenants : Françoise CHANDERNAGOR, écrivain, membre de l'Académie Goncourt,  Marcello FLORES, Professeur d'histoire comparée et d'histoire contemporaine à l'Université de Sienne, Jack LANG, député, ancien ministre, PIERRE Nora, historien, membre de l'Académie Française, JEAN Puissant, écrivain et  historien belge. Professeur à l'Université libre de Bruxelles

   Au cours de ces mêmes Rendez-vous de l'histoire de Blois, a été lancé un appel aux historiens et aux tresponsables politiques, publié dans Le Monde du 11 octobre 2008 sous le titre " L'Appel de Blois ", et qui est signé par une vingtaine d'historiens  français et européens auxquels s'est joint un historien israélien :

  « Inquiets des risques d'une moralisation rétrospective de l'histoire et d'une censure intellectuelle, nous en appelons à la mobilisation des historiens européens et à la sagesse des politiques.
   L'Histoire ne doit pas être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un État libre, il n'appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l'historien sous la menace de sanctions pénales.
   
Aux historiens, nous demandons de rassembler leurs forces à l'intérieur de leur propre pays en y créant des structures similaires à la nôtre et, dans l'immédiat, de signer individuellement cet appel pour mettre un coup d'arrêt à la dérive des lois mémorielles.
    Aux responsables politiques, nous demandons de prendre conscience que, s'il leur appartient d'entretenir la mémoire collective, ils ne doivent pas instituer, par la loi et pour le passé, des vérités d'Etat dont l'application judiciaire peut entraîner des conséquences graves pour le métier d'historien et la liberté intellectuelle en général.
   En démocratie, la liberté pour l'Histoire est la liberté de tous. »

Aleida et Jan Assmann (Constance et Heidelberg), Elie Barnavi (Tel-Aviv), Luigi Cajani (Rome), Hélène Carrère d'Encausse (Paris), Etienne François (Berlin),Timothy Garton Ash (Oxford), Carlo Ginzburg (Bologne), José Gotovitch (Bruxelles), Eric Hobsbawm (Londres), Jacques Le Goff (Paris), Karol Modzelewski (Varsovie), Jean Puissant (Bruxelles), Sergio Romano (Milan), Rafael Valls Montes (Valence), Henri Wesseling (La Haye), Heinrich August Winkler (Berlin), Guy Zelis (Louvain).

    Le Monde daté du même jour publiait dans le même temps à la rubrique Point de vue et sous le titre " Liberté pour l'histoire ! ", un article de Pierre NORA appelant les historiens « à se mobiliser contre l'ingérence du pouvoir politique dans le domaine de la recherche et de l'enseignement historiques et à s'insurger contre la multiplication des lois criminalisant le passé » :

   [«  Le combat a pris en 2007 une dimension européenne, avec un projet de décision-cadre adoptée par le Parlement européen en première lecture. Elle instaure pour tous les « génocides, crimes de guerre à caractère raciste et crimes contre l'humanité », un délit de « banalisation grossière », et même de « complicité de banalisation » passibles de peines d'emprisonnement, quelles que soient l'époque des crimes en cause et l'autorité ( politique, administrative ou judiciaire ) qui les a considérés comme établis. Mesure-t-on jusqu'où c'est aller ?
   La loi Gayssot, destinée en 1990 à lutter contre le négationnisme, avait créé, à propos des crimes contre l'humanité tels que définis au procès de Nuremberg, un délit de « contestation ». Cette loi n'était nullement dirigée contre les historiens, mais, au contraire, contre les militants du mensonge historique. Elle a eu cependant un effet pervers : en déclenchant une émulation des groupes particuliers de mémoire qui revendiquaient pour eux-mêmes les protections que la loi Gayssot garantissait aux juifs, elle ouvrait la porte à une concurrence législative qui, elle, visait directement les historiens [...]
    Il ne s'agit nullement de nier l'horreur et l'ampleur des crimes, ni la nécessité de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, plus urgente que jamais. Mais il faut bien comprendre qu'au nom des sentiments qui l'inspirent et des intentions qui l'animent, on est en train de nous fabriquer à échelle européenne et sur le modèle de la loi Gayssot une camisole qui contraint la recherche et paralyse l'initiative des enseignants [...]
   Chacun peut comprendre qu'il ne s'agit aucunement pour les historiens de défendre on ne sait quel privilège corporatif ou de se barricader dans une approche scientifique du passé, insensibles à la souffrance humaine et aux plaies toujours ouvertes. Les historiens, de par leur rôle social et leurs responsabilités civiques, se trouvent être seulement en première ligne dans une affaire qui engage l'indépendance de l'esprit et les libertés démocratiques.
    La notion de crime contre l'humanité est peut-être un progrès de la conscience universelle et une saine réaction devant des crimes imprescriptibles. Mais elle ne saurait s'appliquer rétroactivement ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan moral, ni, a fortiori, sur le plan juridique [...]
    Tout n'est peut-être pas perdu. Les responsables politiques à tous les niveaux ne paraissent pas sourds au message des historiens. Puissent-ils entendre celui que nous lançons ici ! »

   Le 16 octobre 2008, Christiane TAUBIRA, députée de la Guyane, répliquait à Pierre NORA en signant dans la rubrique Débats du journal Le Monde un article intitulé " Mémoire, histoire et droit ", dans lequel elle s'insurgeait contre les « partis pris » et « la protestation victimaire de certains historiens », en les invitant à s'intéresser davantage « à l'intégalité de l'histoire de la France et de l'Europe », et elle affirmait que « la mémoire et l'histoire peuvent être objets de droit » :

   « Oui, lorsque les enjeux sont au-delà de la mémoire et de l'histoire, qu'ils atteignent la cohésion nationale, l'identité commune. Il revient alors au législateur de poser la parole politique, déclaratoire, et d'en tirer les conséquences par des dispositions normatives. Il n'y a pas de matière plus politique que le droit qui élabore les règles communes pour rendre possible la vie ensemble, édicte les lisières, sépare la morale de l'éthique pour énoncer les valeurs de référence. La seule question est celle de la bonne distance entre les faits et cette parole politique [...]
   J'ai le plus grand respect pour ceux qui cherchent, interrogent, s'interrogent. Mais je n'ai aucun état d'âme envers ceux qui brandissent un bouclier universitaire pour défendre des chasses gardées, à l'abri des échos et des grondements de la société.
   Mémoire et Histoire traitent d'une matière commune : le passé. Ce passé nous travaille, consciemment ou non. Lorsque la société s'en empare, le législateur doit proférer une parole particulière, et légitime, dans la polyphonie produite par les historiens et les associations. Le sujet est là. Eduardo Galeano le dit à sa façon : « Le temps passé continue vivant de battre dans les veines du temps présent, même si le temps présent ne le veut pas ou ne le sait pas ».
   Pierre Nora m'a offert, et je l'en remercie encore, le dernier ouvrage qu'il a édité sur le journal d'un négrier. Devant la mission parlementaire, il a présenté cet acte d'édition comme un acte de bravoure. Après lui avoir fait observer qu'il n'avait pas été poursuivi et ne le serait pas parce que tel n'est pas l'objet de la loi, je lui demandai quand il nous offrirait le témoignage de l'esclave.
   L'historien fait-il oeuvre complète lorsqu'il restitue la seule parole des vainqueurs consignée dans les archives écrites ? Ne lui revient-il pas, avec la même rigueur méthodologique exercée sur les sources écrites, d'exhumer les filets de voix des vaincus ou victimes, ces filets qui nous parviennent par la tradition orale et les traces archéologiques ?
   Nous sommes héritiers de toutes les tragédies humaines, qui nous troublent par la barbarie qu'elles révèlent et les traces qu'elles laissent. L'acte législatif fait de la mémoire de quelques-uns la mémoire de tous. C'est lui qui peut inclure les mémoires fragmentées dans un récit commun, une odyssée partagée. Pas de matière plus politique que le droit, disais-je ? Ah ! si, peut-être l'Histoire. »

   Le 28 octobre 2008, Xavier DARCOS déclarait devant la Mission d'information sur les questions mémorielles de l'Assemblée nationale : « Est-ce qu’il ne faudrait pas qu’une bonne fois pour toutes ce que nous considérons comme devant être enseigné aux élèves soit prescrit par la représentation nationale ? », en précisant « Pour ce qui est de l’histoire en particulier ».
   Cette déclartation a immédiatement relancé la
polémique ouverte par le vote de la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », et en particulier par son article 4 qui stipulait : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit »

   Dans Le Monde du 31 octobre 2008 , Luc CÉDELLE revenait sur cette déclaration tout en relevant que le ministre avait fait « volte-face » dès le lendemain  :

   « À la sortie du conseil des ministres, mercredi, M. Darcos a assuré qu'il souhaitait simplement « recueillir l'avis de la représentation nationale sur la manière dont les programmes sont orientés ».
   L'enseignement de l'histoire, a-t-il ajouté, est « une affaire qui concerne les historiens et les professeurs d'histoire, et je serai très vigilant à ce qu'il n'y ait aucune ingérence dans la pédagogie de l'histoire venue du politique .
   Le ministre a aussi rendu publique une lettre adressée à Pierre Nora, président de l'association Liberté pour l'histoire, l'assurant qu'il n'entrait « aucunement » dans ses « intentions de demander au Parlement de se substituer à la communauté des historiens pour définir le contenu des programmes d'histoire ».

   Le 3 novembre 2008, une dépêche de l'AFP- Le Monde, rendait compte de la réponse de Pierre NORA au ministre Xavier DARCOS, auquel il demandait des éclaircissements sur deux points : 

   « Le premier concerne la mémoire collective, selon la lettre par Pierre Nora, président de l'association Liberté pour l'histoire qui défend notamment la liberté d'expression des historiens contre les interventions politiques.
    L'historien se dit « entièrement d'accord [...] pour reconnaître le droit, et même le devoir de la collectivité nationale (...) de se prononcer sur " les repères historiques qu'elle considère comme emblématiques de son identité " ».
    « Mais ces prérogatives, qui peuvent s'exprimer par des hommages, des célébrations, des résolutions, des vœux, parfois des réparations, doivent interdire la qualification par la loi de faits historiques érigés ainsi en vérités d'État dont la " contestation " ou la " banalisation " seraient passibles des tribunaux », ajoute-t-il.
   À ne pas s'exprimer« plus clairement » sur cette « frontière » entre commémoration et liberté de la recherche, Xavier Darcos entretient « une équivoque par laquelle s'engouffrent les lois qui, au nom de la mémoire, contraignent l'histoire », poursuit-il.

   Le second point est relatif à l'enseignement, à l'affirmation de M. Darcos selon laquelle il est « absolument nécessaire que la représentation nationale confirme, à échéance régulière, la confiance qu'elle accorde aux spécialistes chargés de la rédaction des programmes scolaires ». « Quelle échéance ? Quel type de confirmation de quelle confiance ? », demande Pierre Nora. « Quels spécialistes chargés de la rédaction des programmes scolaires, puisqu'ils sont nombreux et dépendent tous, en définitive, de votre autorité ? »

       Le Monde du 7 novembre 2008 publiait dans sa rubrique Point de vue, sous le titre " Les historiens n'ont pas le monopole de la mémoire ", un texte signé par Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Gilles MANCERON et Gérard NOIRIEL, membres du Comité de vigilance sur les usages publics de l'histoire, déclarant que « le débat [...] ne peut se réduire à une opposition entre historiens et politiques », parce que, selon eux, « il divise aussi les historiens » :     

   « Dès mars 2005, nous avons réagi contre la loi du 23 février qui invitait les enseignants à montrer le « rôle positif » de la colonisation, mais nous n'avons pas signé la pétition « Liberté pour l'Histoire » publiée neuf mois plus tard dans Libération. Nous ne pouvions pas accepter que la « loi Gayssot » (pénalisant les propos contestant l'existence des crimes contre l'humanité), la « loi Taubira »  (reconnaissant la traite et l'esclavage en tant que « crimes contre l'humanité » ) et la loi portant sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915 soient mises sur le même plan qu'un texte faisant l'apologie de la colonisation, et cela au nom de la « liberté de l'historien ».
   Nous l'acceptions d'autant moins que cet appel ne posait pas dans toute sa généralité la question du rôle de la loi par rapport à l'histoire, laissant notamment de côté d'autres " lois mémorielles " comme celle de 1999 substituant l'expression « guerre d'Algérie" à "opérations en Afrique du Nord ». L'appel de Blois lancé récemment par les promoteurs de la pétition « Liberté pour l'Histoire » n'aborde pas, lui non plus, la question des rapports entre la loi, la mémoire et l'Histoire, sur des bases pertinentes. Contrairement à ce qu'affirme ce texte, nous ne pensons pas qu'il existerait en France, ou en Europe, une menace sérieuse contre la liberté des historiens.
   Cet appel se trompe de cible quand il présente la décision-cadre adoptée le 21 avril 2007 par le conseil des ministres de la justice de l'Union européenne comme un risque de « censure intellectuelle » qui réclamerait leur mobilisation urgente. Ce texte demande aux Etats qui ne l'ont pas déjà fait de punir l'incitation publique à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes donné, de réprimer l'apologie, la négation ou la banalisation des crimes de génocide et des crimes de guerre, mesures que la France a déjà intégrées dans son droit interne par les lois de 1990 et de 1972.
   Il ne nous paraît pas raisonnable de laisser croire à l'opinion que des historiens travaillant de bonne foi à partir des sources disponibles, avec les méthodes propres à leur discipline, puissent être condamnés en application de cette directive pour leur manière de qualifier, ou non, tel ou tel massacre ou crime de l'Histoire. Pour la Cour européenne, « la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d'expression ». La décision-cadre précise qu'elle respecte les droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne des droits de l'homme, notamment ses articles 10 et 11, et n'amène pas les Etats à modifier leurs règles constitutionnelles sur la liberté d'expression.
   En agitant le spectre d'une « victimisation généralisée du passé », l'appel de Blois occulte le véritable risque qui guette les historiens, celui de mal répondre aux enjeux de leur époque et de ne pas réagir avec suffisamment de force aux instrumentalisations du passé. Nous déplorons également la croisade que ce texte mène contre un ennemi imaginaire, les « Repentants », qui seraient obsédés par la « mise en accusation et la disqualification radicale de la France ». L'Histoire, nous dit-on, ne doit pas s'écrire sous la dictée des mémoires concurrentes. Certes. Mais ces mémoires existent, et nul ne peut ordonner qu'elles se taisent. Le réveil parfois désordonné des mémoires blessées n'est souvent que la conséquence des lacunes ou des faiblesses de l'histoire savante et de l'absence d'une parole publique sur les pages troubles du passé.
   Dans un Etat libre, il va de soi que nulle autorité politique ne doit définir la vérité historique. Mais les élus de la nation et, au-delà, l'ensemble des citoyens ont leur mot à dire sur les enjeux de mémoire. Défendre l'autonomie de la recherche historique ne signifie nullement que la mémoire collective soit la propriété des historiens. Il n'est donc pas illégitime que les institutions de la République se prononcent sur certaines de ces pages essentielles refoulées qui font retour dans son présent.
   En tant que citoyens, nous estimons que la loi reconnaissant le génocide des Arméniens - heureusement non prolongée, à ce jour, par une pénalisation de sa négation - et celle reconnaissant l'esclavage comme un crime contre l'humanité sont des actes forts de nos institutions sur lesquels il ne s'agit pas de revenir.
»

   Le 8 novembre 2008, Le Journal du Dimanche annonçait en avant-première et en exclusité sur son site Internet sous le titre " Les députés ne veulent plus de « lois mémorielles » ", que le rapport sur les questions mémorielles que le président de l'Assemblée nationale Bernard ACCOYER devait présenter le 18 novembre, « préconise de ne plus légiférer sur les questions mémorielles ».

   Le 19 novembre 2008, Patrick ROGER commentant les conclusions du rapport Accoyer sous le tître " Parlement. La mission de l'Assemblée nationale recommande de ne plus voter de nouveaux textes. Le mea culpa des députés sur les lois mémorielles ", relevait que la mission parlementaire :
   - recommande de
ne plus adopter à l'avenir de « lois mémorielles »,
   - préfère la possibilité nouvelle offerte de
voter des résolutions,
   - exclut de
revenir sur les lois qui ont déjà été votées,
   - ne souhaite pas que le Parlement légifère sur les programmes d'enseignement scolaire.

Le débat autour de la loi Taubira et de la commémoration de l'abolition de l'esclavage

  Le 30 janvier 2006, le président de la République, Jacques CHIRAC, recevant à l'Élysée les membres du Comité pour la mémoire de l'esclavage, présidé par Maryse CONDÉ, a annoncé que le 10 mai, « date anniversaire de l'adoption à l'unanimité par le Sénat de la loi reconnaissant la traite et l'esclavage comme un crime contre l'humanité », serait désormais commémoré en France métropolitaine, sans se substituer aux dates qui existent déjà dans chaque département d'outre-mer.

   Le 3 février 2006, le
« collectif antillais-guyanais-réunionnais », a retiré la plainte qu'il avait déposée à l'encontre de l'historien Olivier PÉTRÉ-GRENO
UILLEAU, auteur d'un ouvrage sur Les Traites négrières .

   En mai 2006, l'historien de l'esclavage, Alessandro STELLA, contestait le choix par le président de la République, Jacques CHIRAC, de la date du 10 mai pour rendre hommage aux esclaves à partir de mai 2006, et le dispositif mis en place pour appliquer cette loi :

    « Par cette date du 10 mai, nous sommes appelés à commémorer l'entrée en vigueur de la loi Taubira du 10 mai 2001, qui prévoit de « défendre la mémoire des esclaves et l'honneur de leurs descendants ». Quelle mémoire et quels descendants ?
    Cette loi en effet déclare que « la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'Océan indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XVème siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'Océan indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, constituent un crime contre l'humanité ».
   Elle circonscrit donc le crime à des espaces géographiques, à des dates, à certaines populations de l'humanité.
   Quant à la mise en place de la loi, elle est confiée à « un comité de personnalités qualifiées, parmi lesquelles des représentants d'associations défendant la mémoire des esclaves ».
   On mesure là la malheureuse distance entre le savoir historique et les décisions prises en son nom.

   Cette loi et cette commémoration, en effet, ont beaucoup plus à voir avec un sentiment d'infériorisation et d'exclusion des Français à la peau noire, qu'ils soient d'origine antillaise ou africaine, qu'avec les traites et les esclavages [...]
»

   Il rappelait que « la question de l'esclavage est fort complexe », que « l'esclavage a été un destin partagé par des personnes de couleur et d'origine différentes », et qu'il n'était pas « la seule forme de contrainte au travail ».
   Constatant que la proclamation formelle de l'abolition de l'esclavage dans plusieurs pays n'a pas empêché la maintien de l'« esclavage réel », il concluait en s'interrogeant sur le bien-fondé de la commémoration « d'un phénomène qui n'a jamais cessé », et en affirmant que cette commémoration « ne doit pas nous faire détourner  le regard des millions de Chinois contraints à travailler dans les Laogai ( camps de travail ), et celui de millions de femmes et d'enfants aujourd'hui soumis à un patron dans des usines-casernes, coupés du monde et des hommes, " libres " de travailler pour un salaire de misère » (13).

   Cette première commémoration du 10 mai a suscité des réctions contrastées, allant de ceux qui considèrent que l'État français doit aller plus avant dans la reconnaissance de ce crime contre l'humanité qu'ont été les traites négières et l'esclavage, jusqu'à ceux qui remettent en cause la loi Taubira à l'origine de cette commémoration, en passant par ceux qui pensent que c'est un début encourageant.

    Dans une lettre adressée au président de la République en mai 2006, 40 députés UMP ont réclamé à cette occasion, l'abrogation de l'article 2 de la loi Taubira qui stipule que « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite des Noirs et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent ».
    S
elon eux, « puisque Jacques Chirac a décidé que ce n'est pas à la loi d'écrire l'histoire, il faut appliquer cette règle quel que soit le sujet », et par conséquent abroger cet article, comme a été abrogé, à la demande du président de la République, l'article 4 de la loi sur les rapatriés prévoyant que les manuels scolaires « reconnaissent en particulier le rôle positif » de la colonisation (14).

    Elle a relancé le débat sur les lois mémorielles, la montée du communautarisme, le développement de mémoires concurentielles, et a de nouveau mis en lumière le rôle de l'école, des enseignants et des historiens dont le sociologue Michel WIEVIORKA rappelait l'importance dans Le Figaro du 10 mai 2006 :

    « Si des historiens se sentent obligés de pétitionner pour que leur discipline retrouve sa place, c'est certainement pour des raisons de fond, et qui tiennent à son statut même.
    Jusqu'à peu, l'histoire était profondément associée au récit national, même si certains historiens, les fondateurs de l'École des Annales notamment, avaient pris leurs distances.
    Les demandes mémorielles, lorsqu'elles sont adossées à un passé réel, mettent toujours en cause le récit national, en même temps qu'elles s'inscrivent dans un paysage géopolitique qui déborde le cadre de l'État-nation.
    Elles participent dès lors de processus qui contribuent à affaiblir la légitimité de la discipline, par exemple en ce qui a trait à sa place à l'école, où elle cesse d'être portée par une identification à la nation, dans ce que celle-ci peut avoir de plus sacré [...]
    Dans le passé, notre nation faisait l'histoire, en oubliant ses torts, et l'école républicaine intégrait tous les enfants dans le récit national.
   Aujourd'hui, la nation est mise en cause au fil de débats qui en débordent le cadre classique, et la République peine à intégrer tous les individus au sein d'une communauté égale, solidaire, et cimentée par un seul et même récit historique.
   Nous ne répondrons à de tels défis ni en rejetant systématiquement les mémoires au nom de la nation et de la République menacées, ni en cédant aux plus actives ou aux plus agressives d'entre elles.
   Mais en lançant les chantiers de recherche historiques nécessaires, en examinant avec les instruments de la raison les demandes mémorielles lorsqu'elles surgissent et en repensant la relation de l'histoire et de la nation. » 15 )

   En juin 2008, le programme Culture coloniale en France créé en 1990 au sein du séminaire doctoral organisé par l’Achac et rattaché au Centre de Recherches Africaines (Paris I, Sorbonne), qui s'est donné pour objectif de mettre à jour l’imaginaire colonial produit en métropole depuis le XIXe siècle, a présenté une synthèse de ses travaux sous le titre Culture coloniale en France de la Révolution française à nos jours, dans un ouvrage dirigé par Pascal BLANCHARD, Sandrine LEMAIRE et Nicolas BANCEL, publié aux éditions CNRS avec le concours des éditions Autrement.

Le débat autour de la reconnaissance du génocide arménien

   Le 6 octobre 2005, au 3ème colloque international organisé par l'Institut Tchobanian à l'Assemblée nationale sur le thème " Regards sur l'Europe et l'Orient ", Yves TERNON considérait qu'en France « un pas considérable a été fait avec le vote de la loi du 29 janvier 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien », mais il regrettait que cette loi, limitée à un article unique, soit « seulement déclarative ». Il invitait le législateur à lui adjoindre un 2ème article définissant la négation du génocide arménien comme un délit, « donc une faute à sanctionner ». Sa communication a été publiée en février 2006 sous le titre Le négationnisme : un délit à sanctionner, dans la revue de l'Institut Tchobanian Europe et Orient.

  Dans une Tribune du quotidien Libération du 10 mai 2006, Jean-Pierre AZÉMA, s'exprimant au nom de membres de l'association Liberté pour l'histoire, prenait position contre la proposition de loi du Parti socialiste visant à pénaliser la négation du génocide arménien.

   Le 18 mai 2006, à la faveur de manœuvres de procédure qui ont permis au président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis DEBRÉ, de lever la séance avant qu'ait pu être achevé son examen dvant les députés, le vote de cette proposition de loi a été repoussé au mois d'octobre 2006.
   Cette proposition de loi, qui s'inspire de de la loi Gayssot sur la négation de la Shoah, et qui prévoit de punir par une peine pouvant aller jusqu'à un an de prison et 45 000 euros la négation du génocide arménien de 1915-1917 reconnu en 2001 par la loi française, divise les élus et les partis politiques à droite comme à gauche, et elle est contestée par de nombreux historiens qui s'inquiètent de l'inflation des lois mémorielles.

   Le 25 mai 2006, dans un article intitulé " Ne jouons pas avec les mémoires ! ", publié dans Libération, Gilles MANCERON, qui s'était démarqué des signataires de l'Appel des 19 parce qu'ils lui semblaient manquer de discernement dans leurs jugements sur les différentes lois mémorielles, rejetées en bloc, y compris la loi Gayssot, qu'il a défendue dans La colonisation, la loi et l'histoire [ ouvrage codirigé avec Claude LIAUZU et publié en 2006 chez Syllepse ], considère qu'il faut arrêter maintenant d'ajouter de nouvelles lois sur l'histoire :

   Les lois Gayssot, Taubira et sur le génocide arménien présentent sûrement des défauts et des risques – le mérite de l'appel est de l'avoir souligné – mais chacune a aussi répondu à des demandes légitimes et rempli des fonctions essentielles. Le plus sage n'est-il pas à la fois de refuser qu'on leur en ajoute d'autres et qu'on cherche à les abolir ou à les modifier ?

    En juin 2006, sur le site Internet Hermès - Questions d'histoire de l'Université Denis Diderot Paris 7 qu'il anime, Claude LIAUZU a mis en ligne un texte " Lois mémorielle, débat colonial, devoir d'histoire : Marc Bloch reviens ! ", cosigné avec Daniel HÉMERY, historien de la péninsule indochinoise et Arnaud NANTA, historien du Japon, texte auquel plusieurs historiens ont apporté leur approbation et qui a été publié dans le quotidien Libération du 8 juin 2006 :

  «  Il faut redire l’inquiétude de la profession face à une avalanche de lois mémorielles, à l’exploitation du passé pour des règlements de compte et à des fins électoralistes, dont les députés nous donnent le spectacle, les uns demandant des sanctions pour négationnisme du génocide arménien, les autres, par vindicte colonialiste, demandant l’abrogation de la loi Taubira.
   Ceux qui comprennent les raisons de cette loi, certes partielle et partiale, n’acceptent pas non plus qu’elle puisse être utilisée –ainsi qu’ on a essayé de le faire- contre des études comme celles d’Olivier Pétré-Grenouilleau.
   Elle rappelle justement que l’esclavage ( passé à partager par tous ceux qui vivent en métropole et dans les DOM-TOM ) a été trop longtemps négligé.
   Elle est un révélateur et la rançon d’un fossé qui n’a jamais été aussi béant entre la discipline historique et les mémoires sociales.
   L’histoire n'existe pas sans ces mémoires, mais elles ne peuvent tenir lieu d’histoire. On ne peut oublier que sa fonction est aussi de contribuer à proposer un devenir commun à partir des passés parfois les plus opposés.
   En ayant laissé à l’abandon les enjeux actuels du passé colonial, on a facilité la constitution d’entreprises de mémoires qui pratiquent la surenchère, cultivent la concurrence victimaire et les exclusives communautaires [...].
   Par delà la tyrannie des entreprises de mémoires ( et d'oublis ), ce qu'il faut promouvoir, c'est le devoir d'histoire.
   La critique historique des temps coloniaux ( et il ne saurait s'agir de simples dénonciations ) doit occuper toute sa place à chaque échelon de l'enseignement et de la recherche.
   Il faut aussi refondre les programmes de l'histoire enseignée et de la recherche dans le sens d'une histoire mondiale rigoureuse, celle de toutes les civilisations, des nations, des sans-patries, de l'histoire totale.
   Dans le sens encore de l'entrée dans la conscience sociale française et européenne du passé des immigrations et des migrants.
   Marc Bloch, reviens ! »

   À la fin de septembre 2006, en visite officielle en Arménie, le président de la République, Jacques CHIRAC, a rendu hommage aux victimes des massacres de 1915-1917 en venant se recueillir devant le Monument du génocide des Arméniens de la colline de Tsitsernakaberd, et il déclaré lors d'une conférence de presse à Erevan que la Turquie devait reconnaître le génocide arménien avant de pouvoir adhérer à l'Union européenne, et que « tout pays se grandit en reconnaissant ses drames et ses erreurs ».

   Le 12 octobre 2006, le groupe socialiste à l'Assemblée nationale a présentée une proposition de loi faisant de la négation du génocide arménien un délit punissable d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.
   Cette proposition de loi a été adoptée en première lecture à 106 voix pour et 19 voix contre pour 577 députés.

   Ce vote qui a été immédiatement dénoncé par le gouvernement turc comme un « coup dur » porté aux relations franco-turques, a relancé en France le débat sur la judiciarisation du passé et le vote de lois mémorielles  qui secoue la communauté des historiens et l'ensemble de la classe politique.

   Il a suscité des réserves au sein du gouvernement de Dominique de VILLEPIN et des inquiétudes dans les milieux économiques qui redoutent des « représailles » commerciales.
   
Le 14 octobre 2006, le président de la République, Jacques CHIRAC, a téléphoné au premier ministre turc, Recep Tayyip ERDOGAN, pour lui exprimer ses regrets.

    Les membres de l'association Liberté pour l'histoire, réunis en assemblée générale le jour même du vote de la loi, tout en exprimant leur solidarité pour les victimes de l'histoire, ont fait part de leur vive inquiétude et ont annoncé que si ce vote devait être confirmé par le Sénat, ils demanderaient au président de la République de saisir le Conseil constitutionnel pour qu'il l'annule.

    Le 17 octobre 2006, le sociologue Michel WIEVIORKA, à la rubriques "Débats" du quotidien Le Monde, a signé un article ayant pour titre " Les députés contre l'histoire ", dans lequel il dénonçait le caractère électoraliste et démagogique de la démarche qui a conduit à ce vote, présenté comme le résultat d'un accord entre le secrétaire du parti socialiste François HOLLANDE et Patrick DEVEDJAN, député UMP et conseiler politique de Nicolas SARKOZY, .
   Il récuse la comparaison entre « la revendication arménienne » qui demande à la France « de reconnaître les torts historiques d'une autre nation, d'un autre État » et « les revendications juives de France » qui ont lutté pour la reconnaissance de la responsabilité de l'État français dans la mise en œuvre par les nazis de la "solution finale" en France.
   
Il relève qu'il n'y a pas en France de « manifestations significatives d'un racisme arménien », mais tout au plus « quelques épisodes relevant de l'importation sur notre sol du différend turco-arménien ».
   Il observe que le dispositif législatif existant a permis de faire condamner en 1995 l'historien Bernard LEWIS qui avait récusé l'usage du terme " génocide " pour qualifier les massacres de 1915.
   Il dénonce l'incohérence de certains acteurs politiques « notamment ceux qui n'acceptent, en principe, d'envisager dans l'espace public que des individus libres et égaux en droit, et qui rejettent en théorie toute tentation multiculturaliste – sauf bien sûr s'il s'agit de leur propre communauté ou de leurs intérêts électoraux ».
   
Enfin il considère que cette loi est « une insulte aux historiens » et qu'elle « affaiblit ceux qui, en Turquie, s'efforcent de transformer la question arménienne en un débat démocratique reposant sur un ensemble d'échanges sérieux où des historiens compétents confrontent leurs travaux » :

   « Alors que, dans leur grande majorité, les historiens demandent qu'il soit mis fin sinon aux lois mémorielles actuellement en vigueur (lois Gayssot, Taubira, etc.), du moins aux tendances à les démultiplier, une partie de la classe politique, annulant au passage le clivage droite-gauche, prétend dire le vrai en matière historique, et en l'occurrence sans grande compétence, et s'arroge une responsabilité qui ne devrait pas être la sienne.
   La loi est de ce fait une insulte aux historiens, et à tous ceux qui considèrent que c'est à l'histoire d'établir les faits.
   De plus, elle paralysera la recherche : quel est le chercheur qui serait assez fou pour lancer des travaux dans un domaine sous si haute surveillance, quel est le professeur qui encouragera ses étudiants à défricher les pages obscures d'un passé devenu lumineux de par la loi ? »

   Dans la rubrique "Débats" du quotidien Le Monde daté du du 18 octobre, Alain POLICAR prenait la défense de la loi Gayssot, affirmant que grâce à elle, « les arbitrages historiques ne se font plus devant les tribunaux », que cette loi, « en définissant précisément les thèses dont la diffusion constitue un délit, évite de dire l'histoire », et qu'« on comprendrait mal pourquoi les Arrméniens ne bénéfieraient pas d'une protection identique ».
    Au contraire, Jean-Philippe FELDMAN, considérant que « le législateur a mis le doigt dans l'engrenage des lois mémorielles », et ouvert la voie aux dérapages les plus divers, réclamait l'abolition de la loi Gayssot, parce que selon lui :

  « Elle donne le sentiment qu'il existe une vérité officielle [...]
   Elle donne une publicité inopportune aux négationnistes, qui n'attendent que cela et qui peuvent se muer en martyrs de la liberté d'expression, ce qui est un comble !
   Elle donne aux juges, même à tort, l'apparence de gardiens d'une histoire officielle [...]
   De même qu'elle ne lutte pas contre le terrorisme en usant de ses méthodes, une démocratie ne combat pas les négationnistes en leur ôtant les droits consubstantiels à tout individu.
   La loi Gayssot confond coupablement droit et morale en interdisant à certaines personnes, fussent-elles misérables, d'exprimer leur opinion, fût-elle imbécile. ◄5

   Dans Le Monde du 20 octobre 2006, Patrick DEVEDJAN, réfutait les propos tenus par Michel VIEWIORKA.
   Récusant tout accord avec François HOLLANDE, il signalait qu'il avait déposé un amendement faisant échapper aux poursuites prévues par la loi « les travaux à caractère scolaire, universitaire et scientifique », amendement qui a été rejeté et qu'aucun élu socialiste n'a voté.
   Pour lui, la comparaison entre la revendication arménienne et la revendication des Juifs de France est pertinente : « l'Allemagne a reconnu la Shoah, Willy Brandt s'est mis à genoux à Auschwitz. Aujourd'hui encore, la Turquie honore comme un héros l'organisateur du génocide arménien, Talaat, dont les cendres lui ont été remises par Adolf Hitler ».
   Il relève que :
      - la France était en guerre contre la Turquie lorsqu'a été perpétré le génocide arménien, et que les Arméniens étaient alors « accusés d'être les agents de la France, qui s'était engagée à les protéger ». ;
      - les associations arméniennes souhaitent que « la Turquie traite la question arménienne comme, après 1945, l'Allemagne a traité la question juive » ;
      - les manifestations négationnistes sont organisées en France « avec le soutien des autorités turques » et qu'elles constituent « un risque de trouble grave en même temps qu'un défi à la loi française » ;
      Enfin il souligne la grande patience des Arméniens qui attendent depuis plus de 90 ans la reconnaissance du génocide arménien par l'État turc, alors que « l'actuel gouvernement turc a fait modifier le code pénal pour poursuivre ceux qui affirment l'existence du génocide arménien ».

 
Olivier MASSERET, " La reconnaissance par le Parlement français du génocide arménien de 1915 ",
Vingtième siècle - Revue d'histoire, n° 73, janvier-mars 2002

Le débat à propos du rôle de la SNCF dans la déportation pendant la 2e guerre mondiale

   Le 6 juin 2006, le tribunal administratif de Toulouse en condamnant l'État et la SNCF pour leur responsabilité en 1944 dans la détention, le transfert et l'internement à Drancy, de membres de la famille du député vert européen, Alain LIPIETZ, a relancé le débat à propos du rôle joué par la SNCF dans la déportation pendant la 2e guerre mondiale (16).
   Le tribunal n'a pas retenu la qualification de crime contre l'humanité ni de complicité de crime contre l'humanité plaidée par les ayant droit de cette famille qui a été internée pendant trois mois au camp de Drancy sans être déportée en Allemagne.
   Mais, considérant que les plaignants ne pouvaient pas demander réparation tant qu'ils ignoraient le rôle joué par la SNCF dans la déportation, et que jusqu'au début des années 2000, la jurisprudence leur interdisait de se retourner contre l'État vichyste, le tribunal a récusé la prescription quadriennale invoquée par l' État qui stipule que toute dette ou responsabilité de l'État s'éteint au bout de quatre ans, tout comme la prescription décennale invoquée par la SNCF.
   Condamnée à verser 21 000 euros à chacun des requérants, la SNCF a fait appel.

   Le rôle de la SNCF dans la déportation a été mis en évidence à partir de 1996 avec la publication du rapport de Christian BACHELIER,
La SNCF sous l'occupation allemande 1940-1944, aboutissement d'un travail de recherches mené par l'Institut d'histoire du temps présent, laboratoire du CNRS, et son directeur Henry ROUSSO, dans le cadre d'une convention signée entre la SNCF et le CNRS en 1992 sur une proposition de l'Association pour l'histoire des chemins de fer en France ( AHICF ).
   La publication de ce rapport a relancé la recherche historique et débouché sur le colloque Une entreprise publique dans la guerre : la SNCF, 1939-1945, qui s'est tenu à l'Assemblée nationale en juin 2000 et dont les
actes ont été publiés aux Presses universitaires de France en 2001.
   Lors de ce colloque, Serge KLARSFELD, président de l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France, a présenté une communication sur
L'acheminement des Juifs de province vers Drancy et les déportations ( le texte de cette communication qui avait été mis en ligne sur le site de l'AHICF a été retiré en 2006 ).
   Henry ROUSSO, chargé de faire le bilan de ce colloque, en s'appuyant sur le rapport Bachelier et la communication de Serge KLARSFELD, a mis en évidence la responsabilité de la SNCF tout en montrant que sa capacité d'autonomie était des plus réduites :

  «  L'entreprise SNCF a-t-elle été un rouage, un acteur dans l'application par les Allemands de la « Solution finale » en France ?
   La réponse est bien évidemment oui. Mais nous le savions avant même d'entamer nos recherches : les juifs déportés ont bien été transportés dans des convois de wagons français, et il est difficile de faire croire que cette évidence a été découverte en 1991-1992... L'important est de mesurer le degré des responsabilités, et de les situer avec précision.
   Dans le rapport Bachelier, figure de très nombreux éléments qui complètent l'exposé présenté par Serge Klarsfeld. Je prendrai deux exemples qui me semblent importants ( et que l'on peut aisément vérifier sur pièces ).
   La première est que des cadres du « Service technique » de la SNCF ont participé aux négociations les plus importantes concernant la question de la déportation des juifs, que ce soit avant la rafle du Vel'd'Hiv', début juillet 1942, que ce soit avant la déportation des juifs de la zone sud. Ce point me semble très important car cela signifie que, d'entrée de jeu, au même titre que la police, la gendarmerie ou les préfets, certains responsables de la SNCF ont été associés à l'élaboration technique de la déportation. [...]
   Il est une deuxième question directement liée à la précédente: quelle était, en cette matière, la marge de manœuvre de la SNCF ?
   Une réponse positive a été donnée hier par plusieurs intervenants, et en particulier Michel Margairaz, si l'on considère l'ensemble de l'activité de l'entreprise. Il faut le répéter, nombre d'organisations ou d'entreprises possédaient une petite marge de manœuvre, donc de négociation. C'est presque une question de logique. Si elles n'avaient pas possédé cette marge, et si toute négociation avait été impossible, la collaboration d'État, la collaboration en général au niveau des responsables politiques ou économiques impliquait, n'aurait eu aucune raison d'être.
   Si nous admettons ce point, cette faible marge de manœuvre, tant vis-à-vis des autorités allemandes que des autorités de tutelle ( situation en revanche classique dans le cas d'une entreprise publique ) a-t-elle été utilisée pour agir en ce qui concerne les trains de déportation ?
   La réponse est bien évidemment non.
   D'une part, tout ce qui touchait à la question des déportations proprement dites relevait exclusivement soit des Allemands, soit de quelques administrations françaises ( Intérieur, Préfecture de Police, Commissariat général aux questions juives ).
   D'autre part, la marge de manœuvre dont disposaient les dirigeants de la SNCF a été utilisée pour résoudre de tout autres problèmes relevant de la sauvegarde de l'entreprise même, de ses machines, de ses finances, etc.
   Nous retrouvons là un cas de figure constant dans la logique de l'époque. La question de l'antisémitisme, qui nous paraît aujourd'hui centrale et comme un problème indépassable sur lequel se focalise l'essentiel des réflexions sur cette période, n'apparaissait pas comme tel à l'époque ( si ce n'est évidemment pour les Allemands et une partie de l'appareil vichyste, et bien sûr pour les victimes elles-mêmes ). Cela vaut aussi bien pour les agents indirects de la persécution que pour une bonne partie de l'opinion française, même si celle-ci va évoluer à compter de l'été 1942 vers des réflexes de soutien et de solidarité envers les persécutés ».

   Le rapport Bachelier de 1996, puis le colloque de 2000 ont clairement mis en évidence la volonté de l'entreprise SNCF, exprimée en 2005 par son président Louis GALLOIS, « d'assumer l'intégralité de son héritage » (17), et d'ouvrir largement ses archives aux historiens.

   En décembre 2005, l'Association pour l'histoire des chemins de fer en France a organisé à Paris un second colloque sur le thème Les cheminots dans la Résistance, dont les actes ont été publiés dans ne numéro 34 de la Revue des Chemins de fer au printemps 2006.

   Pour l'avocat de la famille LIPIETZ, Rémi ROUQUETTE, le jugement du tribunal administratif de Toulouse de juin 2006 « est un jugement historique, le premier qui condamne la SNCF, pour l'application des lois antisémites de l'époque de Vichy »,
   
Alain LIPIETZ relève quant à lui que le tribunal « a reconnu que l'État et la SNCF ont fait plus que ce que leur demandaient les Allemands » et « qu'il ne s'agissait pas de fautes individuelles de tel ou tel collborateur mais de la responsabilité de l'État ».
   Pour Arno KLARSFELD, avocat à New-York de la SNCF mise en accusation pour crime contre l'humanité également aux États-Unis depuis 2001 par des ayant droit de victimes de la Shoah en France, « ces plaintes sont contraires à la vérité historique » :

   « Elles souillent la mémoire des 1 647 cheminots fusillés ou déportés sans retour, elles effacent le rôle des autorités allemandes, de l'État français de Vichy et diluent la responsabilité de ceux qui furent chargés de la déportation des juifs de France.
    La SNCF était indiscutablement une entreprise publique sous contrôle strict de l'État français et des autorités allemandes.
.
   Elle était réquisitionnée pour chaque transfert d'internés juifs [...]
   La réquisition était un acte d'autorité de l'État auquel la SNCF ne pouvait se soustraire, ni soustraire les wagons, la locomotive, le chauffeur et son mécanicien.

   Pour les déportations, les trains étaient considérés allemands [...]
   Dans les nombreux documents échangés entre les services des affaires juives de la Gestapo à Berlin ( Adolf Eichmann ) et le service des affaires juives de la Gestapo à Paris, il n'est jamais question de la SNCF : c'est toujours le ministère des transports du Reich qui fournit les trains.

   Aucun des déportés survivants qui ont relaté leur départ n'a accusé la SNCF ou les cheminots. Ce n'est pas eux qui procédaient à l'embarquement, ni pour les transferts ni pour la déportation [...]
   Dans les témoignages des survivants, les cheminots apparaissent comme ceux qui transmettaient les messages des déportés aux familles. Parfois aussi ils réussissent à intervenir et à sauver des déportés, comme à Rozan, à Lille le 12 septembre 1942 pour des enfants, ou en août 1944, quand ils parviennent à éviter de mettre à la disposition du capitaine SS Aloïs Brunner le dernier train qui aurait pu quitter le camp.
   
Peut-on reprocher aux cheminots de n'avoir point saboté les voies ? C'était courir le risque d'une catastrophe, et, pour sacrifier délibérément des vies afin d'en sauver d'autres, encore fallait-il être absolument certain qu'au terminus c'était la mort qui attendait les juifs déportés. Les cheminots français ne dépassaient jamais la frontière franco-allemande.
   
Contrairement à ce qu'affirment les plaignants, la SNCF n'a pas été payée par les Allemands pour la déportation. Déjà, le 15 juin 1942 à Berlin, quand il est décidé à l'Office central de sécurité du Reich de déporter les juifs de France, il est entendu que « l'État français prendra à sa charge les frais de déportation ». On accuse la SNCF d'avoir accumulé des bénéfices grâce à la déportation. Si c'était le cas, il serait naturel, légitime et juste que la SNCF les restitue. Mais il n'y a pas eu de bénéfices, puisqu'il n'y a pas eu de paiement [...] » (18).

   La condamnation prononcée par le tribunal administratif de Toulouse n'a pas reçu l'adhésion des responsables du Conseil représentatif des institutions juives de France ( CRIF ), ni de Serge KLARSFELD, président des Fils et Filles de déportés Juifs de France, et pour l'historien Henry ROUSSO qui, à la tête de l'Institut d'histoire du temps présent a piloté le travail de recherche qui a débouché sur le rapport Bachelier, le procès qui est fait en 2006 à la SNCF est « absurde », car « on ne peut pas mettre éternellement les institutions en procès pour ce qu'elles ont fait pendant la guerre », et « il ne faut pas écrire l'histoire au tribunal » (19).

   Pour Annette WIEVIORKA, historienne de la Shoah, « une ligne rouge a été franchie, une nouvelle voie ouverte à la demande désormais illimitée de réparation » :

   « Toutes les administrations impliquées de près ou de loin dans la persécution nazie peuvent désormais être attaquées en justice.
   Tous les transports, d'abord la RATP comme héritière de la compagnie dont les bus furent réquisitionnés lors de la rafle du Vél' d'Hiv', les déménageurs chargés pour les Allemands de vider les appartements des juifs, l'administration pénitentiaire, qui interna dans ses prisons résistants, otages, juifs ; les charbonnages qui fournirent le combustible qui permit aux trains de rouler, les agriculteurs qui nourrirent les cheminots qui conduisirent les trains...
   Plus grave encore. Ce n'est plus la seule victime qui sera indemnisée [...], ce sont ses enfants. Les générations nées après guerre ont eu un père et une mère pour les élever. Elles n'ont pas vécu dans leur chair les souffrances de leurs parents désormais décédés. Mais elles toucheront sans vergogne de l'argent, non pour des biens perdus ( ils ont été indemnisés ), non pour une enfance orpheline ( les orphelins touchent une pension ), mais pour la douleur de leurs ascendants, qu'elles n'ont pas subie ». (20)

   Selon Hélène et Alain LIPIETZ, qui se sont exprimés dans la rubrique Point de vue du quotidien Le Monde du 15 juin 2006, la responsabilité de la SNCF ne peut se fondre dans celle de l'État français, et en la mettant en cause, leur famille n'a occulté en rien « l'héroïsme de la résistance cheminote », bien au contraire :

   « Si la SNCF avait été ( comme la poste ) une simple branche administrative, sa responsabilité aurait été englobée dans celle de l'Etat. Mais, fraîchement nationalisée, la SNCF était de droit privé. De même que Vichy a souvent anticipé les demandes des nazis, la direction de la SNCF a aggravé les consignes de Vichy, y compris dans la déportation, soit par antisémitisme, soit par orgueil technocratique mal placé. [...]
   Un conducteur, Léon Bronchart, s'est dressé pour dire : « Je ne conduirai pas ce train ». On n'a guère retenu sa mémoire. Pourtant, à l'époque, ses collègues l'avaient porté aux nues. Il fut licencié par la SNCF, réintégré à la Libération, médaillé de la Résistance et Juste parmi les Nations... La mémoire de la SNCF reste à bâtir, au-delà de la fiction d'une « institution résistante » [...]
   Comme le montre le rapport de l'historien Bachelier, ou le Calendrier de la persécution de Serge Klarsfeld, ou encore ces terribles factures découvertes à Toulouse par Kurt Schaechter la SNCF négociait bel et bien avec Vichy les conditions de transport et « donnait son accord ». En cinq ans d'instruction, elle n'a pu exhiber aucun ordre ( allemand ou français ) spécifiant que les juifs, transportés de toute la France non-annexée vers Drancy, devaient être entassés dans des wagons à bestiaux sans air, sans eau, sans nourriture et sans hygiène. Comble, elle a envoyé la facture de ces convois à la France libérée, la menaçant d'intérêts moratoires pour tout retard, facturant les déplacements au tarif de troisième classe alors qu'elle avait entassé les juifs.

[Allusion à l'action menée par un Autrichien naturalisé français qui, e
nquêtant sur la déportation de se parents en 1992, a exhumé illégalement des archives départementales de Toulouse une facture datée du 12 aoüt 1944. Cette facture adressée par la SNCF au préfet de Haute-Garonne, réclamait le paiement de transports exécutés au cours du premier trimestre 1944, facture réglée en novembre 1944 par l'administration du gouvernement provisoire de la République française restaurée par le général de Gaulle]
   
« La SNCF a été régulièrement payée pour avoir mal agi » ( Serge Klarsfeld, Une entreprise publique dans la guerre, 2001 ) [...]
    La jurisprudence de 1946 ( arrêt Ganascia ) interdisait aux victimes de se retourner vers la justice de la République, au prétexte que l'État vichyste n'avait jamais existé...
[Allusion à l'ordonnance du 9 août 1944 du gouvernement provisoire de la République française, « relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental », dont l'article 2 déclarait « nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels, législatifs ou réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940, et jusqu'au rétablissement du Gouvernement provisoire de la République française. Cette ordonnance avait annulé rétroactivement toute la législation d'exception du régime de Vichy, contre laquelle il n'était donc pas possible de porter plainte]

Jurisprudence peut-être nécessaire alors. Il est regrettable qu'elle n'ait été remise en cause que dans les années 1990, par le discours du président Chirac proclamant que « la France avait commis l'irréparable et contracté vis-à-vis des victimes une dette imprescriptible », puis par la justice, lors des arrêts Pelletier et Papon ( 2001 et 2002 )
 [Allusion aux arrêts du Conseil d'État stipulant que l'ordonnance d'août 1944 « ne saurait avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique »]
   
Mais c'est fait, désormais. Selon le jugement de Toulouse, à partir de ces dates, les victimes peuvent enfin faire valoir leur droit à réparation. Elles auront attendu plus de cinquante-cinq ans, sans compter la sage lenteur de la justice enfin remise en marche. Notre père a déposé sa plainte en 2001, juste après l'arrêt Pelletier, et n'a pu se voir rendre justice: il est mort en 2003 [...] » (21).

   À la suite de la condamnation prononcée en juin 2006 par le tribunal administratif de Toulouse contre la SNCF, des anciens résistants déportés de Paris et de province ont déposé à leur tour contre la SNCF des requêtes dont le nombre atteignait presque qu'un millier en septembre 2006. Leurs avocats Maîtres Avi BITTON et Matthieu DELMAS considèrent que la responsabilité propre de la SNCF est établie, et qu'ils ne font « ni le procès de la France, ni celui des Français, mais celui d'une entreprise » (22).

   Le 27 mars 2007, la Cour administrative d'appel de Bordeaux a annulé l'article 2 du jugement prononcé le 6 juin 2006, par le tribunal administratif de Toulouse qui avait condamné la SNCF pour sa responsabilité en 1944 dans la détention, le transfert et l'internement à Drancy, de membres de la famille du député vert européen, Alain LIPIETZ.
   
L'avocat de la SNCF,
Arno KLARSFELD, considérant que « condamner la SNCF aurait créé une dilution de la responsabilité de ceux qui se sont rendus coupables de crimes contre l'humanité ou de complicité de ces crimes », s'est félicité de cette annulation de la condamnation de la SNCF qu'il juge « salutaire ».
   
La Famille LIPIETZ a décidé de faire appel devant le Conseil d'État (23).

   Des informations relatives aux actions de justice menées contre la SNCF sont disponibles sur le site du Mémorial de la Shoah.

   Dans Ça va mieux en le disant, ouvrage polémique publié en mai 2008 chez Fayard, dans la collection Documents, la journaliste de France 2, Françoise LABORDE revenant, pour en dénoncer les auteurs, sur les grèves de 2007 qui ont tenté de s'opposer à la réforme des « régimes spéciaux » de retraite, s'est laissée aller à jeter l'opprobre sur l'attitude de la SNCF et de ces agents sous l'occupation allemande :

   « Parfois, quand le découragement me saisit, à défaut de mensonges pour m’« évader », je me prends à rêver à la retraite... Oui, oui, moi aussi ! Comme tous ces heureux bénéficiaires des « régimes spéciaux », agents de la SNCF, d’EDF, de Gaz de France, qui, vers cinquante ans, peuvent plier les gaules et attaquer une nouvelle vie à leur guise, farniente ou seconde carrière [...]
   
Pour défendre cet acquis non négligeable, ils font la grève. Pendant dix jours, en novembre 2007, ils ont paralysé le pays en clamant des mots d’ordre variés. Au choix : pour défendre l’« intérêt du service », les « acquis sociaux », nos « futures retraites », que sais-je encore ? Alors que nous - salariés du privé ou assimilés - cotisons déjà plus longtemps, avec des décotes bien plus substantielles !
   Mensonges que tous ces slogans, mensonge que cette pseudo-solidarité : ils défendent leurs avantages ! Ça se comprend, mais pourquoi ne pas le dire ? Car l’intérêt public, le sens du collectif, c’est bien autre chose ! La SNCF se targue d’être un modèle de solidarité sociale, mais nul n’ose rappeler que les trains de la mort qui emmenaient juifs et résistants vers les camps d’extermination n’ont jamais été stoppés par des grévistes et sont toujours arrivés à l’heure, leur prestation payée, rubis sur l’ongle, par les nazis. Sans les trains français, comment la déportation aurait-elle pu avoir lieu ? Les cheminots héros de la Résistance dans La Bataille du rail, voilà une imposture historique extrapolée et véhiculée par les « camarades » après la guerre [...] »

   Cette mise en cause a entraîné la réaction de Maurice SAMSON, retraité cheminot, membre du bureau national de l'Union fédérale des retraités ( UFR ) et représentant des retraités au conseil d'administration de la Caisse de prévoyance et de retraite des personnels de la SNCF ( CPRP )  : 

   «  Faut-il rappeler à cette journaliste que la SNCF a été réquisitionnée et mise à la disposition des Allemands par la Convention d’armistice signée par Pétain ? Faut-il lui rappeler que les forces d’occupation étaient physiquement présentes dans toutes les installations importantes de la SNCF et dans tous les trains de la déportation ? Faut-il lui rappeler qu’à chaque prise de service le personnel de conduite était escorté par un ou deux soldats allemands ? Faut-il lui rappeler que tout mécanicien qui refusait de conduire un train de la déportation, comme le fit Léon Bronchart, était licencié ? Faut-il lui rappeler que les (vrais) syndicats étaient interdits et donc clandestins ? Que toute action de grève était fortement réprimée, les cheminots étant sous la contrainte des lois de la guerre allemandes prévoyant la peine de mort ? [...]  
   Certes, il n’est pas question de dire que tous les cheminots étaient résistants ! Comme partout, il y avait des collabos à la SNCF, notamment dans son état major, mais passer de quelques collaborations individuelles à une collaboration collective des cheminots, c’est franchir le pas du détournement de l’histoire ! [...]
    Par ses écrits, Madame Laborde ne se limite pas à insulter les cheminots, elle souille la mémoire des 1 647 cheminots fusillés ou déportés. Elle occulte totalement le rôle des autorités allemandes et de Vichy [...] »
  

 
Maurice SAMSON,
" Les Cheminots selon Françoise Laborde : privilégiés et collabos "
sur le site
Observatoire des Média - AZCRIMED

Maurice SAMSON,
" Propos scandaleux de Françoise Laborde sur les cheminots "
sur le site
Bella Ciao

   Le 24 janvier 2009, Françoise LABORDE a été nommée par le président de la République, Nicolas SARKOZY, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA).

   Le 8 mars 2009, dans un article intitulé " Ils veulent remettre Françoise Laborde sur les rails ", publié dans L'Union-Dimanche, le journaliste David ZANGA donnait la parole à deux retraités marnais de la SNCF, membres de l'Association nationale des cheminots anciens combattants (ANAC), à l'occasion d'une assemblée générale de cette association réunie à Châlons en Champagne.
   Le Rémois
Jean MARCHANDEAU, président de la section rémoise de l'Union Française des Associations de Combattants et de Victimes de Guerre (UFAC), revenant sur les propos de Françoise LABORDE, a exprimé sa révolte« Ce passage polémique a été diffusé sur des tracts dont nous avons eu connaissance, nous sommes révoltés pour les anciens de 39-45 morts ou vivants ». Il a rappelé que la corporation des cheminots était la seule qui avait été décorée pour faits de guerre de la Légion d'honneur et de la Croix de guerre avec palmes.
   Le Châlonnais
Yves SCHMITTER, membre du bureau national de l'ANAC, a lui aussi réagi vivement à ces propos : « Il est impossible qu'une journaliste connue ne fasse pas preuve d'éthique et écrive de telles saloperies, sans tenir compte de la réalité ».

   L'enquête menée dans la Marne par Jocelyne et Jean-Pierre HUSSON sur les victimes de la répression nazie montre que les cheminots marnais constituent une des catégories socio-professionnelles, sinon la catégorie socio-professionnelle, qui a été la plus impliquée dans le combat contre l'occupant nazi, et qui n'a pas été épargnée par la répression : 
      - 
66 déportés dont 33 sont morts en déportation
      - 
17 fusillés dont 12 sur le terrain de La Folie à L'Épine
      - 
6 tués au combat

   Parmi les déportés rentrés, citons Louis NEUHAUSER, arrêté le 16 novembre 1942 sur dénonciation du sous-chef de gare de Châlons-sur-Marne, membre d'un parti collaborationniste, pour avoir favorisé l’évasion de déportés juifs de trains transitant en gare de Châlons et avoir hébergé l’un d’entre eux, Jules STEINER, évadé du convoi n° 45 parti de Drancy le 11 novembre 1942, arrêté avec les époux NEUHAUSER à leur domicile.
   
Interné à Compiègne, Louis NEUHAUSER a été déporté le 28 avril 1943 à Sachsenhausen (matricule n° 64 643) et affecté au kommando Heinkel (construction d’avions). Il est rentré de déportation le 23 mai 1945.

    Parmi les fusillés, citons les fusillés du 19 février 1944 et du 6 juin 1944, tous condamnés à mort par le tribunal militaire allemand siégeant à Châlons-sur-Marne :
      -
le 19 février : Robert BAUDRY, Gilbert CAGNEAUX, James LECOMTE, Émile ROCHET, Roger SONDAG, Louis VANSEVEREN
      - 
le 6 juin : René BRÉMONT, Marcel CHEVAL, Georges MONAUX, Charles TASSERIT


Les fusillés marnais

   Cette enquête montre que plus de 200 cheminots marnais se sont engagés successivement ou simultanément au sein de différents mouvements de Résistance impliqués dans le renseignement, le sabotage, l'aide aux évadés, en particulier bien sûr dans les réseaux Action-Vengeance et Turma-Vengeance, liés à Résistance-Fer, mais aussi dans d'autres mouvements ou réseaux appartenant à la Résistance intérieure ou extérieure : la CGT clandestine, le Front national de lutte pour l'indépendance de la France, Libération-Nord, Ceux de la Résistance, les FFI, les Francs-tireurs et partisans français, et aussi dans les réseaux de la France libre, Kléber, Hector, CND-Castille et Éleuthère, ou encore dans les réseaux fanco-britanniques SOE-Buckmaster et Jade-Fitzroy, ainsi que dans le réseau belge Possum et le rédeau polonais F2.

   Attestent également de cet engagement, le Livre-mémorial de la déportation, ainsi que les stèles et plaques commémoratives érigées au lendemain de la 2e guerre mondiale, dans les gares SNCF de Châlons en Champagne, de Reims, d'Épernay, de Rilly la Montagne, et dans bien d'autres lieux de mémoire du département de la Marne,  monuments aux morts, monuments et stèles aux martyrs de la Résistance, plaques de rue.

En gare de Châlons en Champagne


                                  En gare de Reims

                                   En gare d'Epernay

En gare de Rilly la Montagne

 

Histoire, mémoires et crise d'identité nationale
Les dangers d'une mémoire qui tend à tenir lieu d'histoire

   Interrogé dans Le Monde du 18-19 mars 2007 par Sophie GHERARDI, au sujet de la crise d'identité nationale et de son irruption dans la campagne présidentielle, Pierre NORA constatait la rupture du lien, qui dans la conception ancienne de l'identité nationale, héritée de RENAN, « associait le passé et l'avenir dans un sentiment de continuité, de filiation et de projet » :

  « Ce lien s'est rompu, nous faisant vivre dans un présent permanent. J'y vois l'explication de l'omniprésence du thème de la mémoire, et de son corollaire, l'identité. Lorsqu'il n'y a plus de continuité avec le passé, la nouvelle trilogie est : mémoire, identité, patrimoine.

  La crise de l'identité aurait partie liée avec la modernité ?

   De fait, le thème de l'identité est mondial. Mais il a pris en France une intensité particulière en raison du caractère étatique et centralisateur de notre pays et de la force coercitive qu'y a pris le rapport à l'histoire.
   En France, nous avons une histoire nationale et des mémoires de groupe. Vous pouviez être aristocrate descendant de nobles guillotinés, fils de Polonais de la première génération, petit-fils de communard fusillé, à partir du moment où vous étiez à l'école vous étiez un petit Français comme les autres. « De la Gaule à de Gaulle », le roman national déployait une vaste fresque, avec ses Saint-Barthélemy et ses Ponts d'Arcole, qui offrait un lien collectif à chaque parcelle de la population française, peu homogène.

   L'insertion des minorités - religieuses, régionales, sexuelles - dans la collectivité nationale les a désenlisées de leur propre histoire. Mais elles ont du coup valorisé leur mémoire, faite de récupération d'un passé, vrai ou faux.
   L'émancipation mémorielle est un puissant corrosif de l'histoire, qui était au centre de l'identité française. Nous avons intérêt à ce que les politiques prennent conscience des nouvelles données. La succession des identités nous en donnera de nouvelles.
   La nation de Renan, funèbre et sacrificielle, ne reviendra plus. Les Français ne veulent plus mourir pour la patrie, mais ils en sont amoureux. C'est peut-être mieux.
   Au fond, ce n'est pas la France qui est éternelle, c'est la francité ». (24) 

   En mai 2008, Pierre NORA a signé dans un numéro consacré au 30e anniversaiere de la revue L'Histoire, un article intitulé " Les lieux de mémoire, ou comment ils m'ont échappé ", dans lequel il revient sur cette « vague de fond mémorielle » qu'il avait été le premier à déceler et à analyser en France à la fin des années 1970, et qui est devenue « un phénomène mondial ».
   Il y décrit comment la notion de « lieu de mémoire » qu'il avait initiée et développée alors, avait pour objectif de prendre du recul par rapport à « une histoire nationale unitaire, téléologique, spontanément habitée par une intention auto-célébratrice et commémoratrice d'elle-même », et comment le succès de son ouvrage Les lieux de mémoire, publié de 1984 à 1992, qu'il avait conçu comme un « outil forgé pour dissoudre le commémoratif », a été récupéré et utilisé « pour devenir l'instrument par excellence de la commémoration tous azimuts ».
   Selon lui, les commémorations nationales qui se sont multipliées
« relèvent plutôt de la repentance et des rassemblements associatifs que de la liturgie républicaine », et il constate en le déplorant qu'« avec le temps, la mémoire a perdu son sens et son statut » :

  « Elle est devenue la maître mot d'une époque enfermée dans son présent , en-soi et pour-soi.    Bien pis : elle tend à tenir lieu d'histoire dont elle remplace de plus en plus souvent le mot.    Une histoire qu'on voudrait enfin dispensée des contraintes de la distance critique et des complications encombrantes, une histoire débarassée de la chronologie et des tristes pondérations.
   Une histoire enfin simple à comprendre et facile à juger.
   Mais si la mémoire finit par manger l'histoire, plane alors une menace  : la disparition symétrique et complémentaire du sens des deux mots
». (25)

Le débat autour de la journée du souvenir de Guy Môquet

   Le 14 janvier 2007, dans son discours d'investiture devant le congrès de l'UMP, Nicolas SARKOZY, candidat à l'élection présidentielle, a évoqué une première fois la figure de Guy MÔQUET, puis à nouveau le 18 mars 2007, dans un discours à la Jeunesse de France préparé par Henri GUAINO et prononcé au cours d'un meeting au Zénith à Paris.
   Il a alors lu et commenté la dernière lettre à sa famille de ce jeune communiste fusillé par les Allemands le 22 octobre 1941 à l'âge de 17 ans et déclaré que cette lettre « devrait être lue à tous les lycéens de France ».

   Élu président de la République, il s'est rendu le 16 mai 2007, jour de son investiture, devant le Monument de la Cascade du Bois de Boulogne, où 35 jeunes résistants avaient été exécutés par des SS dans la nuit du 16 août 1944, et il y a fait lire par une lycéenne la dernière lettre à sa famille de Guy MÔQUET. Il a ensuite déclaré : « Je n'ai jamais pu lire ou écouter la lettre de Guy Môquet sans en être profondément bouleversé » ; puis il a annoncé : « Ma première décision de président de la République sera de demander au futur ministre de l'Éducation nationale que cette lettre soit lue en début d'année [ scolaire ] à tous les lycéens de France ».

    Cet engagement s'est concrétisé avec la publication au Bulletin officiel de l'Éducation nationale du 30 août 2007 d'une note de service adressée par le ministre de l'Éducation Xavier DARCOS aux recteurs, inspecteurs d'académie, inspecteurs pédagogiques régionaux et proviseurs des lycées, et l'annonce dans le même temps que le président SARKOZY se rendra le 22 octobre 2007 au Lycée Carnot dont Guy MÔQUET fut l'élève..

   Cette initiative du candidat de l'UMP, devenu président de la République, a suscité des réactions de la part de certains enseignants et historiens.
   Les uns reprochent à Nicolas SARKOZY de faire indirectement la part belle à la mémoire communiste, mémoire que n'a pas manqué d'instrumentaliser à son profit le PCF en utilisant le souvenir des fusillés de Châteaubriant pour exorciser l'ambiguité de son attitude au début de l'occupation allemande et accréditer l'idée que les communistes avaient bien été des patriotes et des résistants de la première heure.
    D'autres au contraire dénoncent dans l'initiative de Nicolas SARKOZY une tentative de récupération et d'instrumentalisation d'un épisode douloureux de la Résistance française.  

    Dès le 22 mai 2007, Pierre SCHILL, professeur d'histoire-géographie à Montpellier, utilisait la rubrique Rebonds du quotidien Libération pour exprimer son désaccord. Sous le titre  « Pourquoi je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet à mes élèves à la rentrée », ce professeur reprochait à Nicolas SARKOZY de vouloir instrumentaliser la mémoire de Guy MÔQUET pour des raisons politiciennes et d'enfermer la lecture de sa dernière lettre dans une séquence purement émotionnelle.   
   Il rappelait que « l'enseignement de l'histoire ne s'accommode pas de ce seul registre mais a toujours besoin de sens, c'est-à-dire en l'occurrence d'une remise en perspective dans un contexte élargi ».
   Il revendiquait pour les professeurs d'histoire la liberté pédagogique d'aborder au mieux l'enseignement de la Résistance dans le cadre des programmes officiels :

   « Laissons donc aux enseignants d'histoire-géographie leur autonomie pédagogique dans leur façon d'aborder l'enseignement de la Résistance : nombreux sont ceux qui s'appuient déjà sur ces dernières lettres de fusillés dont un recueil récent offre un large choix et permet une utilisation approfondie seule à même de dépasser le registre émotionnel, avec des lettres complémentaires à celle de Guy Môquet dans lesquelles certains de ces « héros » reviennent sur les raisons de leur « entrée en résistance » ( Guy Krivopissko, La vie à en mourir. Lettres de fusillés 1941-1944, Paris, Tallandier, 2003 ). [ Plusieurs de ces lettres ont été intégrées à l'annexe qui accompagne la note de service du ministre Xavier Darcos publiée au BOEN du 30 août 2007 ]
   Seul le cadre de cet enseignement structuré permettra d'aborder l'histoire dans sa complexité et de ne pas en rester à sa caricature voire à son déni, la reconstruction d'un passé « sans histoire » défendue par Nicolas Sarkozy ».
 

   Sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire, Laurence DE COCK-PIERREPONT, dans un texte intitulé " Des usages étatiques de la lettre de Guy Môquet ", dénonce ce qu'elle appelle  « l’injonction de lecture de la lettre de Guy Môquet dans tous les lycées de France, à chaque rentrée scolaire », comme « un effet d'annonce », qu'elle interprète à travers une double grille de lecture :
   - « le pli désormais pris d’instrumentaliser l’histoire, dans une stratégie d’abord électoraliste, et aujourd’hui présidentielle.  ;
   - l’appel à une vision de l’école sanctuarisée et dont on renforcerait la mission civique, à charge pour elle de revitaliser le sentiment national ».
   
Et de conclure en ces termes :

     « Cette première mesure gouvernementale doit aussi se lire à l’aune de cet amour que Nicolas Sarkozy déclare sans relâche à la France ; cet amour qui lui arrache des larmes à chaque nouvelle lecture de la lettre de Môquet ; cet amour qui renvoie à une vision empathique de l’histoire tout en convoquant le principe totalement a-historique de l’identification.
   Activer le pathos est un procédé pédagogique ( et démagogique ) très efficace, qui gomme toute complexité ou principe de mise à distance critique.
   Or, c’est bien une posture de pédagogue national que la lecture obligatoire de la lettre de Guy Môquet permet à Nicolas Sarkozy d’endosser ; une position plutôt confortable pour policer la jeunesse lycéenne et la mobiliser autour de la vision sacrificielle de la nation et de l’identité nationale que réifie cet usage de l’histoire ».
 

   Dans le numéro de septembre 2007 du mensuel L'Histoire, Jean-Pierre AZÉMA signe un article intitulé " Guy Môquet, Sarkozy et le roman national ", dans lequel il fait une mise au point sur les aspects historiques de l'exécution des otages de Châteaubriant, et qu'il conclut par une mise en garde en ce qui concerne la lecture de la lettre de Guy MÔQUET dans les lycées :

   « Mais il ne faudrait pas que cet usage, apparemment émouvant, d'une lettre touchante mais singulièrement dépourvue de considérations politiques, notamment à cause de la censure allemande, empêche de préciser que si dans la Résistance n'ont pas milité seulement des femmes et hommes « de gauche », si tous les hommes politiques de droite ne se sont pas retrouvés à Vichy, ce sont bien des hommes de la droite d'alors qui, par haine de la gauche, ont aidé l'occupant à établir la liste des 27 suppliciés.
   Le second débat concerne l'enseignement. Le directeur de Libération, de surcroît bon connaisseur d'histoire, Laurent Joffrin, affirmant « Oui, il faut lire la lettre de Guy Môquet », assurait qu'il revenait au pouvoir politique de trancher si nécessaire en matière d'enseignement de l'histoire. C'est ce qu'un certain nombre d'entre nous, universitaires et enseignants d'histoire, ne sauraient admettre.
    Sans doute l'histoire n'appartient-elle pas qu'aux historiens. Il est du rôle de la représentation nationale comme du président de la République de proposer, susciter commémorations et hommages, mais non d'édicter ce que l'on doit enseigner. Rappelons que, en juillet 1995, Jacques Chirac a fait repentance pour l'attitude de l'État, de la France, dans la déportation des Juifs de France ; c'était la parole du chef de l'État, elle comptait, ce n'était pourtant pas la vulgate et le texte eut d'autant plus de retentissement qu'il n'était assorti d'aucune obligation.

   Son successeur ferait bien de méditer cet exemple. Beaucoup refusent l'idée de cette caporalisation mémorielle ; une lettre lue dans toutes les établissements scolaires, tous les ans, le même jour, sinon à la même heure ?, quasiment au garde-à-vous ? Laissons donc les enseignants organiser leurs cours comme ils l'entendent et, s'ils font le choix de cette lettre, ils sauront la lire au bon moment, mise en perspective par les travaux qui l'éclairent ».  

Autour du voyage en Algérie de Nicolas Sarkozy en décembre 2007

    Les déclarations du président de la République, Nicolas SARKOZY, en voyage officiel en Algérie en décembre 2007, ont contribué à relancer le débat ouvert par le vote de la loi du 23 février 2005 sur le rôle positif de la colonisation. Retoquée " par le Conseil constitutionnel en janvier 2006, cette loi stipule que  « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord [...] ».
   Ce voyage a failli être annulé après les propos antisémites tenus par le ministre algérien des anciens combattants algérien, qui avait évoqué quelques jours auparavant devant la presse algérienne les origines de Nicolas SARKOZY et le rôle du « lobby juif » dans son accession à la présidence de la République française.
   
Il a été précédé par la publication dans Le Monde daté du 1er décembre, d'un appel lancé aux « plus hautes autorités de la République française » par des historiens et des intellectuels français et algériens, leur demandant de « regarder en face le passé » et de « reconnaître publiquement l'implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie » : 

   « L'histoire apprend, au premier chef, que le système colonial, en contradiction avec les principes affichés par la République française, a entraîné des massacres de centaines de milliers d'Algériens ; et qu'il les a dépossédés, « clochardisés » - pour reprendre le terme de l'ethnologue Germaine Tillion - à une grande échelle, exclus de la citoyenneté, soumis au code de l'indigénat, et sous-éduqués, au déni des lois en vigueur.
   Elle nous apprend aussi qu'il y eut de multiples souffrances de Français, parfois déportés en Algérie pour raisons politiques, ou embrigadés dans les guerres coloniales, ou encore pris dans un système dont ils sont devenus, à son effondrement, les victimes expiatoires - comme l'ont été les harkis, enrôlés dans un guêpier qu'ils ne maîtrisaient pas -, sans compter ceux qui ont soutenu l'indépendance algérienne et qui en ont payé le prix.
   Quelles qu'aient été les responsabilités de la société, c'est bien la puissance publique française qui, de 1830 à 1962, sous la Ve République, a conduit les politiques coloniales à l'origine de ces drames. Sans omettre la complexité des phénomènes historiques considérés, c'est bien la France qui a envahi l'Algérie en 1830, puis l'a occupée et dominée, et non l'inverse : c'est bien le principe des conquêtes et des dominations coloniales qui est en cause.
   En même temps, nous sommes attentifs aux pièges des nationalismes et autres communautarismes qui instrumentalisent ce passé. Ainsi qu'aux pièges d'une histoire officielle qui utilise les mémoires meurtries à des fins de pouvoir, figeant pour l'éternité la France en puissance coloniale et l'Algérie en pays colonisé. Et c'est précisément pour les déjouer - comme pour déjouer les multiples formes de retour du refoulé - que nous voulons que la souffrance de toutes les victimes soit reconnue, et qu'on se tourne enfin vers l'avenir.
   Cela peut être accompli non par des entreprises mémorielles unilatérales privilégiant une catégorie de victimes, mais par un travail historique rigoureux, conçu notamment en partenariat franco-algérien. Plus fondamentalement, dépasser le contentieux franco-algérien implique une décision politique, qui ne peut relever du terme religieux de « repentance ». Et des « excuses officielles » seraient dérisoires. Nous demandons donc aux plus hautes autorités de la République française de reconnaître publiquement l'implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie. Une reconnaissance nécessaire pour faire advenir une ère d'échanges et de dialogue entre les deux rives, et, au-delà, entre la France et les nations indépendantes issues de son ancien empire colonial. »

Hocine Aït Ahmed - Simone de Bollardière - Mohammed Harbi - Abdelhamid Mehri Lemnouar Merouche - Gilbert Meynier - Edgar Morin - Jack Ralite - Yvette Roudy - Françoise Seligmann - Benjamin Stora - Wassyla Tamzali- Christine Taubira

    Constant dans son refus de la repentance, Nicolas SARKOZY a néanmoins déclaré le 2 décembre 2007 devant des chefs d'entreprise français et algériens que le système colonial avait été profondément injuste  :

   « Parler d’avenir, ce n’est pas ignorer le passé. Je suis convaincu depuis toujours que pour bâtir un avenir meilleur on doit au contraire regarder le passé en face. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait en Europe. C’est le travail de mémoire que je suis venu proposer au peuple algérien.
    Oui, le système colonial a été profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre République : liberté, égalité, fraternité.
   Mais il est aussi juste de dire qu’à l’intérieur de ce système profondément injuste, il y avait beaucoup d’hommes et de femmes qui ont aimé l’Algérie, avant de devoir la quitter.
   Oui, des crimes terribles ont été commis tout au long d’une guerre d’indépendance qui a fait d’innombrables victimes des deux côtés.
   Et aujourd'hui, moi qui avais sept ans en 1962, c'est toutes les victimes que je veux honorer.
   Notre histoire est faite d'ombre et de lumière, de sang et de passion.
   Le moment est venu de confier à des historiens algériens et français la tâche d’écrire ensemble cette page d’histoire tourmentée pour que les générations à venir puissent, de chaque côté de la Méditerranée, jeter le même regard sur notre passé et bâtir sur cette base un avenir d’entente et de coopération [...] »

   Dans la Tribune libre de L'Humanité du 5 décembre 2007, Catherine COSQUERY-VIDROVITCH, sous le titre " Mémoire coloniale, histoire et politique ", affirme que « " Réconcilier les mémoires ", ce n’est pas une incantation politique : c’est un travail de savoir », et que le " devoir de mémoire ", souvent mis en avant par les politiques, impose à l’amont un "  travail de mémoire " ».
   Pour elle c'est aux historiens qu'il revient d'analyser « les mémoires en qualité de sources respectables mais à interpréter - comme n’importe quelle autre source ».
   Elle récuse la « repentance », « terme moral et politique » et conclut :

  « L’historien n’a pas à juger mais à analyser comment et pourquoi la colonisation a été, comment elle a transformé et les colonisés et les colonisateurs, quels en furent - et quels qu’ils furent - les effets induits et les héritages aujourd’hui dans leurs pays respectifs.
    Il ne s’agit ni de pardon ni d’oubli : tout non-dit est ennemi du savoir, de l’intelligence réciproque, de la réconciliation ».

Le débat sur la mémoire des enfants de la Shoah au CM2

    La nouvelle initiative mémorielle du président de la République, Nicolas SARKOZY, annoncée le 13 février 2008 au dîner annuel du CRIF, concernant les élèves de CM2 auxquels il propose de confier la mémoire des enfants de la Shoah a suscité de vives réactions de la part de la communauté des historiens pour dénoncer cette nouvelle injonction du « devoir de mémoire ». .

   Dès le 15 février 2008, l'association Liberté pour l'histoire née de l'Appel lancé en décembre 2005 par une vingtaine d'universitaires, et présidée depuis le décès de René RÉMOND, par Pierre NORA, réprouvait l'initiative de Nicolas SARKOZY :

   « Quelque respectable que soit l’intention, cette initiative se heurte à de fortes objections :
   1 - Le caractère contraignant de cette injonction de mémoire. Elle substitue une démarche purement émotive à un apprentissage critique de l’histoire qui demeure le premier devoir des éducateurs.
   2 - Indépendamment du fait que nul ne sait ce que peut vouloir dire « parrainer une mémoire », est-il raisonnable d’en faire assurer la charge par des enfants de neuf ou dix ans, sans mesurer l’effet psychologique d’une pareille mise en demeure ?
   3 - La Shoah est un événement unique dans l’histoire. Mais la place ainsi accordée aux victimes juives, à l’exclusion de toutes les autres, risque d’être mal comprise. Mesure-t-on l’embarras des enseignants à appliquer pareille prescription face à des classes d’enfants aux filiations les plus diverses ?
   Cette annonce improvisée et en définitive dangereuse nous paraît relever de ce courant de repentance que le Président de la République avait paru vouloir condamner. Ne risque-t-elle pas en outre d’avoir l’effet absolument contraire au but visé ? »

   Dans Libération, daté du 15 février 2008, l'historien Henry ROUSSO qualifiait l'iniative présidentielle de « marketing mémoriel » et dénonçait vigoureusement cette nouvelle injonction du " devoir de mémoire " venant après « le fiasco » de la lecture de la lettre de Guy Môquet dans les lycées le 22 octobre 2007  :

   « La nouvelle initiative apparaît incongrue, jetée soudain dans l’espace public comme d’autres annonces présidentielles. Le bruit médiatique vient, une fois de plus, troubler le respect et le silence des morts de l’Histoire. Mais on franchit cette fois un pas supplémentaire. Voilà des enfants de 10 ans appelés à s’identifier par décision d’État à des victimes et des victimes qui avaient en grande partie leur âge lorsqu’elles furent assassinées. Sans réflexion politique, historique ou psychologique préalable.
   On peut à bon droit se demander pourquoi. Quelle urgence commandait de relancer ainsi le débat autour de la mémoire de la Shoah alors même que la France a connu à cet égard des politiques publiques sans équivalent en Europe : procès pour crimes contre l’humanité, réparations morales et financières, nouvelles commémorations, modifications des programmes scolaires.
   S’agit-il d’œuvrer pour que la vérité historique soit correctement enseignée ?
On rappellera alors que c’est le candidat devenu président qui déclarait, durant la campagne électorale, que la France n’avait, sous l’Occupation, « commis aucun crime contre l’humanité ». Comprenne qui pourra.
   S’agit-il de lutter contre l’antisémitisme et le racisme ?
On rappellera alors que l’énorme travail de mémoire fait en France sur la Shoah a été accompli au moment où l’antisémitisme explosait de toutes parts, notamment à l’école.
   On rappellera surtout que la singularité de la Shoah est déjà difficile à comprendre pour des adultes confrontés à la réalité des génocides et autres massacres de masse commis depuis 1945.  
   Que dire alors de jeunes enfants, qui auront beaucoup de mal à comprendre pourquoi ils doivent ne « parrainer » que ces victimes-là.    S’agit-il de permettre aux enfants de s’approprier une histoire commune, porteuse de valeurs ?
Mais le choix des enfants juifs exterminés pour être nés juifs n’est édifiant en rien, sinon de l’immense barbarie du XXe siècle. [...] Quelle image « positive » véhicule la Shoah ? Quelle est l’exemplarité de ces petites victimes innocentes ?
   Une fois encore, seule émerge du passé une mémoire mortifère, seule est digne d’être remémorée avec éclat une histoire criminelle.    De l’Histoire, de sa profondeur, de sa complexité, on ne nous montre plus aujourd’hui qu’un usage utilitaire.
   Le passé est devenu un entrepôt de ressources politiques ou identitaires, où chacun puise à son gré ce qui peut servir ses intérêts immédiats. Il est inquiétant de voir qu’une fois de plus, le – mauvais – exemple est donné au plus haut niveau, que la « mémoire » et la défense de bons sentiments ne servent qu’à faire passer les ombres de la politique réelle » .

   Dans un entretien avec Alexandre DUYCK publié le 17 Février 2008 dans Le Journal du Dimanche, l'historienne de la Shoah, Annette WIEVIORKA déclarait « avoir été choquée, puis révoltée » par l'initiative du président de la République et réagissait tout aussi vivement :

   « Que veut-on faire?
   Jumeler un enfant vivant et un enfant mort ?
   Donner au vivant la charge d'un fantôme, l'introduire dans la mort ?    Doubler sa vie de la mort d'un autre ?
   C'est insupportable.
  « On ne traumatise pas un enfant en lui faisant ce cadeau de la mémoire d'un pays », a dit vendredi Nicolas Sarkozy. Un cadeau ? Mais ce terme est insultant ! La mémoire de ces enfants assassinés n'est certainement pas un cadeau. C'est une tragédie, une charge. Les enfants de 10 ans, on peut leur faire d'autres «  merveilleux cadeaux » que celui-là.
   Alors comme Simone Veil, je trouve cette proposition « inimaginable, insoutenable, dramatique et surtout injuste ».
   Nos enfants, nos petits-enfants n'ont pas à porter des crimes qui ne sont pas ceux de leur génération. Il faut bien mal connaître les enfants pour faire une telle proposition, tout à fait indécente. À ce compte-là, si l'on veut aller plus loin encore dans l'obscénité, pourquoi pas servir la soupe d'Auschwitz à la cantine des écoles une fois par an ? »

   Annette WIEVIORKA considère cette nouvelle initiative du président de la République comme « une lubie », « un " coup " mémoriel » voué à l'échec comme la lecture de la lettre de Guy Môquet :

  «  Ces injonctions, hors de propos, dont on comprend mal la logique, me semblent néfastes. Elles imposent un usage politique étroit de l'Histoire. De façon curieuse, elles plongent les enfants et les adolescents dans le culte d'enfants et d'adolescents de leur âge morts.    Je trouve étrange et malsain que ce Président, qui prétend représenter la jeunesse, ne donne aux jeunes comme modèles que des jeunes assassinés, qui n'ont pas demandé à mourir [...]
   La façon dont il intervient dans le débat aboutit à faire de ces sujets, sur lesquels il y avait accord, des sujets de discorde. Parce qu'il s'agit de sa part d'injonctions qui ne sont ni pensées ni conçues dans la concertation. Encore une fois, ce sont des coups. Il n'y a ni réflexion ni profondeur ».

   Selon elle, « aborder le génocide des juifs à l'école primaire est une mauvaise chose », car « la spécificité de la Shoah n'est guère compréhensible aux écoliers », et il n'y a a pas de risque d'oubli, dans la mesure où « l'enseignement de la Shoah en France est très satisfaisant » et que « cette période historique est sans doute celle sur laquelle on insiste le plus au cours de la scolarité, celle pour laquelle les moyens les plus considérables sont déployés ».
   Elle dénonce cette injonction adressée aux enseignants et aux historiens :

   « Les enseignants n'aiment guère cette incursion du politique dans leurs classes. Certes, il leur reste la liberté de travailler selon leur conscience. Mais je trouve la démarche de Nicolas Sarkozy significative d'un manque de confiance à leur égard.
   Avec lui, l'État se mêle trop de l'enseignement de l'Histoire. Cela me choque beaucoup. Que l'État organise des célébrations, des commémorations, c'est normal. Mais un président de la République n'a pas à faire le métier des enseignants à leur place. C'est insultant.
   Il existe des procédures régissant la rédaction des programmes, il existe un ministère de l'Éducation nationale, avec des enseignants, des inspecteurs... Il n'a pas non plus à délivrer des bouts d'idéologie en permanence.
   C'est dangereux pour la liberté des historiens et pour la démocratie. Je fais en cela le rapprochement entre la proposition de Nicolas Sarkozy sur la mémoire des enfants juifs morts et ses discours de Saint-Jean-de-Latran et de Riyad sur la religion. On n'a jamais vu ça en France, un président de la République intervenant sans cesse à-propos ou hors de propos dans des domaines qui ne relèvent pas nécessairement de sa fonction. Nous avons en France une séparation entre l'Eglise et l'État et c'est très bien comme ça. Et ce n'est pas à lui de la remettre en cause. Ni de décider des enseignements que doivent recevoir les écoliers ».

    Le 17 février 2008, le secrétariat général de L'Association des professeurs d'histoire et de géographie ( APHG ) a publié un communiqué par lequel cette association « désapprouve totalement la proposition présidentielle »   

                              « CM2 SHOAH : ATTENTION DANGER

   Des milliers d'enseignants n'ont pas attendu 2008 pour enseigner en histoire à travers des exercices très divers ce que fut la Shoah. Dans la gravité du sujet, le sérieux du travail, la modestie dans les résultats, l'efficacité du message transmis. Loin de la frime et de l'esbroufe. L'APHG peut en parler d'expérience. Le Président de la République vient de décider que les élèves de CM2 prendraient en mémoire l'un des 11 500 enfants juifs de France qui ont été victimes de la Shoah. Une fois de plus, c'est une intervention intempestive du pouvoir politique dans l'utilisation de la mémoire et par contrecoup de l'Histoire. Autant l'État est dans son rôle en décidant des commémorations nationales, autant un pouvoir s'égare quand il réglemente ce qu'est l'Histoire.
   Une fausse bonne idée lancée sans la moindre réflexion sur les conditions de la mise en oeuvre et sur les garde-fous à placer pour éviter les effets pervers et dangereux que connaissent ceux qui ont l'expérience de cet enseignement de la Shoah.
   Coup de cœur, coup de pub à l'adresse d'un public ciblé ? En matière éducative, on peut commencer par l'émotion, on ne peut durer que par la raison. Et ici la raison veut que pour adopter par mémoire des enfants connus sous de simples noms. il faille un minimum de liens entre les vivants et les morts. Ces liens sont inscrits dans des lieux de mémoire commune et dans des traces, sur la pierre, dans des livres et dans des souvenirs transmis.
   Ironique convergence de dates : le 5 février 2008 dans I'amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, le « Prix Corrin jour de la Shoah » récompensait le travail mené depuis 2001 par une professeure des écoles et plusieurs générations de ses élèves. Ils avaient reconstitué avec l'aide des habitants la vie de deux petites filles juives réfugiées avec leurs parents dans le village de Montescot ( Pyrénées Orientales ). Elles furent élèves dans l'école du village de 1940 à 1942, raflées, déportées et exterminées à Sobibor. Au départ de l'enquête, elles n'étaient que deux noms sur des listes d'enfants déportés. Le Conseil municipal de ce village voulant en garder collectivement et durablement la mémoire a donné à l'école le nom de Lea et Elizabeth Schnitzler. Nous avons été les témoins émus et reconnaissants de ce travail d'histoire dans la transmission de la mémoire.
   Compte tenu de ces multiples travaux, inlassablement, l'APHG rappellera que le devoir d'histoire, assuré par l'Éducation Nationale s'impose inséparablement de la transmission de la mémoire. C'est pourquoi elle désapprouve totalement la proposition présidentielle, particulièrement inopportune ».                             

Le secrétariat général de l'APHG
Eric Till et Hubert Tison

   De son côté, le Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire, association qui regroupe des enseignants-chercheurs et des professeurs du secondaire sous la présidence de Gérard NOIRIEL, partage les nombreuses réactions critiques suscitées par la proposition de Nicolas SARKOZY dans un communiqué intitulé " Les Bataillons scolaires de la mémoire ( suite) " :

   « Elles soulignent les risques d’accentuation de la communautarisation et des concurrences mémorielles, d’importation démesurée des affects dans la relation au passé, d’empiètement du pouvoir politique sur les prérogatives pédagogiques des enseignants, et enfin des conséquences psychologiques d’une telle mesure sur les enfants.
   Il a été remarqué à juste titre que la décision semble exclure de cette politique mémorielle les enfants juifs non nationaux.
   Ajoutons que l’instrumentalisation politique d’un drame aussi singulier que le génocide des Juifs, qui camoufle au passage les responsabilités de l’ensemble des acteurs de la collaboration, ne permet pas une véritable quête d’intelligibilité de cet épouvantable moment historique.
   Il y a bel et bien là un processus de déshistoricisation par le choc de la violence qui réduit la raison au silence »

Le rapport Kaspi et le débat autour de l'inflation des commémorations :
vers un Memorial Day à la française ?

   Dans une interview publié dans Le Figaro du 11 mai 2008, sous le titre " Le 11 Novembre, jour de la paix et de la mémoire ", le secrétaire d'État à la Défense et aux Anciens Combattants Jean-Marie BOCKEL a suggéré de faire de la commémoration de l'Armistice du 11 novembre 1918 un « Memorial Day » à la française.
   Répondant aux questions de Claire BOMMELAER, au sujet de la multiplication des commémorations en France, il a déclaré :

   « Alain Marleix, mon prédécesseur, avait commandé à André Kaspi un rapport sur la multiplication des commémorations. Je vais le rendre public prochainement, et cela sera l'occasion de réfléchir sur ce que nous voulons faire de toutes ces journées.
   Sans attendre ni préjuger des conclusions du rapport Kaspi, je pense que l'on peut faire évoluer les choses.
   Pourquoi ne pas faire, comme beaucoup de pays, un « Memorial Day » ?
   Pourquoi ne pas instaurer une date dédiée aux hommes et aux nations, autour des valeurs de la République, de la paix, du respect des droits de l'homme ?
   Peut-être que le 11 Novembre pourrait remplir ce rôle.
   Il n'est pas question de se figer dans le passé. Nous devons adopter une démarche de mémoire, dans un esprit de réconciliation ».

    En décembre 2007, le secrétaire d'État à la Défense chargé des anciens combattants a créé une commission, présidée par André KASPI, qui a pour mission de réfléchir à l'avenir et à la modernisation des commémorations et célébrations publiques.
   La Commission sur la modernisation des commémorations publiques, dite Commission Kaspi, devait rendre ses conclusions à la fin du premier semestre 2008.

   Fin octobre-début novembre 2008, alors que la fièvre mémorielle liée au 90e anniversaire de l'armistice de 1918 montait en puissance, marquée par de nombreuse célébrations et une inflation de publications diverses et de productions télévisées consacrées à la 1ère guerre mondiale, les conclusions de la Commission Kaspi n'étaient toujours pas connues, mais la revue L'Histoire consacrait un dossier au " 11 novembre 1918 ", qui s'achève sur un article signé par Jean-Jacques BECKER intitulé " En finir avec le 11 novembre ? ".
   L'historien de la Grande Guerre, président du Centre de recherche de L'Historial de Péronne, y expose les
raisons qui justifient selon lui le maintien de la commémoration du 11 novembre et, allant dans le sens des propositions du secrétaire d'État à la Défense et aux Anciens combattants, il propose de placer cette commémoration dans une perspective européenne, et « d'y associer les morts de toutes les guerres et de tous les pays européens » :

   « Ce qu'il faut continuer à commémorer, c'est la fin de la guerre, ce sont les sacrifices inouïs qu'ont alors acceptés les jeunes hommes de France, mais aussi d'Allemagne, du Royaume -Uni et de ses dominions, d'Italie, de Serbie, de Russie, des régions qui composaient l'Autriche-Hongrie, de Turquie...
   Ce sont les 8 à 10 millions de morts et tous ceux , innombrables, qui ont souffert dans leur chair leur vie durant [...]
   Il faut aussi se souvenir, au-delà de la propagande dont il a été fait usage, que l'armistice a couronné la victoire du camp qui proclamait se battre pour les progrès de la démocratie, surtout après la chute de l'autocratie tsariste et l'entrée dans la guerre de la grande démocratie américain.
   La commémoration du 11 novembre, c'est enfin celle d'une idée, sortie timidement de 14-18, avant de s'affirmer après la Seconde Guerre mondiale, idée selon laquelle il n'était plus possible que les peuples installés sur ce petit continent continuent à s'entre-massacrer. Le 11 novembre 1918 a été le point de départ de la construction de l'Europe. Voilà qui donne tout son sens et pour longtemps à cette commémoration. Dans cet esprit, il n'est pas malséant d'y associer les morts de toutes les guerres et, pourquoi pas, de tous les pays européens ».

   Le 9 novembre 2008, à la veille de la commémoration du 11 novembre 1918, Le Parisien était le premier média à dévoiler les conclusions du rapport de la Commission Kaspi.
   Dans un article intitulé " Le rapport qui veut limiter les commémorations ", Bruno FANUCCHI, en même temps qu'il soulignait le fait que Nicolas SARKOZY avait choisi de célébrer ce 90e anniversaire, non pas à Paris devant la tombe du soldat inconnu, mais à Verdun et Douaumont, dégageait les grandes lignes de ce rapport qualifié d'« iconoclaste » qui considère que « les commémorations publiques ou nationales sont trop nombreuses », relevant qu'il y en a aujourd'hui une douzaine et qui propose de les ramener au nombre de trois :

  « Il n’est pas sain, qu’en l’espace d’une demi-décennie, le nombre des commémorations ait doublé. Il n’est pas admissible que la nation cède aux intérêts communautaristes et que l’on multiplie les journées de repentance pour satisfaire un groupe de victimes, car ce serait affaiblir la conscience nationale, susciter d’autres demandes et diluer la portée de commémorations [...] »
   « La Seconde Guerre mondiale fait l’objet d’un nombre exagéré de commémorations [...] »
   Car « trop de commémorations revêtent un caractère spécifique et catégoriel » ( comme la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv’ ou la journée d’hommage aux harkis ), ce qui n’est pas sans conséquences puisque observe le rapport « le clientélisme ou le communautarisme mémoriel provoque des revendications nouvelles et incessantes ». Concrètement, le rapport Kaspi propose donc de ne garder que trois dates faisant l’objet d’une commémoration nationale : « Le 11 novembre pour commémorer les morts du passé et du présent, le 8 mai pour rappeler la victoire sur le nazisme et la barbarie, le 14 juillet qui exalte les valeurs de la Révolution française » et qui constitue notre Fête nationale depuis cent vingt-cinq ans ! À l’exception de ces trois dates, note encore le rapport, ces commémorations connaissent « une véritable désaffection ». Par chance, ces trois dates retenues correspondent à des jours fériés qui seront donc préservés et resteront chômés.
    Mais que faire des autres dates emblématiques ? « Elles deviendront des commémorations locales ou régionales » pouvant revêtir un aspect exceptionnel comme ce fut le cas en 2004 pour les débarquements alliés de 1944. » L’idée est donc de décentraliser et de laisser jouer les collectivités locales pour conserver, ici ou là, des dates symboliques et transmettre aux nouvelles générations la mémoire de ces dates et des sacrifices et valeurs qu’elles représentent ».

   Les 12 commémorations publiques nationales annuelles
Dernier dimanche d’avril : souvenir de la déportation
8 mai : victoire de 1945
10 mai : abolition de l’esclavage
2e dimanche de mai : fête nationale de Jeanne d’Arc
8 juin : hommage aux morts d’Indochine
17 juin : hommage à Jean Moulin
18 juin : appel historique du général de Gaulle le 18 juin 1940
14 juillet : fête nationale
16 juillet : hommage aux Justes de France
25 septembre : hommage aux harkis
11 novembre : armistice du 11 novembre 1918
5 décembre : hommage aux morts de la guerre d’Algérie

Le site officiel du ministère de la Défense ne recense quant à lui que 9 cérémonies nationales.

 Dans Le Figaro daté du 10 novembre, Jean-Marc LECLERC signait un article intitulé " Le rapport qui dénonce un excès de commémorations ", dans lequel il relève que la moitié des douze commémorations publiques nationales actuelles ont été instaurées sous la présidence de Jacques CHIRAC, et considère que les conclusions du rapport Kaspi répondent au « Assez de repentance ! » « lâché » par Nicolas SARKOZY, lorsqu'il lui avait succédé.
 En évoquant les premières réactions de Jean-Marie BOCKEL, secrétaire d'État à la Défense chargé des anciens combattants et de Jean-rançois COPPÉ, chef de file des députés UMP à l'Assemblée nationale, il laisse entendre qu'il ne sera pas facile de mettre en œuvre les conclusions du rapport Kaspi :

   « Hier, le secrétaire d'État à la Défense et aux Anciens Combattants, Jean-Marie Bockel s'est dit contre " l'inflation mémorielle », mais aussi opposé « à la remise en cause des commémorations existantes ". Le patron des députés UMP, Jean-François Copé, s'est pour sa part déclaré hostile à la suppression de ces « rendez-vous nationaux.
   Au-delà du choix des dates, c'est l'organisation même des événements qui sera revue. «Les cérémonies doivent évoluer, pas pour le bénéfice ou le plaisir de changer, mais pour toucher un public plus jeune qui n'a pas connu ce que nous commémorons», indiquait le chef de l'État, le 10 janvier dernier. Son secrétaire d'État aux Anciens Combattants annonce que les écoles seront davantage associées. Les célébrations devraient aussi être plus magistrales. Le 11 novembre 2008 donnera le ton. »

 Qu'en sera-t-il également de la volonté renouvelée d'associer davantage les écoles à ces commémorations ?

Le 12 novembre 2008, André KASPI a remis officiellement son rapport à Jean-Marie BOCKEL, secrétaire d'État à la Défense, chargé des anciens combattants.

Le rapport Kaspi peut être téléchargé sur le site su ministère de la Défense ou de la Fondation de la Résistance à la rubrique Actualités pédagogiques.


Le rapport de la
Commission sur la modernisation des commémorations
présenté par André Kaspi

sur le site de la Fondation de la Résistance

Le rapport de la Mission parlementaire d'information sur les questions mémorielles

    Le 25 mars 2008, une Mission d'information sur les questions mémorielles a été créée à l'initiative de la conférence des présidents de l'Assemblée nationale.
   Composée de 33 députés appartenant à tous les groupes parlementaires, cette mission était présidée par Bernard ACCOYER, président de l'Assemblée nationale, qui en était également le rapporteur.
   D'avril à octobre 2008, 69 personnalités ont été entendues dans le cadre d'auditions ouvertes à la presse et de six tables-rondes, dont on peut consulter les comptes rendus et visionner les enregistrements vidéos sur le site de l'Assemblée nationale :

« Le rôle du Parlement dans les questions mémorielles »
Thème général : rôle spécifique des élus de la Nation dans la promotion du travail de mémoire

« Le processus commémoratif »
Thème général :« Le processus commémoratif ». Jours de gloire et jours sombres ; pourquoi et comment les commémorer ?

« Une histoire, des mémoires »
Thème général :« La concurrence des mémoires » est-elle occasion de dialogue ou ferment de  communautarisme ?

L’école, lieu de transmission
Thème général : Entre histoire et mémoire, quelle peut être l’approche du passé en milieu scolaire ?

Questions mémorielles et liberté d’expression
Thème général : Les initiatives mémorielles risquent-elles de créer une censure déguisée ?

Questions mémorielles et recherche historique
Thème général : dans quelles conditions les historiens peuvent-ils travailler sereinemen

   Le 18 novembre 2008, Bernard ACCOYER a présenté à la presse le rapport de la Mission d'information sur les questions mémorielles dont voici un résumé :.

   Adopté à l'unanimité sous le titre " Rassembler la nation autour d'une mémoire partagée ", ce rapport exprime la volonté unanime des membres de la Mission de maintenir et de pérenniser quatre lois dites « lois mémorielles » :

- Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe
- Loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915
- Loi n ° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité
- Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés

   Dans le même temps, il reconnaît que légiférer sur des fait historiques ne convient pas dans un pays démocratique, que le Parlement doit respecter la liberté de travail des historiens, tout en continuant d'émettre des jugements, des recommandations et d'adopter des résolutions n'ayant pas force de loi et ne pouvant pas pénaliser les historiens.
   Il souhaite que le Parlement conserve le pouvoir de légiférer sur le calendrier des commémorations.et que soit redéfini le rôle des collectivités et des associations dans le déroulement de ces commémorations, en incitant à la décentralisation et à la régionalisation.
   S'agissant du rôle de l'école, il déclare clairement qu'il ne revient pas au Parlement d'écrire les programmes, mais d'évaluer a posteriori les politiques d'enseignement, et il affirme l'attachement des membres de la Mission au caractère obligatoire de l'enseignement de l'histoire dans le 1er et le second degré.
   Il entend faciliter le travail des historiens en faisant appliquer la nouvelle loi relative à l'accès aux archives.
   Il appelle de ses voeux la création d'une filière professionnelle pour valoriser les études d'histoire.
   Enfin, il veut développer la dimension européenne de la mémoire, œuvrer à la réunification des mémoires en Europe et trouver un moment pour célébrer la fête de l'Europe.

   Interrogé par une journaliste sur la position de la Mission parlementaire à l'égard du rapport Kaspi qui préconise de ramener le nombres des commémorations nationales de 12 à 3, Bernard ACCOYER a déclaré que les membres de la Mission n'avaient pas considéré qu'il fallait revoir le calendrier des commémorations et que si cela devait néanmoins arrivé, le Parlement devrait être consulté.

   Le 19 novembre, dans un article intitulé " Le mea culpa des députés sur les lois mémorielles " publié dans Le Monde, Patrick ROGER s'interrogeait dans sa conclusion sur la portée de ce rapport :

« Les questions de la légitimité du Parlement à légiférer sur des événements historiques et de la constitutionnalité des dispositions adoptées risquent de resurgir à l'avenir.
   L'ancienne conseillère d'État Françoise Chandernagor évoque, en parlant de ces textes, des « ovnis qui parfois se muent en missiles ».
   Ni la loi « Gayssot » sur la répression du racisme, de l'antisémitisme et de la xénophobie, ni la loi reconnaissant le génocide arménien de 1915, ni la loi « Taubira » reconnaissant la traite et l'esclavage comme un crime contre l'humanité n'ont été déférées au Conseil constitutionnel.
   Il n'est pas acquis que, dans ce cas, elles auraient été approuvées dans leur intégralité.
   Dans un futur proche, sera ouverte la possibilité pour un justiciable poursuivi en application d'un de ces textes de saisir le Conseil constitutionnel en soulevant la nouvelle « exception d'inconstitutionnalité ».
   Il est probable que ceux qui entendent contester la réalité de crimes contre l'humanité ne se priveront pas d'utiliser cet instrument.
   Sur ce point, le travail de la mission reste inachevé. »


Le rapport de la Mission d'information sur les questions mémorielles
présenté à la presse par Bernard Accoyer
 
  

La Maison de l'histoire de France, un projet contesté

  En août 2007, le président de la République, Nicolas SARKOZY a demandé au Premier ministre et à la ministre de la Culture et de la Communication que soit expertisée la création d'un centre de collections et de recherche consacré à l'histoire civile et militaire de la France.
  En novembre 2007, Hervé LEMOINE, conservateur du patrimoine, a été missionné pour « proposer des solutions concrètes en vue de la réalisation du centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France, souhaité par le Président de la République ».
   En avril 2008, Hervé LEMOINE a remis au ministre de la Défense et de la Cuture son rapport qui proposait de nommer ce centre « La Maison de l'histoire de France » et de l'implanter sur le site des Invalides.


Avril 2008 - Le rapport Lemoine
La Maison de l'histoire de France
Pour la création d'un centre de recherche et de collections permanentes
dédié à l'histoire civile et militaire de la France

   Le 13 janvier 2009, à l'occasion de la cérémonie des vœux aux acteurs de la culture réunis à Nîmes, le président de la République, Nicolas SARKOZY, a annoncé « la création d'un musée de l'histoire de France » :

   [...] Un mot sur la connaissance de notre histoire. Là-aussi, on ne connaît notre histoire que par les moments où les Présidents de la République successifs s’excusent des périodes où, hélas, l’histoire a été tragique.
    Or je suis fasciné par l’idée que la France est riche de ses musées d’art, mais qu’il n’y a aucun grand musée d’histoire digne de ce nom ! Il n’existe aucun lieu pour questionner notre histoire de France dans son ensemble.
    Nous avons donc décidé la création d’un Musée de l’Histoire de France. Ce musée sera situé dans un lieu emblématique de notre histoire, un lieu qui reste à choisir et qui sera choisi : il y a plusieurs idées qui font sens mais il faut en débattre, échanger, il faut que cela polémique un peu, que chacun fasse valoir ses arguments.
   Parce que l’histoire de France, c’est un tout, c’est une cohérence. En général, on l’attaque par petit bout, les pages glorieuses, les pages un peu plus délicates, alors qu’on devrait l’affronter dans son ensemble.
   Aussi je souhaite qu’il y ait un musée de l’histoire de France, qui pourrait d’ailleurs être une fédération de musées et des monuments, qui travailleraient en réseau et collaboreraient avec de grandes institutions étrangères. Un musée doté d’un Centre, situé dans un endroit symbolique.
    Il me semble que cette initiative renforce aussi l’identité qui est la nôtre, l’identité
culturelle : c’est une autre initiative que je laisse à votre réflexion [...]

   Cette annonce n'a pas manqué de relancer le débat sur les lois mémorielles.

   Dans la rubrique " Analyse " du journal Le Monde daté du 24 janvier 2009, Thomas WIEDER commentant cette annonce, relevait que Nicolas SARKOZY, voulait fonder lui aussi « son musée », tout en se démarquant de ses prédécesseurs « accusés de ne parler du passé que lorsqu'ils " s'excusent des périodes où, hélas, l'histoire a été tragique " » :

   [...] Le pluriel, ici, était sans doute de trop, car l'on ne voit guère qui d'autre que M. Chirac était visé par l'actuel chef de l'État. Reprenant l'une des antiennes de ses discours de candidat à la présidentielle, M. Sarkozy s'est donc posé une nouvelle fois en contempteur de la « mode de la repentance » dont M. Chirac s'était fait le porte-étendard, à travers la reconnaissance de la responsabilité de l'État dans la persécution des juifs, l'abrogation de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 sur le « rôle positif » de la colonisation, ou encore l'instauration d'une Journée du souvenir de l'esclavage et de son abolition [...]

   Thomas WIEDER a perçu dans le projet de Nicolas SARKOZY une « vision du passé national, volontiers martiale et résolument impénitente », mettant l'accent « sur le cadre national », et qui « laisse les historiens perplexes » :

   [...] Certes, l'accent mis par M. Sarkozy sur le cadre national rassure ceux qui y voient une mise à distance salutaire de ses tentations communautaristes. Et, en ce sens, beaucoup approuvent sa volonté de mettre un frein à la prolifération des « lois mémorielles » qui, à leurs yeux, ont le double défaut d'attiser la « guerre des mémoires » et d'entraver leur liberté de chercheurs.
    Mais la conception d'une histoire de France convoquée à des fins édifiantes – pour « renforce(r) l'identité qui est la nôtre », selon les termes employés par M. Sarkozy –, semble pour nombre d'historiens totalement anachronique [...]

   Le 16 février 2009, Christine ALBANEL, ministre de la Culture et de la Communication, a confié à Jean-Pierre RIOUX, inspecteur général honoraire d'histoire, spécialiste de l'histoire politique et culturelle de la France, une mission d'expertise concernant les sites susceptibles d'accueillir le futur musée. Assisté de Dominique BORNE, doyen honoraire de l'inspection générale de l'Éducation nationale, et de Charles PERSONNAZ, administrateur civil du ministère de la Défense. Sa lettre de mission énonçait les critères de sélection établis par la ministre, à savoir le caractère historique du lieu, l'accessibilité au public français et étranger, la capacité à y accueillir des expositions, la présence de collections historiques, et évoquait cinq sites : l'hôtel de Soubise, les Invalides, Versailles, Vincennes et Fontainebleau.
   Le 4 mai 2009, Jean-Pierre RIOUX, après avoir visité, étudié, expertisé une quinzaine de sites, a remis son rapport qui relevait cinq sites possibles : Vincennes, les Invalides, Fontainebleau, le Grand Palais et le Palais de Chaillot.


Mai 2009 - Le rapport Rioux
Sites susceptibles d'accueillir
un Musée de l'histoire de France

   En septembre 2009, Frédéric MITTERRAND, ministre de la Culture, a nommé Jean-François HÉBERT, ancien directeur de cabinet de Christine ALBANEL, président du château de Fontainebleau, et l'a chargé de la préfiguration de la Maison de l'histoire de France voulu par le président de la République, Nicolas SARKOZY.
   En avril 2010, Jean-François HÉBERT a remis à Frédéric MITTERRAND un rapport qui retenait sept sites possibles : les Invalides, l’Hôtel de la Marine, le quadrilatère des Archives nationales, le bâtiment des Arts et traditions populaires dans le Bois de Boulogne, le Château de Vincennes, l'île Seguin et le Château de Fontainebleau.


Avril 2010 - Le rapport Hébert
Éléments de décision
pour la Maison de l'histoire de France

   Le 12 septembre 2010, à l'occasion de son déplacement en Dordogne pour le 70e anniversaire de la découverte de la grotte de Lascaux en compagnie de Frédéric MITTERRAND, ministre de la Culture et de la Communication, le Président de la République, Nicolas SARKOZY, a annoncé que la future Maison de l'histoire de France, serait implantée sur le site parisien des Archives nationales, dans le quartier du Marais.

   Le 27 septembre 2010, Frédéric MITTERRAND a chargé Philippe BÉLAVAL, directeur général des Patrimoines, d'« accompagner l'assosiation de préfigutation de la Maison de l'histore de France, dans toutes les étapes de la miose en opeuvre du projet » et d'établir « la répartition envigeable des espaces au sein du quadrilatère Rohan-Soubise entre les Archives nationales et la Maison de l'histoire de France ».

   La création de la Maison de l'histoire de France, puis l'annonce de son implantation sur le site des Archives nationales n'ont pas manqué de susciter une vive polémique qui secoue le personnel des Archives nationales et la communauté des historiens.
    L'intersyndicale des Archives nationales s'est mobilisée pour exprimer son opposition à ce projet : grève, occupation de l'Hôtel de Soubise, conférences de presse, réunions publiques, pétition « Appel pour sauver les Archives » réclamant « le maintien de la Direction des Archives de France comme direction d’administration centrale de plein exercice, le maintien de l’organisation actuelle du réseau des services publics d’archives et le maintien et le renforcement de son personnel statutaire ».

   Le 17 octobre 2010, dans le cadre des des Rendez-Vous de l'Histoire de Blois, les responsables du projet ont présenté ce que serait l'institution Maison de l'histoire de France et répondu aux critiques formulées par plusieurs historiens. Jean-François HÉBERT a déclaré que son ouverture est prévue pour 2015 et que, pour asseoir sa légitimité, un « conseil scientifique de 30 à 40 membres », serait nommé dans le courant du mois de novembre.

   Le 23 octobre 2010, le Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire ( CVUH ) a mis en ligne sur son site une expertise du projet de Maison de l'histoire de France de l'historienne Isabelle BACKOUCHE.

   Dans Le Monde du 28 octobre 2008, Laurent GERVEREAU dans un article intitulé " La Maison de la l'histoire de France doit être mise à l'abri de l'esprit de chapelle ", a appelé à inventer « un lieu pédagogique, pas un mausolée du roman national » :

   [...] Il faut donc sortir des faux débats et penser notre présent et notre futur. Regardons la composition de nos classes où les enfants sont souvent issus de différents continents. Regardons les adolescents qui dialoguent sur le Net avec le reste du monde - comme d'ailleurs nos entreprises.
    Nos identités sont toutes imbriquées, faites d'appartenances locales, nationales, internationales, de goûts et de convictions, d'attachements personnels. Elles correspondent à une histoire qui n'est pas seulement globale mais est une histoire stratifiée du local au global.

   Pour bien comprendre ce qui forge notre vivre en commun, il faut donc construire des repères sur une histoire-territoire, partant de la préhistoire jusqu'à notre réalité d'aujourd'hui. Elle conduit chacune et chacun à connaître l'évolution locale dans la longue durée (Limoges), au sein d'une histoire plus large (la construction et l'évolution de la France), avec toutes les incidences d'échanges et d'affrontements continentaux (l'Europe) dans le cadre d'une histoire globale (en plus dans un pays à l'histoire coloniale forte et dont le territoire excède aujourd'hui l'Europe).
    Chacune de ces strates est essentielle en permettant de disposer d'une vision complète, seule apte à se situer dans le monde aujourd'hui, en privilégiant comme outil et connaissance l'histoire du visuel : fort, palpitant, instructif  [...]
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   Dans Le Monde daté du 3 novembre 2010, le ministre de la Culture, Frédéric MITTERRAND, dans un article intitulé " La Maison de l'histoire de France est une chance pour la recherche ", a déclaré que sa mission était de « donner des repères au public, loin des débats ideologiques » :

  «  Il s'agit d'une maison, et non d'un musée, qui aura pour ambition de rendre toutes les facettes de notre histoire accessibles : ses ombres et ses lumières, ses grands noms et ses inconnus, ses passages obligés comme ses chemins de traverse. Elle sera un lieu où le passé vit au contact de la modernité, ouvert aux débats, aux invitations et aux rencontres, relié naturellement aux autres établissements qui traitent de l'histoire : musées, sites historiques, universités, centres de recherche... Une maison qui s'inscrit ainsi dans toute la géographie du savoir et de l'étude qui s'étend sur l'ensemble de notre territoire et bien évidemment au-delà de nos frontières. Car aborder notre histoire en faisant abstraction de celle du reste du monde serait tout simplement absurde. [...] »

   Le 11 novembre 2010, l'historien Pierre NORA a signé dans ce même quotidien une " Lettre ouverte à Frédéric Mitterrand sur la Maison de l'histoire de France " dans laquelle il considérait ce projet « inutile » et « trop marqué par le funeste débat sur l'identité nationale » :

   « L'aggiornamento des musées était nécessaire avec le Grand Louvre, celui des bibliothèques avec une nouvelle bibliothèque, celui des archives avec le centre de Saint-Denis. Cette initiative-là n'a rien d'indispensable. Cette initiative-là n'a rien d'indispensable. Ce n'est pas sans raison que, en France, toute tentative de musée national unifié a échoué, celle de Louis-Philippe à Versailles comme celle de Napoléon III au Louvre.
   Dans ce pays aux héritages et aux traditions si divers et contradictoires, et où l'opinion depuis la Révolution reste divisée entre au moins deux versions de l'histoire de France, la sagesse est précisément d'en rester à une pluralité de musées, lesquels témoignent, chacun à sa façon, de leur vision et de leur époque. Pourquoi voudriez-vous que la présente tentative réussisse, au moment le moins bien choisi pour l'entreprendre ?  [...]
   Le second argument est peut-être plus grave. Ce projet aura beaucoup de mal à se remettre de son origine impure et politicienne. Nicolas Sarkozy l'a lancé en janvier 2009, en pleine remontée du Front national et pour « renforcer l'identité nationale ». Il s'est trouvé pris dans la lumière, ou plutôt dans l'ombre de cette funeste enquête sur ladite identité. C'est là son péché originel [...]
  Et puis, comble de maladresse, on annonce sans plus de consultation préalable que l'implantation se fera aux Archives nationales, où vous-même aviez, quelques mois auparavant, validé un projet de redéploiement des archives restantes, en particulier notariales, au palais Soubise. Et quand le personnel des Archives nationales, mis devant le fait accompli et dépossédé d'une partie de son territoire, se déclare mécontent, vous lui faites remarquer que « l'Etat fait un effort budgétaire considérable pour les Archives nationales en construisant un nouveau centre à Pierrefitte-sur-Seine ». Comme si cette décision5 permettait de reprendre d'une main ce que l'on avait donné de l'autre [...] »

   Le 19 novembre 2010,sur le site du journal Le Monde, Frédéric MITTERRAND a répondu à Pierre NORA que « le projet de Maison de l'histoire de France ne relève pas du défunt débat sur l'identité nationale, même s'il n'y a aucune honte non plus, bien sûr, à réfléchir sur le concept d'histoire de France, comme il l'a fait lui-même tout au long de son œuvre remarquable ».

   Dans Le Monde du 26 novembre 2010, l'historien Vincent DUCLERT a relancé la controverse en signant un article intitulé " Pour un musée de l'histoire en France ", dans lequel il affirme que « le projet actuel a été préparé sans les historiens » hormis Jean-Pierre RIOUX, et considèret qu'il est « urgent de ramener au coeur du projet, plus encore que les historiens, l'Histoire » :

   « Les Français ne cessent de penser en relation avec l'histoire nationale ou avec l'idée qu'ils s'en font. L'acteur politique, autant sinon beaucoup plus que ceux qui produisent le savoir historien, est en permanence impliqué dans cette tension. Annulant l'effort de Jacques Chirac pour traduire un devoir de vérité historienne, son successeur assigne à l'histoire nationale une mission politique, idéologique même, de construction d'une « identité nationale » faisant de la nation un dogme, et méconnaissant combien la France est une constitution vivante et souvent contradictoire. La mission d'un musée de l'histoire en France serait précisément d'exposer cette relation complexe et riche de la nation, de la politique et de la société. [...]
   Ce n'est pas d'une « Maison de l'histoire de France » dont ce pays a besoin, mais d'un « Musée de l'histoire en France ». La nuance peut sembler subtile. Elle est en réalité capitale. Tout dépend alors de la capacité du travail scientifique à assumer cette écriture publique de l'histoire.
   Le défi concerne les historiens. La possibilité d'une histoire nationale, même dans les perspectives dessinées plus haut, se heurtera toujours, pour certains d'entre eux, au présupposé que tout cadre national nourrirait forcément des dérives du type de l'« identité nationale ». Repenser le cadre national est donc un impératif scientifique de première importance pour lui permettre de se dégager des instrumentalisations idéologiques.
   Quelle que sera sa forme, il devra se défier d'une tentation totalisante, celle d'imposer un contenu déterminant « toute l'histoire de France », et celle de dissoudre des établissements existants en les regroupant dans une structure englobante [...] »

   Sous le titre " Péril aux Archives ", publié en novembre 2010 à la rubrique Carte blanche de la revue L'Histoire, Pierre ASSOULINE considèrait que « l'affaire est évidemment politique [...] car cette Maison à venir ne sera pas qu'un musée : elle s'annonce déjà comme un centre de recherche ; or on ne sache pas que sa tutelle, le ministère de la Culture, ait jamais eu vocation à nommer des historiens, non plus qu'à produire du récit historique » [...] »

   Le Monde du 18 décembre 2010 , a publié dans sa rubrique Contre enquête Culture - Décodage, un article de Florence EVIN et de Thomas WIEDER qui résumait les étapes de l'élaboration du projet et les termes du débat : " Maison de l'histoire de France : pourquoi tant de peurs ? À quoi servira la nouvelle institution ? Quelles sont les réticences des historiens ? ". Cet article rappelait que l'intersyndicale des Archives de France continuait d'occuper l'Hôtel de Soubise et y organisait le 18 décembre 2010 une journée de débats autour du thème « Faut-il ctéer une Maison de l'histoire de France ? ». En contre-point était publié dans le même temps sous le titre " Le fait est que ce pays perd la mémoire. Il faut remédier à cela ", un entretien avec le ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric MITTERRAND, qui défend le projet et en expose la nécessité :

   « Il existe  mille musées d'histoire en France, mais aucun n'est spécifiquement consacré à l'histoire de France. Voilà pourquoi nous créons une maison de l'histoire de France qui s'appuiera sur trois piliers. D'abord sur un portai, à visée sncyclopédique présentant un état des lieux de la recherche et des questionnements sur l'histoire ; ensuite une cartographie des musées d'histoire et des lieux de mémoire, chers notamment à Simon Nora. Enfin, à la manière d'une clef de voûte, un lieu de questionnement et de réflexion où il y aura des colloques, des conférences, des films et des expositions temporaires portant sur telle période ou tel aspect de l'histoire. pas uniquement sur l'histoire de France, d'ailleurs, mais aussi, pourquoi pas, sur tel ou tel aspect de nos relations avec des pays comme l'Allemagne ou l'Algérie, par exemple. Au cœur de tout cela, la galerie chronologique donnera un certain nombre de repères essentiels [...] »