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Les mémoires blessées, occultées ou refoulées, puis réveillées ou révélées
Les « oubliés de l'histoire »

La mémoire des « fusillés pour l'exemple » et des « mutins de 1917 »

La mémoire des soldats indigènes des deux guerres mondiales

La mémoire des combattants alsaciens et mosellans des deux guerres mondiales

La mémoire des victimes du génocide nazi et des minorités persécutées pendant la 2e guerre mondiale

La mémoire de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions

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 La mémoire des« fusillés pour l'exemple » et des « mutins de 1917 »

    Le 5 novembre 1998, à l'occasion du 80e anniversaire de l'Armistice de 1918, cette mémoire a fait l'objet d'une reconnaissance tardive exprimée par Lionel JOSPIN à Craonne, sur le Chemin des Dames, dans un discours officiel par lequel le Premier ministre a demandé que ces soldats « réintègrent pleinement notre mémoire collective nationale » (1) .

   Annette BECKER a bien montré comment la mémoire de ce qu'on a appelé la Grande Guerre s'est construite autour des monuments aux morts, élevés dans les communes au lendemain de la 1ère guerre mondiale, en privilégiant la mémoire combattante héroïque et virile, et en rejetant les autres victimes ( fusillés pour l'exemple, soldats indigènes des colonies, prisonniers de guerre, populations civiles occupées ) « dans le silence quasi honteux de l'oubli » (2) .

    Dans les années 1920, une dizaine de monuments aux morts ont été cependant édifiés pour exprimer clairement la révolte et le dégoût de la guerre, par exemple à Gentioux dans la Creuse, à Equeurdreville dans la Manche, à Saint-Martin-d'Estréaux dans la Loire, à Riom dans le Puy-de-Dôme, où a même été érigé un monument à la mémoire des fusillés de 1917.

    Le monument aux morts de Gentioux dans la Creuse, érigé à la suite d'une décision du conseil municipal dirigé par un maire SFIO, Jules COUTAUD, est constitué d'une statue en fonte peinte qui représente un enfant orphelin, qui brandit le poing en montrant la liste des 63 morts de la commune tués au cours de la 1ère guerre mondiale, avec l'inscription explicite :

« Maudite soit la guerre ! »  

   On retrouve cette même inscription « Que maudite soit la guerre » sur le monument aux morts en pierre d'Equeurdreville qui représente la douleur et la souffrance d'une veuve de guerre et de ses deux enfants, orphelins.

    À Saint-Martin-d'Estréaux, c'est aussi à l'initiative du maire, Pierre MONOT, que des inscriptions pacifistes ont été gravées sur trois faces du monument aux morts avec la photographie en médaillon des soldats tombés au combat :

« Si vis pacem, para bellum !
ou si tu veux la paix prépare la guerre
est une devise dangereuse.
Si vis pacem, para pacem !
Si tu veux la paix prépare la paix » 

   « Si tout l'effort produit ...
et tout l'argent dépensé pour la guerre
l'avaient été pour la paix... ?
pour la progrès social, industriel et économique ?
le sort de l'humanité serait en grande partie différent.
   La misère
serait en grande partie bannie de l'Univers et
les charges financières qui pèseront sur les générations
futures au lieu d'être odieuses et accablantes...
seraient au contraire
des charges bienfaisantes de félicités universelles.
   
Maudite soit la guerre et ses auteurs ! »
« La guerre aura-t-elle enfin
provoquéassez de souffrances ou de misères
assez tué d'hommes
pour qu'à leur tour les hommes aient l'intelligence
et la volonté de tuer la guerre...? »

    Dans le cimetière de Riom, deux monuments se font face : le premier honore « les soldats morts au service de la patrie » ; le second est dédié « Aux victimes innocentes des conseils de guerre »  ; il s'agit d'un obélisque en lave de Volvic érigé en 1922 à l'initiative de Julien FAVARD, président de l'ARAC, et des survivants riomois du Chemin des Dames soucieux de perpétuer le souvenir de leurs camarades « mis au poteau , ceux de Vingré, Flirey, Fleury, Fontenoy, Monteauville et Souain » (3).

Le monument aux morts de Riom

    Dans un article titré " 14-18 : l'émergence d'une autre mémoire ", publié par Le Monde du 2 novembre 2005 à l'occasion de la sortie en librairie de Regard de soldat : la Grande Guerre vue par l'artilleur Jean Combier de Nicolas MEAUX et Marc COMBIER, Benoît HOPQUIN revenait sur la question des « fusillés pour l'exemple » de la 1ère guerre mondiale. Il y présentait une photographie tirée de cet ouvrage, qui montrait l'exécution d'un soldat à Flirey en Meurthe-et-Moselle, le 20 avril 1915, après que des soldats aient refusé de monter à l'assaut, avec ce commentaire : « Retrouvée par hasard , une photographie unique témoigne d'épisodes longtemps occultés ».
    Nicolas OFFENSTADT a réagi à cet article sur le site
Clio Web animé par Daniel LETOUZEY, en rappelant que cette photographie n'est pas unique et que de nombreux historiens ont abordé depuis longtemps la question des fusillés de la 1ère guerre mondiale : « Non, la justice militaire et les fraternisations de la Grande Guerre
ne sont pas seulement un sujet " de notre époque " »
.

   Jean MARION a réuni une documentation photographique importante sur les monuments pacifistes, classés par région.

   Le 1er décembre 2007 a été inauguré à Suippes un monument à la mémoire des caporaux de Souain fusillés pour l'exemple le 17 mars 1915.

Le monument aux caporaux de Souain de Suippes

   Jean LAURENT, petit-fils du caporal MAUPAS, Christian LEFOULON, petit-fils du caporal LEFOULON étaient présents à la cérémonie.

 

Jean Laurent ( à gauche ) et Christian Lefoulon ( à droite ) se recueillent
devant le monument érigé à Suippes à la mémoire de leurs grands-pères

   Daniel LETOUZEY a mis en ligne un dossier bien documenté sur Théophile MAUPAS, un des quatre caporaux de Souain fusillés pour l'exemple le 17 mars 1915.

   Le 16 avril 2008, le Conseil général de l'Aisne a adopté à l'unanimité, toutes appartenances confondues, un vœu invitant « solennellement la République française à prendre, dans la générosité qu’elle doit à tous ses enfants, et à l’occasion du 90e anniversaire de la fin de la Grande Guerre, la décision de reconnaître les soldats condamnés pour l’exemple comme des soldats de la Grande Guerre à part entière, comme des Poilus comme les autres, de façon à permettre que leurs noms puissent être légitimement inscrits sur les monuments aux morts des communes de France, à la demande de leurs familles ou des associations et collectivités concernées ».

   Dans une interview publié dans Le Figaro du 11 mai 2008, sous le titre " Le 11 Novembre, jour de la paix et de la mémoire ", le secrétaire d'État à la Défense et aux Anciens Combattants Jean-Marie BOCKEL répondant aux questions de Claire BOMMELAER au sujet des mutins de la guerre 1914-1918, a déclaré son intention de rouvrir ce dossier « avec un esprit différent » :

   « Je réfléchis à une forme de réhabilitation, au cas par cas, des fusillés pour l'exemple lors de la Première Guerre mondiale. Mes services sont en train d'examiner l'ensemble du dossier de façon minutieuse, car tous les cas ne sont pas équivalents. Il y a eu 600 personnes condamnées à mort entre 1914 et 1918 : parmi elles, un certain nombre de droits communs, comme il en existe à chaque guerre. Ils ne sont pas concernés par notre démarche. Nous voulons retrouver ceux qui ont été fusillés pour l'exemple, pour des raisons de refus de combattre ou de mutinerie, comme les mutins de 1917. Mais ces cas existent dès 1914. [...]
    Déjà, en 1932, la France s'était penchée sur ses fusillés pour l'exemple. À l'époque, une première loi de réhabilitation avait été votée, 40 fusillés avaient été réhabilités et, dès lors, leurs noms avaient pu être inscrits sur les monuments aux morts. Depuis, les choses ont évolué, le temps a passé. C'est moins, désormais, une démarche politique qu'une démarche de mémoire et d'histoire. Pour Nicolas Sarkozy, à qui je vais soumettre le dossier, cela serait une occasion de marquer un geste de réconciliation, comme le réclament plusieurs associations d'anciens combattants. En tout cas, la décision sera prise au plus haut niveau. »

   Le 17 mai 2008, lors du rassemblement organisé à Craonne par la Fédération nationale de la Libre Pensée, l’Association républicaine des anciens combattants ( ARAC ), la Ligue des droits de l'homme ( LDH ) et l’Union pacifiste de France pour demander la réhabilitation des fusillés pour l'exemple de la 1ère guerre mondiale, l'historien Gilles MANCERON est intervenu au nom de la LDH pour retracer le long ert persévérant combat mené par LDH durant les années 1920 et 1930 et appelé à reprendre ce combat.

   Le 7 novembre 2008, dans un communiqué de la Ligue des droits de l'homme réclamait la réouverture des dossiers des fusillés pour l'exemple de 14-18 :

  «  À l’occasion de la commémoration du 90e anniversaire de l’armistice de 1918, la Ligue des droits de l’Homme demande que la réhabilitation des fusillés pour l’exemple victimes de condamnations arbitraires des tribunaux militaires soit poursuivie, pour que justice soit rendue à ces hommes et que leur mémoire sorte de l’oubli.
   Comme l’avait demandé en 1998 le Premier ministre Lionel Jospin, leur histoire doit prendre place dans la mémoire nationale de la Grande guerre. Cela doit aussi être le cas pour celle d’autres acteurs du conflit, en particulier les soldats coloniaux, les étrangers européens engagés volontaires victimes de maltraitances, les soldats accusés arbitrairement de mutinerie en 1917 ou les civils condamnés injustement pour espionnage.
   Près d’un siècle après ces évènements, les dossiers des victimes des tribunaux militaires doivent être rouverts et les historiens doivent pouvoir accéder à l’ensemble des archives du conflit.

   Le 11 novembre 2008, à l’occasion du 90e anniversaire de l’armistice de 1918, devant l’Ossuaire de Douaumont, lieu de mémoire symbolique choisi pour célébrer cette commémoration plutôt que la tombe du soldat inconnu à Paris, le président de la République, Nicolas SARKOZY, a évoqué le sort des 600 fusillés pour l'exemple ou pour avoir refusé d'obéir aux ordres qui, « après tant de courage, tant d'héroïsme, sont restés paralysés au moment de monter à l'assaut » :

[...) Cette guerre totale excluait toute indulgence, toute faiblesse. Mais quatre-vingt-dix ans après la fin de la guerre, je veux dire au nom de la nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s'étaient pas déshonorés, n'avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu'à l'extrême limite de leurs forces [...] »

   Certes cette déclaration n’envisage pas la réhabilitation juridique des fusillés de la 1ère guerre mondiale, ce qui impliquerait un rétablissement des pensions pour les ayant-droits, veuves et orphelins, dont un certain nombre vivent encore.
   Elle n’envisage pas non plus de
réhabilitation judiciaire individuelle, ce qui impliquerait de rouvrir les dossiers.
   Mais elle constitue incontestablement
un geste fort, qu’aucun chef de l’État n’avait osé faire avant lui, la confirmation de la reconnaissance exprimée en 1998 à Craonne par Lionel JOSPIN, une réhabilitation mémorielle et politique sur laquelle ne vont pas manquer de s’appuyer le Conseil général de l’Aisne, la Ligue des droits de l’homme, l’ARAC et la Libre Pensée qui continuent de réclamer la réouverture des dossiers et la réhabilitation de tous les fusillés de la 1ère guerre mondiale.

    Le 11 novembre 2008, la Ville de Reims a rendu hommage aux sous-lieutenants Henri HERDUIN et Pierre MILLANT, fusillés sans jugement le 11 juin 1916 à Flerury devant Douaumont au cours de la bataille de Verdun et qui ont été réhabilités en 1926, en inaugurant une plaque commémorative honorant leur mémoire.

La mémoire des soldats indigènes des deux guerres mondiales

   La mémoire des soldats indigènes enrôlés dans les colonies pour aller combattre sous le drapeau français en métropole a elle aussi été longtemps occultée.
   
À Reims un monument avait bien été érigé à la mémoire de l'Armée d'Afrique. Inauguré le 13 juillet 1924 par Edouard DALADIER, ministre des Colonies, il a été détruit par les Allemands au début de l'Occupation en septembre 1940.

Le Monument à l'Armée noire de Reims élevé en 1924

     Aujourd'hui à l'emplacement de ce monument, subsiste deux petits obélisques en béton symbolisant l'union des combattants métropolitains et des combattants indigènes de l'Empire français. 
   En novembre 2008
, à l'occasion du 90e anniversaire de l'armistice de 1918, Adeline HAZAN, maire de Reims, et Jean-Marie BOCKEL, secrétaire d'État à la Défense chargé des anciens combattants, ont annoncé que le monument de 1924 allait être reconstruit à l'identique.

La mémoire des combattants alsaciens et mosellans des deux guerres mondiales

   « Mon grand-père français a été fait prisonnier par les Prussiens en 1870 ; mon père allemand a été fait prisonnier par les Français en 1918 ; moi, Français, j'ai été fait prisonnier par les Allemands en juin 1940, puis enrôlé de force dans la Wehrmacht en 1943, j'ai été fait prisonnier par les Russes en 1945.
   Voyez-vous, Monsieur, nous avons un sens de l'histoire très particulier.
   Nous sommes toujours du mauvais côté de l'histoire, systématiquement : les guerres, nous les avons toujours terminées dans l'uniforme du prisonnier, c'est notre seul uniforme permanent
 
(4). »

Mémoires d'un mineur lorrain, recueillies par Jean HURSTEL 

   
   Dans les trois départements d'Alsace-Moselle annexés à l'Empire allemand en 1871, redevenus français en 1918, et à nouveau annexés à l'Allemagne nazie de 1940 à 1944 en violation de l'armistice de juin 1940, le souvenir des soldats qui ont combattu dans des armées opposées pendant les deux guerres mondiales reste douloureux.

   Pendant la 1ère guerre mondiale, les Alsaciens et les Mosellans qui étaient restés sur place en 1871 ont été incorporés dans les armées allemandes, tandis que leurs frères, neveux, cousins qui étaient passés en France ont combattu dans les armées françaises (5).

   Pendant le 2ème guerre mondiale, 130 000 Alsaciens-Mosellans, les « malgré nous », ont été incorporés de force à partir de l'été 1942 dans la Wehrmacht et dans les unités d'élite de la Waffen SS (6).
   
Des milliers de jeunes Alsaciens-Mosellans ont fui vers la Suisse et la France occupée pour y échapper et s'engager dans la Résistance ou les Français libres.
   Ceux qui étaient pris étaient immédiatement fusillés comme déserteurs.    
   Les insoumis ont été internés et déportés dans les camps de Schirmeck et du Struthof.
   Leurs familles, en représailles, ont été déportées en Allemagne et leurs biens saisis.
   
   Environ 90 % des « malgré-nous » ont été engagés sur le front de l'Est face à l'Armée rouge ; 20 000 d'entre eux ont été faits prisonniers ou bien ont déserté et se sont rendus aux Soviétiques qui les ont disséminés dans une centaine de lieux d'internement où les condition de captivité étaient très dures.
    Le général PETIT, chef de la mission militaire de la France libre en URSS, a obtenu du gouvernement soviétique que les prisonniers français soient regroupés au camp de Tambov.
   En juillet 1942, un premier contingent de 1 500 Alsaciens-Mosellans ont été acheminés vers l'Afrique du Nord où ils ont été incorporés dans l'armée française reconstituée.
   Les autres ont eu beaucoup de difficultés à rentrer en France après la guerre, parfois tardivement, le dernier en 1955, 10 ans après la fin du conflit.

   Au total, 22 000 « malgré-nous » ont été tués sous l'uniforme allemand et 13 000 ont été portés disparus.
   Treize jeunes Alsaciens-Mosellans qui avaient été incorporés dans la Division SS Das Reich responsable du massacre d'Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944, ont été jugés en 1953 au cours du procès de Bordeaux, condamnés, puis amnistiés (7) .
   Suspects aux yeux de nombreux Français, persuadés d'être incompris, ces « soldats honteux », engagés sous l'uniforme du vaincu, témoins gênants dans une France qui voulait oublier qu'elle avait par deux fois abandonné l'Alsace-Moselle aux Allemands, restent hantés par le souvenir de leurs camarades qui sont « morts pour rien ».

   Ce poids de l'histoire et ce passé douloureux expliquent la spécificité des monuments aux morts d'Alsace-Moselle :
         - ni statue de poilu héroïque, ni inscriptions patriotiques exaltant la victoire ;
         - une statuaire qui exprime le déchirement, la souffrance ;
         - des inscriptions qui entendent honorer tous les morts alsaciens-lorrains.

Le monument aux morts de Bergheim
près de Ribeauvillé dans le Haut-Rhin

A nos victimes de guerre

Les anciens de Tambow
et internés en Russie
de Bergheim
à la mémoire de leurs
camarades

   En 2002, un projet de Mémorial de l'Alsace-Moselle, implanté à Schirmeck, a été adopté.
   Selon Jean-Pierre VERDIER, chef de projet de ce mémorial, il retracera « à travers une muséographie et une scénographie renouvelées, l'histoire de cette région et de ses habitants de 1870 à nos jours, mais sera principalement axé sur la période de la Seconde Guerre mondiale et de l'annexion de fait au IIIème Reich ». 
   « Ni lieu de sacralisation du souvenir, ni lieu de banalisation du passé, ce mémorial se veut l'évocation rigoureuse du vécu alsacien et mosellan de la Seconde Guerre mondiale sous toutes ses facettes pour rendre ainsi intelligibles - aux nouvelles générations notamment - les années noires du XXème siècle » 
(
8).
   
   Le Mémorial de l'Alsace-Moselle ouvert au public depuis 2005 a reçu la visite du président de la République, Jacques CHIRAC, le 3 novembre 2005.

La mémoire des victimes du génocide nazi et des minorités persécutées
pendant la 2e guerre mondiale

   La mémoire des déportés juifs, la mémoire de la Shoah dont l'histoire est retracée sur ce site,
   la mémoire des républicains espagnols et anciens des brigades internationales internés dans des camps en France après la victoire de Franco sur la République espagnole, puis déportés au camp de Mauthausen (9),
   la mémoire des
tsiganes (10)
,
   la mémoire des homosexuels
(11),
   la mémoire des témoins de Jéhovah
(12)
.
sont des mémoires qui dérangent, des mémoires engagées dans un combat incessant contre l'oubli et contre toutes les formes, parfois insidieuses, de falsification, de négationnisme.

   Par l'omniprésence de certains sujets d'étude, et le désintérêt pour d'autres, l'Histoire a provoqué des « oublis ».
   Ces « oublis »  reviennent donc à la surface des écrits et s'intègrent lentement dans les discours des historiens.
   Les mémoires collectives, quant à elles, n'ont pas encore intégré ces « oubliés » de l'histoire justement par la lenteur des processus des discours « historiens » [...].
   Certains groupes de victimes du génocide nazi, tels que les Tsiganes, ont une intelligentsia à peu près inexistante au sein des milieux historiens.
   Leur histoire reste à écrire.
   Seuls quelques petits pas ont été faits en ce sens.
   Leur pouvoir politico-économique, peut-être « dédaigné » des majorités, n'a pas encore crié assez fort pour que d'autres les entendent.
   Ils n'ont été déclarés « victimes officielles » du régime nazi qu'en 1984 par les autorités ouest-allemandes.
   D'autres groupes comme les Témoins de Jéhovah, les asociaux du régime ( toujours non reconnus ), les prisonniers de guerre soviétiques et les homosexuels hurlent avec plus ou moins de force pour signaler leur présence
(
13).

Lloyd-Eden KEAYS

   La mémoire de la Shoah a fait l'objet depuis quelques années d'une reconnaissance officielle par l'État français.
   Les autres minorités persécutées commencent elles aussi à être reconnues comme en témoigne cet extrait du discours prononcé par le Premier ministre Lionel JOSPIN
le
26 avril 2001 :

   [...] La responsabilité du régime de Vichy dans la persécution des Juifs a été reconnue.
   J’ai tenu à ce que les orphelins des déportés juifs soient indemnisés pour réparer ce qui pouvait encore l’être, car j’estime que la persécution particulière qui fut la leur devait être prise en compte.
   Nul ne doit rester à l’écart de cette entreprise de mémoire.   
   Il est important que notre pays reconnaisse pleinement les persécutions perpétrées durant l’Occupation contre certaines minorités,
les réfugiés espagnols, les tsiganes ou les homosexuels (14).

   Dans les années 1990, les associations homosexuelles ont revendiqué à l'occasion de la Journée nationale du souvenir de la déportation, leur participation en tant que telles aux cérémonies officielles organisées à l'occasion de cette commémoration, par des manifestations qui suscitaient chaque année des réactions très vives et unanimes des associations de déportés.
   Celles-ci considéraient en effet depuis la libération des camps en 1945, qu'il n'y avait pas eu de déporté parti de France au titre du motif n° 175.
   Cet article du code pénal allemand qui réprimait l'homosexualité, a été utilisé systématiquement dans le IIIe Reich hitlérien à partir de 1937 sous couvert de « la protection de la race » et dans le cadre de l'élimination des « éléments nuisibles à la société ». Il imposait le port du triangle rose aux homosexuels arrêtés et internés.
   La conviction des associations de déportés découlait de deux constatations : 
      -  d'une part, toutes les personnes déportées au titre de mesures de répression portaient le triangle rouge des déportés politiques ;
      -  d'autre part, seul Pierre STEEL
décédé en 2005, avait revendiqué son homosexualité comme motif de son arrestation (15).


Pierre Seel

   En outre, les associations de déportés s'opposaient et continuent de s'opposer à la revendication par les associations homosexuelles d'un dépôt de gerbes particulières à l'occasion de la Journée nationale de la déportation, le dernier dimanche d'avril, réaffirmant leur détermination de s'en tenir au dépôt d'une gerbe unique à la mémoire de toutes les victimes de la déportation, sans aucune exception.

   En 1995, la Fondation pour la mémoire de la déportation a décidé de réaliser un Livre-Mémorial de la déportation partie de France concernant toutes les personnes déportées pour quelque motif que ce soit.
   En 1997, le gouvernement de Lionel JOSPIN, par le biais de Serge BARCELLINI, directeur de cabinet du secrétaire d'État aux anciens combattants a chargé officiellement la Fondation pour la mémoire de la déportation de mener une étude concernant « la matérialisation de la déportation homosexuelle » dans le cadre d'une « mission de service public » confirmée en 2000 par Philippe LAMY qui a succédé à Serge BARCELLINI.
   En novembre 2001, la
Fondation pour la mémoire de la déportation a publié le résultat de ses travaux de recherche sous la forme d'un rapport concernant « La déportation d'homosexuels à partir de la France dans les lieux de déportation nazis durant la Seconde Guerre mondiale au titre du motif d'arrestation n° 175 ».

   Ce rapport
établissait à cette date le bilan suivant :

   « En l'état des documents d'archives que nous avons pu consulter, il a été relevé 210 noms de personnes ayant été arrêtées, puis déportées par les nazis, au titre du motif 175, dont :
 -  206 étaient des résidants dans les trois départements annexés du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de Moselle ;
 -  4 étaient des Français d'autres départements, volontaires pour le STO, arrêtés en Allemagne ».

   10 dossiers-statuts seulement, faisant état du motif d'internement pour homosexualité, ont été retrouvés dans les archives du monde combattant.
   Dans les archives départementales des trois départements annexés, le motif 175 est rarement indiqué sur les registres d'écrou concernant des homosexuels.
   Par contre, l'étude des registres allemands des camps de Natzweiler-Struthof et de Schirmeck fait apparaître qu'au moins 206 déportés y ont été enregistrés pour ce motif.

   « Au bout de quatre années de recherches historiques, la Fondation pour la mémoire de la déportation peut affirmer que la déportation pour motif officiel d'homosexualité a bien existé pour un nombre relativement peu important de personnes ( 210 pour 161 000 environ )...
    Les personnes arrêtées au titre du motif 175 étaient bien des résidants en France avant l'annexion de ces trois départements par les nazis ».

  Dans ce même rapport,  la Fondation pour la mémoire de la déportation s'engageait à porter sur les listes du Livre-Mémorial de la déportation les noms des déportés arrêtés pour motif d'homosexualité, mais ce motif comme aucun autre n'y apparaîtra.

   En ce qui concerne la matérialisation de la déportation pour le motif 175 dans le cérémonial des commémorations, la Fondation pour la mémoire de la déportation formulait à l'intention des pouvoirs publics des recommandations allant dans le sens de l'apaisement :

  «  La mise en place du triangle rose, si telle était la décision, sur l'oriflamme des triangles actuels et avec les autres triangles qui seraient gravés sur le monument de l'île de la Cité, serait considéré par les associations d'homosexuels comme une décision de justice et d'équité.
   En effet, de cette façon la réalité de ce type de déportation à partir de la France serait officiellement reconnue sur le Mémorial national comme l'ont été en 2001 sur proposition de la Fondation, les triangles bleu, rouge sur jaune, marron ainsi que le double triangle jaune de l'étoile de David.

   Les tensions seraient apaisées dans l'union de tous et les commémorations pourraient alors se dérouler dans le recueillement nécessaire au souvenir (16) ».

   La 3 août 2011, le dernier survivant connu des « Triangles roses », Rudolf BRAZDA, homosexuel allemand naturalisé français en 1960, est décédé à l'âge de 98 ans.

Alexander ZINN
« Das Glück kam immer zu mir ». Rudolf Bradza -
Das Überleben eines Homosexuellen im Dritten Reich

Campus, 2011

  Selon l'historien Michaël BERTRAND, 62 déportés français ont été arrêtés pour motif d'homosexualité et au moins 13 sont morts en déportation.

Michaël BERTRAND (sous la direction de)
La déportation pour motif d'homosexualité en France : débats d'histoire et enjeux de mémoire
Mémoire active, Lyon, 2011

.

La mémoire de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions

   En 1998, à l'occasion du 150ème anniversaire de l'abolition de l'escalavage, notre collègue Dominique CHATUHANT, créateur du site Yekrik ! Yekrak !Expression précédant un récit de conteur antillais ), notait à juste titre que ce thème était mal connu des métropolitains, et tentait d'en souligner l'intérêt historique.

   Le 23 mai 2001, a été pubiée au Journal Officiel la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 dite Loi « Taubira », « tendant à la reconnaissance, par la France, de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité » et demandant que les programmes scolaires leur accordent « la place conséquente qu'ils méritent »,

  En application de l'article 4 de cette loi, a été créé par décret en janvier 2004, le Comité pour la mémoire de l'esclavage, dont la présidence a été confiée à Maryse CONDÉ, écrivain née à la Guadeloupe.
   Le 12 avril 2005, ce comité a remis au Premier ministre, Jean-Pierre RAFFARIN, un rapport intitulé  " Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions ".
   Les signataires de ce rapport considèrent que « l’histoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions continue d’être largement ignorée, négligée, marginalisée ». Ils militent « pour une mémoire partagée », et « attendent de l’État, au-delà de tous les clivages, un acte symbolique fort et des actions, qui donnent un prolongement à la loi du 21 mai 2001 ». Ils considèrent en particulier que « l
a commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage en France métropolitaine participera au travail de réparation historique ».

   En décembre 2005, le séminaire européen qui s'est déroulé à Paris sur le thème Quelles pratiques pour enseigner des questions sensibles dans une société en évolution ?, a consacré deux ateliers d'une part à la traite et à l'esclavage, et d'autre part à la colonisation.

   Le 30 janvier 2006, le président de la République, Jacques CHIRAC, a reçu à l'Élysée les membres du Comité pour la mémoire de l'esclavage et les élèves du Lycée Lenoir de Châteaubriant, du Lycée du Mirail à Bordeaux et du collège Raymond Poincaré à La Courneuve, qui ont travaillé sur le thème de l'esclavage, accompagnés de leurs enseigants. Il a à cette occasion prononcé un discours affirmant que « l'ensemble de la mémoire de l'esclavage, longtemps refoulée », devait « entrer dans notre histoire », et devenir « une mémoire véritablement partagée » :

   « Dans l'histoire de l'humanité, l'esclavage est une blessure.
   Une tragédie dont tous les continents ont été meurtris.
   Une abomination perpétrée, pendant plusieurs siècles, par les Européens à travers un inqualifiable commerce entre l'Afrique, les Amériques et les îles de l'Océan indien [...]
   La plupart des puissances européennes se sont livrées à la Traite. Pendant plusieurs siècles, elles ont assimilé des êtres humains à des marchandises. En France, le Code noir, promulgué en 1685, définissait l'esclave comme un « bien meuble » [...]

   L'esclavage a nourri le racisme. C'est lorsqu'il s'est agi de justifier l'injustifiable que l'on a échafaudé des théories racistes. C'est-à-dire l'affirmation révoltante qu'il existerait des « races » par nature inférieures aux autres.
   Le racisme, d'où qu'il vienne, est un crime du cœur et de l'esprit. Il abaisse, il salit, il détruit. Le racisme, c'est l'une des raisons pour lesquelles la mémoire de l'esclavage est une plaie encore vive pour nombre de nos concitoyens.
   Ce fut l'honneur de la Première République, en 1794, d'abolir l'esclavage dans les colonies françaises. Rétabli par le Consulat en 1802, il fut définitivement aboli, par la Deuxième République, le 27 avril 1848, à l'initiative de Victor Schœlcher.
   Il faut le dire, avec fierté : depuis l'origine, la République est incompatible avec l'esclavage. C'est dans cette tradition historique que s'est inscrite la représentation nationale, lorsqu'en 2001, elle a fait de la France le premier
pays au monde à inscrire, dans la loi, la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité [...]
   Mais, au-delà de l'abolition, c'est aujourd'hui l'ensemble de la mémoire de l'esclavage, longtemps refoulée, qui doit entrer dans notre histoire : une mémoire qui doit être véritablement partagée.
   Ce travail, nous devons l'accomplir pour honorer la mémoire de toutes les victimes de ce trafic honteux. Pour aussi leur rendre la dignité. Nous devons l'accomplir pour reconnaître pleinement l'apport des esclaves et de leurs descendants à notre pays, un apport considérable. Car de l'histoire effroyable de l'esclavage, de ce long cortège de souffrances et de destins brisés, est née aussi une grande culture. [...]
   La grandeur d'un pays, c'est d'assumer, d'assumer toute son histoire. Avec ses pages glorieuses, mais aussi avec sa part d'ombre.

   Reprenant à son compte les propositions du Comité pour la mémoire de l'esclavage, Jacques CHIRAC a annoncé que désormais le 10 mai, date anniversaire de l'adoption à l'unanimité par le Sénat, en deuxième et dernière lecture, de la loi reconnaissant la traite et l'esclavage comme un crime contre l'humanité, la France métropolitaine honorera le souvenir des esclaves et commémorera l'abolition de l'esclavage.
   Il a aussi déclaré que « l'esclavage doit trouver sa juste place dans les programmes de l'Éducation nationale à l'école primaire, du collège, du lycée », et que « les œuvres, objets et archives relatifs à la traite et à l'esclavage qui constituent un patrimoine d'une exceptionnelle richesse, devront être à ce titre être préservés, valorisés et présentés au public dans nos musées ».
   Il a confié à l'écrivain, Édouard GLISSANT, la présidence d'une mission de préfiguration d'un Centre national consacré à la traite, à l'esclavage et à leurs abolitions, qui sera ouvert aux chercheurs et au public.

    Dans le même temps se pousuivait le débat autour de la loi Taubira et de la commémoration de l'abolition de l'esclavage. »