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Ma jeunesse par Roger Romagny
déporté au camp de Natzweiler-Struthof (matricule 22 835)
puis transféré au camp de Dachau (matricule 99 96)

Témoignage rédigé en 2001-2002, publié en 2003

Une jeunesse confrontée à la guerre et à l'exode

De retour à Châlons-sur-Marne, le refus de la défaite et de l'occupation

Le Groupe Melpomène

Au maquis de Marson

L'arrestation et l'internement à la prison de Châlons

Le camp de Natzweiler-Struthof

Le camp de Dachau

La libération de Dachau et le retour à Châlons

Pour conclure

Postface

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Roger ROMAGNY
(1924-2016)

in Jocelyne et Jean-Pierre Husson, La Résistance dans la Marne,
dvd-rom, AERI-Fondation de la Résistance et CRDP de Reims, 2013

   Roger Romagny est né le 7 février 1924 à Reims.

   Mécanicien à Châlons-sur-Marne, il passe en zone non occupée pour s’engager dans l’armée d’armistice et il est incorporé le 2 novembre 1942 au 159e régiment d’Infanterie alpine à Gap. L’invasion de la zone Sud par la Wehrmacht et l’occupation des Hautes Alpes par l’armée italienne provoque le démantèlement du régiment et le renvoi de Roger Romagny à Châlons-sur-Marne. Il devient alors chauffeur mécanicien à l’atelier de la Police, ce qui lui permet de circuler avec des laissez-passer et de servir de chauffeur à des membres de la résistance, en particulier Jacques Degrandcourt, chef du groupe Melpomène.
   Sur le point d’être arrêté en mai 1944, il se réfugie à Paris puis, sous le nom de Roland Ravoir, il devient ouvrier agricole chez Alcide Adnet à Bassu qui héberge des clandestins dans sa ferme. Roger Romagny rejoint le maquis de Marson où il retrouve Jacques Degrandcourt et ses camarades de Melpomène. Le maquis sert de refuge à des aviateurs britanniques abattus dans la région et à des réfractaires au STO. Traqués, les maquisards changent souvent de lieu.
   Arrêté le 25 juillet 1944 à Braux saint-Remy avec Jacques Degrandcourt, André Ponce de Léon, Frédéric Klein et un prisonnier russe évadé dit Maxime/Paul Gorsky ?. Incarcéré avec eux à Châlons-sur-Marne, il est menotté pendant 25 jours.
   Le 19 août 1944, il est déporté comme résistant à Natzweiler-Struthof (matricule 22 835). Transféré à Dachau, il est admis au revier pour un phlegmon au bras, puis il est affecté au garage des gazogènes. Il est libéré le 29 avril 1945 à Dachau et rentre en France le 19 mai 1945.

Roger Romagny rest décédé le 7 juin 2016.

   Roger Romagny est combattant volontaire de la Résistance, mention DIR, et titulaire de la médaille de la Résistance.

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Roger Romagny photographié à Châlons
quelques mois après son retour de déportation



République française
Médaille de la déportation
et de l'internement
pour faits de Résistance

Une jeunesse confrontéeà l'exode de juin 1940

   Je suis né le 7 février 1924 à Reims (Marne). Élève de l'école l'Arsenal à Châlons sur Marne, avec comme directeur monsieur Frère, très sévère et qui savait se faire écouter, mais également MM. Bouzy et Delbeque.

   C'était une époque où il fallait obéir et ne rien dire à la maison, en cas de rappel à l'ordre ou de punition et comme me le disaient mes parents « c'est que tu l'as mérité ».

   Le 24 juin 1936, je passe mon Certificat d'études avec mention « Bien », puis il faut apprendre un métier et c'est vers l'automobile que je me dirige. Avec l'aide de mes parents, je recherche donc un employeur.

   Je rentre comme apprenti le 1er mai 1937, chez M. Laforest, garagiste au 13, place de la République à Châlons sur Marne et j'effectue mon premier stage dans l'automobile.



Station Laforest Place de la République
(actuellement magasin " Ambiance et Style ")

   J'effectue mes premiers travaux, réparation de pneus, service du carburant et j'aide également l'ouvrier-mécanicien pour de petites réparations qui se faisaient directement sur la place de la République. Il est vrai qu'à cette époque, il n'y avait pas beaucoup de circulation, les voitures n'étaient pas nombreuses et l'on pouvait se permettre de réparer les véhicules sur la place. Le travail ne manquait pas et mon seul repos était le dimanche après-midi.

   Je suis resté quelques mois dans ce garage avant de passer à l'atelier, rue Saint Éloi où la formation se faisait par le contremaître M. Marcel Dollé et par les ouvriers-mécaniciens.
En même temps, et pendant trois années, je suivis des cours professionnels, à l'issue desquels je passai et obtins mon CAP.

   Puis arrive 1940, la France est entrée en guerre. Je n'ai que seize ans mais j'obtiens l'autorisation de passer mon permis de conduire car de nombreux militaires ont été mobilisés, il faut donc compenser ce manque de conducteurs. En mars 1940, à seize ans et un mois, je réussis l'examen du permis. C'est dans la poche !

   Monsieur Laforest, très satisfait de son jeune apprenti qui fait preuve de volonté, de dynamisme et de sérieux, me confie seul un premier dépannage. Je dois aller à l'Épine pour dépanner une voiture de marque Ford. Arrivé sur place, après les premières vérifications d'usage, ; je décèle la panne. Il s'agit en fait d'une mauvaise arrivée d'essence car le filtre est bouché.
De retour au garage, j'arbore un fier sourire. Monsieur Laforest comprend alors que la mission qu'il m'avait confiée est réussie, il me félicite ( je pense sincèrement qu'il aime bien en moi, le jeune homme débrouillard que je suis ).

Mais hélas, la guerre fait rage. Les Allemands envahissent notre pays. Il nous faut partir sur les routes de l'exode et le 12 juin 1940, monsieur Lallement, un ouvrier-mécanicien de Mourmelon le Grand, me propose une voiture qui a été abandonnée chez lui par son propriétaire, ce dernier ayant été appelé comme soldat pour servir pendant la guerre. J'accepte la proposition en précisant que cette voiture a été restituée dès notre retour. Il s'agit d'une Mathis et c'est à bord de cette auto qu'avec mes parents, frère et sœur que nous quittons Châlons. Mon frère Pierre qui est mécanicien au garage Siot, place des Ursulines a également une automobile. C'est une Monasix.

   Nous prenons la direction du Sud afin de fuir l'avancée des troupes allemandes. Le spectacle que nous offrent les routes de France est saisissant ! Ce n'est qu'un très long cortège de gens qui fuient, à pied, à cheval ou en voiture. Les routes sont encombrées par tous ces pauvres gens, toutes ces familles qui espèrent trouver un ciel plus clément en se réfugiant dans une autre région. Dans ce flot humain, les militaires qui se replient se mêlent aux civils, tous avancent donnant l'impression d'un peuple perdu. Les réalités sont cruelles, de nombreux cadavres tués lors des mitraillages de l'aviation allemande, sont allongés sur les bas-côtés des routes et sont souvent enterrés sur place. L'horreur de ces visions est très dure à supporter pour le « jeune gamin » que je suis.
   Après avoir parcouru quelques centaines de kilomètres, nous arrivons aux Aix d'Angillon (département du Cher). Comme accueil, nous subissons un bombardement de l'aviation italienne. Chacun se protège comme il peut en se jetant dans les fossés de part et d'autre de la route. L'alerte passée, nous nous relevons et c'est un spectacle de désolation qui s'offre à nous. Beaucoup de maisons et de constructions ont été touchées, le marché lui est en ruines. Un grand nombre de personnes qui pensaient pouvoir s'y abriter pendant le bombardement y ont été prises au piège. Tous ces décombres seront leur tombeau, elles y seront ensevelies sous des tonnes de gravats. Quelques unes ne sont que blessées et l'on entend des gémissements, des cris, des appels au secours. C'est affreux de voir tous ces morts, d'entendre tous ces blessés et de rester impuissant devant tant de souffrance et de malheur. Un peu plus loin, c'est une voiture qui est en flammes et ses quatre occupants sont encore à l'intérieur. Il nous est impossible d'approcher tant l'incendie est violent !
   Que d'images de désolations, que de souffrances endurées devant tant d'horreur. Ces souvenirs sont depuis gravés à tout jamais dans ma mémoire de jeune garçon même si tout ceci n'a jamais été raconté ni évoqué. Il est des images que l'on préfère garder pour soi, par pudeur ou pour ne pas faire partager tout ceci à ceux qui ne l'ont pas vécu, et essayer d'enfouir ces images au plus profond de soi afin de pouvoir mener, par la suite une vie normale.
   Puis la réalité reprend le dessus, il nous faut continuer notre route. Nous poursuivons jusqu'à Saint Amand Montrond ( toujours dans le Cher ). C'est dans un vieux château abandonné que nous séjournons, notre installation dans les dépendances relève plus du campement que d'une installation confortable, mais nous sommes à l'abri et en sécurité en compagnie d'autres réfugiés avec sui nous faisons connaissance.



Château de Saint Amand Montrond ( Cher )

   Il y a avec nous, M. et Mme Lambert et leurs enfants, de Chaintrix ; Mme Pron de Châlons, etc.
   Nous accompagne également Yvette Mitout, la fiancée de mon frère. Elle deviendra plus tard ma belle-sœur.
   Le temps passe, les journées s'écoulent et notre emploi du temps est surtout fait des tâches essentielles de la vie quotidienne, le ravitaillement et la préparation des repas entre autres. Une autre occupation est primordiale, c'est l'écoute de la radio et des nouvelles que nous suivons attentivement et avec beaucoup d'intérêt.
   Nous apprenons que les troupes allemandes occupent tout le Nord de la France, qui a capitulé en signant sa reddition le 22 juin 1940.
   De ce fait, nous nous trouvons dans la partie Sud du pays, c'est-à-dire en zone non occupée. C'est ce que l'on appelle la zone libre.



La France divisée en deux zones :
la zone libre et la zone occupée

   Malgré l'occupation de notre région et le manque d'informations sur le comportement de l'occupant, il est pourtant question de notre retour à Châlons. Après des jours d'hésitation, il est décidé de faire la route en sens inverse et de rentrer chez nous.

De retour à Châlons-sur-Marne, le refus de la défaite et de l'occupation

   En arrivant à Châlons, nous sommes surpris par l'étendue des dégâts occasionnés par les bombardements de l'aviation allemande. Une partie de la ville est détruite, ce n'est qu'un champ de ruines. Nous subissons un premier contrôle par les soldats allemands en passant sur le pont du chemin de fer. Dans les rues, il n'y a pas grand monde, très peu de Châlonnais sont rentrés chez eux. Enfin, nous arrivons au 60, rue Jean-Jacques Rousseau, nous retrouvons notre maison avec un sentiment mélangé de joie et de crainte car nous sommes heureux de nous retrouver chez nous, mais nous n'oublions pas que nous sommes sous le joug de l'occupant.
   Nous nous apercevons bien vite que notre maison a été visitée. Il manque certains objets, tels ma mobylette et des vélos qui ont été volés.
   La vie reprend ses droits et poussés par l'insouciance de notre âge et la curiosité des gamins que nous sommes, nous nous aventurons en ville avec quelques copains que j'ai retrouvés. C'est notre première sortie en ville et je me permets même de photographier le nouveau visage de Châlons, alors qu'il est interdit de faire des photos. La réaction de la police allemande ne se fait pas attendre. Mon appareil est confisqué et il m'est impossible de le récupérer dans les locaux de la Feldgendarmerie qui se trouve au 9, rue Carnot (au bout des rues Saint Éloi et Sainte Marguerite). C'est à ce moment que je prends conscience de l'occupation et je me rends compte des contraintes et obligations dictées par l'occupant.

   Quelques jours plus tard, en sortant du cinéma Casino qui venait de rouvrir ses portes, nous sommes avec toute une bande de copains, interpellés par la police allemande car nous avons osé protester sur un film documentaire favorable aux autorités allemandes. Les policiers relèvent nos identités, nous sermonnent en nous avertissant que si cela devait se reproduire, ils prendraient des sanctions à notre encontre.

   Il faut se faire une raison et accepter malgré nous la présence de l'occupant et puisqu'il faut bien vivre, je cherche du travail. Je suis embauché dans les casernes pour remettre en état les véhicules de l'armée allemande. Je me retrouve ensuite au garage Leblanc, rue Lochet. Le garage a été réquisitionné et tout notre travail est contrôlé en permanence par les Allemands. Mais nous sommes plus malins qu'eux et certains moteurs sont sabotés en incorporant de la pâte d'émeri dans l'huile. Les véhicules qui sortent du garage partent en direction des divers fronts et principalement en direction du front russe.

   Suite à ces sabotages, les autorités allemandes mènent leur enquête et les recherches aboutissent au garage châlonnais d'où sont partis les camions sabotés. Le doute subsiste néanmoins car les sabotages ont pu être commis pendant le transport des véhicules. Les contrôles concernant notre travail se renforcent et tous les mécaniciens sont avertis qu'il vaudrait mieux que cela ne se reproduise plus.

   Depuis un certain temps, en cette année 1942, j'envisage de m'engager militairement et de partir en zone libre ou de rejoindre l'Afrique avec d'autres copains. Ma décision est prise, je signe mon engagement le 2 novembre 1942 et je suis incorporé au 159e Régiment d'Infanterie alpine stationné à Gap. Enfin une caserne française… on a du mal à y croire… !
   Après avoir reçu un rudiment de formation, je participe à des manœuvres en montagne avec un chef, trois ou quatre hommes, une mule et un fusil mitrailleur. Les exercices se passent bien, la vie de caserne aussi.

   Hélas, tout ceci sera de courte durée et n'aura duré que qelques semaines, car le 28 novembre la zone libre est occupée à son tour et nous sommes surpris et consternés de voir qu'un matin, les troupes italiennes prennent possession de notre caserne. Nous sommes contraints de charger toutes les armes dans les camions italiens. C'est in moment très dur à vivre de se voir dépossédé et être impuissant devant les événements. J'ai même vu quelques officiers français qui avaient les yeux rougis par les larmes et la colère.

   Plus d'armes, plus de caserne... tous les soldats de notre régiment sont renvoyés dans leur foyer et me voici de retour à Châlons. N'étant plus militaire, je me retrouve dans la vie civile sans emploi, et l'ombre du Service du Travail Obligatoire ( STO ) se profile sur nos têtes. Heureusement pour moi, avant de m'engager dans l'armée, j'avais sollicité une demande afin de rentrer dans la Police française. Cette demande est acceptée et je suis affecté comme chauffeur-mécanicien à l'atelier de la Police au 96, rue Léon Bourgeois. C   ette affectation m'évite de partir en Allemagne pour le service du travil obligatoire.

   Afin d'apprendre à installer des gazogènes sur les véhicules de la police, je pars à Épernay faire un stage. Ma formation de mécanicien m'est très précieuse pour conduire et « faire marcher » ces véhicules équipés de gazogène. Les pannes sont fréquentes, il faut dépanner sur place et ne pas avoir peur de se salir.
   Grâce à tout cela, je suis souvent sollicité pour partir avec une TAV comme chauffeur d'officiers de police ou d'autres personnalités, ce qui me permet de faire la connaissance de beaucoup de gens. Pour nous permettre de circuler librement, nos voitures sont équipées d'un Ausweiss (laissez-passer).
   J'ai eu l'occasion de conduire certaines personnes dont je vais vous parler et le fait d'avoir été en contact avec ces dernières a largement contribué au déroulement de ma vie pendant les années qui suivirent.
   J'ai donc servi de chauffeur à Jacques Degrancourt, architecte à la police ou à Marcel Puit, inspecteur, entre autres.
   Après plusieurs voyages, je me suis vite rendu compte que leurs déplacements, bien qu'ayant un caractère officiel dans leurs missions de police, servaient plutôt de lien de contact et de renseignement pour les réseaux de résistance. J'avais compris l'importance de leur « action de l'ombre » pour combattre l'occupant. Je suis naturellement entré dans les confidences puisque je collaborais malgré moi (au début en tout cas) dans leurs actions. C'est ainsi que me fut confiée ma première mission en leur compagnie. Nous sommes arrivés au camp de Mourmelon. L'entrée se passe bien, les sentinelles allemandes font les contrôles et les vérifications de routine. Nous nous dirigeons alors vers un bâtiment à l'intérieur du camp près duquel je gare la voiture. Nous sommes sur nos gardes mais nous agissons avec beaucoup de détermination et de sang-froid. J'ouvre le coffre et nous chargeons, sans perdre un instant des armes, des fusils et des pistolets.
   Nous sommes prêts à repartir mais il va falloir redoubler de prudence pour sortir du camp sans éveiller les soupçons et sans prendre le risque que les sentinelles fouillent notre voiture. Un « scénario » est vite imaginé entre nous trois. Roger, me disent mes deux camarades, on va te passer les menottes et ainsi faire croire à l'arrestation d'un terroriste. L'idée est bonne, je fais simplement remarquer que je risque de me retrouver dans une situation délicate car les Allemands peuvent décider de me retenir prisonnier puisque je suis censé être arrêté. J'avoue que je ne suis pas très rassuré, mais n'écoutant que mon courage et puis peut-être voulant aussi prouver que je suis quelqu'un sur qui on peut compter en toute confiance, j'accepte « la mise en scène ».
   Le moment est angoissant lorsque nous arrivons au poste de sortie. Je n'en mène pas large, je suis assis à l'arrière de la voiture, menottes aux mains. Jacques Degrancourt et Marcel Puit, très persuasifs et déterminés, affirment aux sentinelles qu'ils viennent d'arrêter l'homme qui se trouve dans la voiture et qu'ils l'emmènent pour l'interroger. Ça marche, la barrière s'ouvre, nous sortons sans difficulté, les soldats allemands ne fouillent pas la voiture. La mission est accomplie. Je pousse un ouf de soulagement !
   Pour me récompenser, je me vois offrir un revolver. Je suis impressionné, c'est ma première arme !

   Par la suite, j'ai participé à de nombreuses autres missions, souvent la nuit. Le fait d'appartenir à la police nous facilitait la tâche, les déplacements étaient plus faciles.
   Fin 1943, nous devons nous rendre à Paris. Je sers de chauffeur dans cette mission et j'ai revêtu pour la circonstance un uniforme de gendarme. Nous roulons dans les rues parisiennes, nous remontons même les Champs Élysées en sens interdit ! La police allemande nous en fait la remarque, sans plus. Nous nous rendons alors à une adresse précise (je ne me souviens plus de cette adresse). Les camarades qui m'accompagnent sont descendus pour se rendre dans des bureaux. Je reste pour ma part au volant de la voiture stationnée le long du trottoir. Je remarque le manège de quelques types qui passent plusieurs fois de suite près de moi en me lançant des regards insistants ainsi que sur cette voiture de police. J'ai préféré déplacer la voiture et ne pas prendre de risques car je suis persuadé qu'il s'agissait d'un groupe de résistants qui, en ayant vu le macaron « Police anti-terroriste » apposé sur le pare-brise s'apprêtait à « faire un coup ». Ça aurait été le comble ! Que d'émotions et de sueurs froides… !

Le Groupe Melpomène

   Avec Jacques Degrancourt ou autres, nos sorties étaient de plus en plus fréquentes. Nos rapports sont devenus des rapports de camaraderie, d'amitié, de fraternité, de franchise et de solidarité. Nous étions unis dans nos actions et c'est ainsi que se sont créés des liens très forts qui nous ont permis de construire notre groupe de résistance qui prit le nom de Groupe Melpomène. Notre but était de combattre efficacement, mais discrètement, les troupes allemandes.

   Le 5 mai 1944, après une nuit de bombardements intenses sur le camp de Mailly que nous avions suivi à la jumelle, les services allemands ordonnent à la police française de se rendre sur le camp de Mailly et nous font visiter une partie de ce camp. Il s'agit en fait d'une action de propagande destinée à nous présenter les corps des jeunes aviateurs anglais tués ou à moitié ensevelis dans les débris de leurs avions. Puis, les officiers nous emmènent dans le bâtiment servant d'école dans laquelle est alignée une rangée de cadavres. Ce sont des prisonniers de guerre tués lors du raid de l'aviation anglaise. Ce spectacle était insoutenable tant c'était horrible. Les officiers allemands se réjouissaient de nous offrir un tel spectacle en précisant ironiquement que tout ceci était la conséquence des actions des alliés de la France. Par contre, ils se sont bien gardés de nous montrer des victimes allemandes, la « comédie » était bien jouée, le parcours de visite était encadré par un important service de militaires allemands.

   Au mois de mai 1944, aux alentours du 10, vers midi, je reçois un coup de téléphone au garage de la police. Il m'est demandé de me rendre avec une moto de la police, rue de Jessaint afin de faire sortir précipitamment Jacques Degrancourt de la ville. Il vient d'être prévenu de son arrestation imminente et il lui faut fuir le plus rapidement possible. Nous parvenons à nous enfuir et je dépose Jacques à Moncetz Longevas en un lieu que l'on appelait une boîte à lettre, c'est-à-dire un endroit de liaison entre résistants.
   Je rentre aussitôt, je reprends mon emploi mais je m'attends à être arrêté d'un instant à l'autre, je suis sur mes gardes, j'observe les mouvements de manière à déceler un éventuel comportement suspect autour de moi afin de pouvoir réagir rapidement. J'ai également quelques inquiétudes concernant mon frère qui est également résistant sur le massif argonnais en compagnie entre autres de Christian Chantereine, revenu du STO et qui, pour ne pas y retourner, a préféré rejoindre les rangs de la Résistance.
   Quelques jours après, nos craintes se confirment. Jacques Degrancourt, lui est en lieu sûr, nous en avons eu confirmation mais pour nous, il nous faut être de plus en plus prudents. Alors que nous sommes mon frère et moi chez nos parents au 60, rue Jean-Jacques Rousseau, un coup de sonnette retentit à la porte. Ce sont des Allemands. Avant que mes parents aillent ouvrir la porte mon frère et moi, nous nous enfuyons par les toits en passant au travers d'un vasistas. Je file à la gare et je saute dans le premier train en direction de Paris. Je sais que là-bas je pourrais me cacher en lieu sûr, dans la famille d'André Ponce de Léon, qui était le beau-frère de Pierre Bled et ami de Jacques Degrancourt. Après quelques jours passés dans cette famille d'accueil, je reçois des nouvelles du réseau châlonnais. Jacques me fait dire que je peux me rendre chez M. Alcide Adnet, agriculteur à Bassu. Je serai employé comme ouvrier agricole avant de rejoindre le maquis.

      De Paris, je prends le train pour Vitry le François. Le voyage se passe sans encombre. Je découvre en arrivant à Vitry, une ville totalement détruite, ce n'est véritablement plus qu'un champ de ruines. Un brave paysan m'attend là, il doit me conduire à Bassu où je suis accueilli dans une ferme. Je retrouve quelques Châlonnais qui sont dans le même cas que moi. Ils participent aux travaux de la ferme et, tout comme eux, j'effectue les travaux les plus divers, notamment le « démarriage » des betteraves. Tout se passe bien, l'ambiance est bonne et détendue malgré tout. Nous sommes bien nourris, les agriculteurs qui nous accueillent sont de braves gens et puis, surtout, nous ne subissons aucun contrôle de la part des Allemands.
   Nous sommes tous munis de faux papiers d'identité. Pour ma part, mon nom d'emprunt est Roland Ravoir.



Ma fausse carte d'identité

   Lors d'une journée banale, en début d'après-midi, je vois passer une traction avec deux types à bord. Mine de rien, j'observe attentivement cette scène (on ne sait jamais) et je ne reconnais qu'un peu plus tard Jacques Degrancourt. Il a tellement changé que ma surprise est d'autant plus grande (il faut dire que nous ne nous étions pas revus depuis sa fuite précipitée quand je l'avais conduit de Châlons à Moncetz). Jacques et la personne qui l'accompagne sont vêtus de tenues qui ressemblent à des tenues militaires, de couleur mi-sombre mi-kaki, ils sont armés, leurs cheveux sont très courts et teints. Ils sont venus me chercher. Je quitte cette ferme et je vais rejoindre le maquis à Marson. Une nouvelle vie de maquisard commence…

Au maquis de Marson

   Dès mon arrivée, je fais connaissance d'autres maquisards. Parmi la quinzaine que nous sommes, j'en reconnais certains, ce sont des amis que je n'ai pas revus depuis longtemps. Nous sommes heureux de nous revoir et de nous retrouver et fiers à la fois de servir ensemble une cause qui nous semble juste. Dans le groupe, chacun a une fonction précise, notre bonne organisation repose sur les compétences des uns et des autres et c'est tout naturellement que l'on me confie le soin de m'occuper des véhicules que nous utilisons pour nos sorties ou déplacements ne serait-ce que pour notre propre ravitaillement.

   Il ne faut pas imaginer cependant que notre vie ressemblait à un camp de vacances. Au contraire, la vie au maquis repose sur une très grande organisation. Il régnait également une certaine discipline comme l'instauration de tours de garde ou le choix de coucher dehors, à la belle étoile et ce pour nous permettre de pouvoir décamper en vitesse en cas de nécessité. Parmi nous, un certain Gino (qui n'était pas inquiété par les Allemands) servait d'agent de liaison. Il effectuait toutes ses sorties en vélo et à son retour, il nous donnait des renseignements qu'il avait obtenus auprès d'autres maquisards appartenant à notre groupe, mais qui étaient restés sur place.

   Nos missions et sorties consistaient généralement au ravitaillement en nourriture, essence et tout ce dont nous avions besoin dans la vie quotidienne, mais il y eut aussi des actions beaucoup plus périlleuses et dangereuses comme le vol d'armes à la gendarmerie du Buisson. Cette nuit là, la porte de ce poste de gendarmerie ne résista pas longtemps à la force et à la jeunesse de notre ami Freddy. Nous avons récupéré un grand nombre de fusils et d'armes de poing ainsi que des munitions pour nous permettre de nous constituer un véritable stock, comme nous le demandaient Jacques et Pierre.

   Il y a eu également d'autres épisodes mémorables, tout aussi dangereux. Lors de cette sortie, nous avons eu l'audace d'arrêter un véhicule allemand et de libérer un prisonnier russe se prénommant Maxime. Ce dernier fut très heureux de retrouver la liberté et de nous rejoindre au maquis. Quant aux soldats allemands, après les avoir délestés de leurs armes, nous les avons relâchés.

   Au fil du temps, notre groupe devint très bien structuré. C'est ainsi que nous avons pu établir un réseau important de contacts qui ne demandaient qu'à nous rendre service pour notre approvisionnement en nourriture, en essence ou en argent. Certains de ces contactés jouaient un double jeu de manière à mieux brouiller les pistes, c'est-à-dire qu'ils rendaient service à la fois aux Allemands et à nous-mêmes. Hélas, pour certains, leur double jeu fut découvert, ils furent arrêtés et déportés.

   Nous comptions parmi ces contacts, la maman de Dédé Etchegoimberry qui habitait à la Chaussée sur Marne. Que de services elle nous a rendus ! Elle n'hésitait pas à venir nous ravitailler ou nous renseigner à travers bois, juchée sur son vélo. Quand nous nous rendions chez elle, nous laissions notre voiture dans le petit bois en haut à gauche avant l'entrée du village, puis à travers champs, nous faisions le chemin à pied jusqu'à sa maison. Nous avons dû déplorer chez elle un accident quand, lors d'une visite, il nous a fallu ouvrir une maie. En ouvrant cette maie, la mitraillette posée dessus a malencontreusement glissé et en tombant par terre, le coup de feu est parti tout seul. La balle a traversé la pièce à l'horizontale et est venue se ficher dans la plate du pied de la maman de Dédé. La trace était bien visible sous son pied, il a fallu recourir aux bons soins du docteur Rouget de la Chaussée qui a su faire preuve de discrétion.

   Je me souviens également d'autres anecdotes, plus marrantes celles-ci… Il y avait Titin le Marseillais, notre cuisinier. Il nous préparait d'excellents repas, nous ne manquions pratiquement de rien, nous mangions beaucoup de viande.
Nous avions également notre réserve d'essence. Un fût de 200 litres était posé sur le plateau d'une camionnette, en hauteur de façon à pouvoir remplir facilement nos réservoirs.

   Notre maquis, le seul à ma connaissance dans la région, était devenu un maquis important et il nous incombait de recueillir des aviateurs anglais (toujours flegmatiques) dont les avions avaient été abattus lors des bombardements, comme celui de Mailly le Camp, ou de recueillir aussi des civils qui devaient partir au STO.

   Voici la liste approximative des gens du maquis :

Jacques Degrancourt
André Ponce de Léon
Pierre Bled
Michel Pithois
Roger Romagny
Basile Brunel
Vernet
Titin
Jean Carré
? Simon
Michel Basville
Gaston Delvallée
Marc Dubois
Laroche
Conreux
Frédéric Klein (dit Freddy - évadé)
Jacques Songy
Jean Delettrée et sa sœur
Gino Zapolla
Ernest Maginot
Azémard
André Etchegoimberry
Maxime le petit Russe

   Les aviateurs anglais : André Ridoret, Jean Marchadier, Poisson.
   
Et puis, il y avait aussi Mme Meunier, Adrien Formez et Jules Hutin, tous deux chargés du ravitaillement.

   Toutes ces personnes étaient soit présentes au maquis soit servaient d'agents de liaison.

   Pour des raisons évidentes de sécurité, nous changions souvent d'endroit. Il ne fallait pas rester trop longtemps à la même place pour éviter de se faire repérer. Pour déterminer le choix d'un emplacement, il fallait si possible la proximité d'un point d'eau comme une rivière par exemple. C'est ainsi qu'après Marson, nous sommes allés à Menthara, puis au bois du Lava près de Soudron, village dans lequel nous avons trouvé beaucoup d'aide auprès du garagiste M. Ménard.
   Puis, nous sommes arrivés à Fontaine sur Coole dans un endroit très boisé. Cela présentait un avantage certain puisqu'il fallait faire un long chemin dans les sous-bois avant de rejoindre le maquis. Ensuite, nous nous sommes rendus à la ferme de moutons à la Cense des prés. C'est le seul endroit où nous étions, quelques maquisards et moi-même, hébergés pendant la nuit car dormir dans les bois, ce n'est pas toujours du gâteau surtout lorsque les conditions météo sont mauvaises ( pluie ou froid ). Mais une certaine nuit, M. Groëné, un GMR est venu nous avertir qu'il fallait quitter l'endroit le plus vite possible. Nous avons eu à peine le temps de nous éloigner de quelques centaines de mètres et nous avons suivi à la jumelle, l'encerclement de la ferme par les troupes allemandes. Ils n'ont pu trouver sur place que le matériel que nous n'avions pas eu le temps d'emporter, principalement le matériel et les boîtes de peinture qui me servaient à repeindre les véhicules.
   Il faut dire que notre TAV avait essuyé des coups de fusil de la part des soldats allemands, la carrosserie était percée en plusieurs endroits. Cela s'est passé alors que les Allemands escortaient trois de nos camardes du groupe pour les emmener à la Kommandantur.
   Nos camarades avaient été arrêtés lors d'un contrôle à Épernay. En cours de parcours, ils ouvrirent le feu sur les soldats allemands, les tuant pour se libérer. C'est dans cet échange de coups de feu que notre TAV a subi les dégâts sur la carrosserie occasionnés par les balles allemandes. C'était le 13 juillet 1944.

   Des péripéties ou aventures, nous en avons vécues des dizaines, certaines plus ou moins dramatiques mais dont l'issue était toujours incertaine. Il faut dire que nous avions conscience ou l'inconscience de jouer avec notre vie !

   Tenez, je vais vous raconter cette autre aventure suite à la chute d'un petit avion allemand de reconnaissance. Cet avion est tombé pour des raisons que j'ignore, à côté de Bassuet. Avec Freddy Klein, nous étions sur la route, à proximité et nous l'avons vu tomber. Nous nous sommes précipités sur le point de chute. Le pilote n'était que très légèrement blessé, mais nous n'avons pas pris le temps de nous attarder sur ce malheureux. Nous avons récupéré les cartes de bord et la mitrailleuse fixée sur l'aile avant de repartir rapidement. Nous roulons à tombeau ouvert pour rejoindre le maquis, mais nous croisons une patrouille allemande prévenue par un habitant du village et qui se rendait sur les lieux de l'accident. Les Allemands comprennent que nous sommes des fuyards, vu la vitesse à laquelle nous roulons. Ils font demi-tour et tentent de nous rattraper. J'accélère encore mais manque de chance, je crève une roue ! Je suis obligé de ralentir l'allure de la voiture… Les soldats allemands gagnent du terrain sur nous.
   En arrivant à Changy, je rentre comme un bolide dans une cour de ferme. Avec Freddy, nous nous empressons de refermer les grandes portes du porte-rue qui donne sur la route. Dans la cour, les propriétaires des lieux sont surpris, apeurés et effrayés d'avoir vu ce bolide entrer en trombe dans un nuage de poussière. Devant leur inquiétude, je leur explique brièvement la situation en leur demandant de ne pas trop bouger mais d'observer ce qui se passe à l'extérieur, en regardant par l'interstice entre les deux portes. Pendant ce temps là, Freddy s'affaire et commence le démontage de la roue. Alors que nous remontons la roue de secours, nous entendons passer à très vive allure un véhicule au dehors. La personne qui faisait le gué nous confirme que ce sont bien les Allemands qui viennent de passer sans rien remarquer. Nous attendons quelques minutes avant de repartir rejoindre le maquis. Ouf !



Une partie du groupe Melpomène dans le maquis
Au premier plan, sur la moto : Roger Romagny
À l'arrière-plan : André Ponce de Léon - Freddy - Etchegoimberry
Debout dans la voiture ( aux allures de chef ) : Jacques Degrancourt

  [  En 2009, à l'occasion d'un voyage de mémoire en Champagne Diana MORGAN m'a déclaré avoir entendu souvent son mari évoquer le souvenir de cette voiture puissante et rapide. Membre de l'équipage du Lancaster LM531 AR-R du 460e Squadron de la Royal Air Force, le sergent mitrailleur Bryan MORGAN, abattu dans la nuit du 3 au 4 mai 1944 lors du bombardement du camp de Mailly, avait été recueilli et pris en charge par par le Groupe Melpomène.
    Le témoignage écrit de Bryan MORGAN décédé le 5 février 2004 a été mis en ligne par son épouse Diana sur le site de la BBC « WW2 People's War » en novemnre 2005.

Note de Jean-Pierre Husson ]


Le sergent Bryan Morgan

Le 6 avril 2009 à Mailly-le-Camp, Diana Morgan se recueille devant la Mémorial de la RAF

[ Photographies communiquées en juin 2009 à Jean-Pierre Husson par Diana Morgan ]

   Il nous fallait redoubler de prudence, prendre toutes les précautions car l'ennemi ne nous aurait pas fait de cadeaux, il était à l'affût de nos moindres faits et gestes. C'est une des raisons pour lesquelles les changements de maquis se faisaient de nuit, à travers les petites routes désertes et les chemins. À l'époque, il y avait beaucoup plus de bois qu'aujourd'hui, ce qui rendait nos déplacements plus faciles puisque nous disposions d'un abri naturel lors de nos déplacements nocturnes. Les Allemands hésitaient à s'aventurer dans ces massifs boisés de peur de s e voir confronter aux maquisards.
   Pour nous déplacer, nous avions en avant-garde, une voiture équipée d'une mitrailleuse. Le poste de mitrailleur était occupé par Maxime le petit Russe. Il n'aurait cédé sa place pour rien au monde et était prêt à ouvrir le feu à tout moment.

   Ce 14 juillet 1944, nous avions prévu d'organiser une fête avec un petit défilé, dépôt de gerbe accompagné d'un air de Marseillaise et salve d'honneur. Avec l'aide de M. le curé et des habitants, nous avons pu fêter cette fête nationale à la fois à Saint Amand sur Fion et un autre groupe à Soudron. Des sentinelles étaient disposées à l'entrée de chacun des villages. À l'entrée de Saint Amand, il y avait le gros Gaston Delvallée, une mitraillette en bandoulière. Il était imposant, très impressionnant et faisait peur à voir.

   Cette journée mémorable s'est heureusement passée sans encombre, comme si le pays était assommé par l'écrasante chaleur de juillet. Un vent de libération et de liberté soufflait sur Saint Amand. Les habitants qui nous traitaient comme des libérateurs ou des défenseurs, nous ont offert le champagne, remplissant nos verres disposés à même le toit de nos voitures. Une seule petite ombre au tableau, nous craignions que les Allemands ne soient informés de ces festivités et exercent des représailles sur les populations civiles.
   Ce n'est que plus tard que j'ai appris par la bouche de Serge Louvet, chauffeur à la police de Châlons et ex-collègue de travail quand moi aussi je travaillais pour cette même police, que des ordres avaient été transmis par les autorités allemandes au commissariat de Châlons afin de nous poursuivre et de nous arrêter. Ce qu'avaient oublié les Allemands, c'est que les inspecteurs en civil chargés de l'enquête, étaient d'ex-collègues, voire des copains et c'est tout naturellement qu'ils n'ont pas cherché à nous « mettre la main dessus ».
Jusqu'à présent, nous étions toujours parvenus à échapper aux Allemands, mais nous nous doutions bien qu'ils feraient tout pour « nous coincer ». Le fait de leur échapper en permanence devait les faire enrager doublement, il allait falloir redoubler de prudence… !

L'arrestation et l'internement à la prison de Châlons

  Ce matin du 25 juillet 1944, nous partons du maquis, Jacques Degrancourt, André Ponce de Léon, Freddy, Maxime et moi, direction des environs de Braux Saint Remy. Arrivés au centre du village, la place est bloquée par un barrage constitué d'engins agricoles. Nous nous en apercevons trop tard et nous stoppons quelques mètres avant (ce barrage avait été dressé par les Allemands afin d'arrêter un groupe de résistants F.T.P. de l'Argonne qui, la veille, avait mitraillé un convoi allemand).

   À peine notre traction arrêtée, nous sommes encerclés par les Allemands. Ils sont armés jusqu'aux dents, menaçants et déterminés. Nous sommes mis en joue par des soldats en armes tandis que d'autres nous font descendre sans ménagement et nous désarment. Les Allemands reconnaissent la mitrailleuse que Freddy avait récupérée sur l'avion tombé près de Bassuet. Cela ne fait que renforcer leur détermination, nous sommes violemment projetés à terre, la face contre le revêtement de la route ; puis dans un bon français, un soldat allemand cite les deux noms de Jacques Degrancourt et de Roger Romagny. Il y a comme un air de satisfaction chez ce soldat, satisfaction d'avoir enfin pu capturer ces maquisards, après lesquels il court depuis longtemps. Nous voilà dans la gueule du loup !

L'Union, 24 juillet 1994

   Bien que nous n'en menions pas large, nous gardons notre sang-froid, nous restons calmes et maîtres de nous. Le risque d'être fait prisonnier, nous l'avons accepté depuis longtemps. En voulant combattre la présence de l'envahisseur, pour l'amour de la liberté, pour l'amour de notre pays, en faisant de notre idéal notre combat quotidien, nous savions que nous risquions un jour ou l'autre de nous retrouver dans cette situation inconfortable dans laquelle nous sommes. Notre foi a eu raison de toutes les sagesses.
   Enfin, pour le moment, nous sommes toujours à plat ventre et nous sommes menottés, les mains dans le dos à l'aide d'un fil de fer qui nous entaille la peau. Puis, nous sommes relevés et alignés contre le mur de la ferme voisine. Derrière nous se tiennent des soldats allemands armés de mitraillettes. C'est tout juste si nous n'entendons pas déjà dans nos oreilles le premier coup de feu, la première rafale… C'est terrible… Nous nous attendons à être fusillés, à mourir contre ce mur de ferme de la campagne champenoise.
   Des ordres en allemand fusent de tous les côtés, des officiers qui viennent d'arriver de Sainte Ménéhould vocifèrent d'autres ordres, des soldats qui étaient sur place tiennent aussi des propos qu'un seul parmi nous comprend, c'est Freddy.

   « J'avais quinze ans à cette époque, en 1944 et j'étais employé chez mon oncle, Louis Humbert, maréchal ferrant à Braux Saint Remi. J'étais présent et j'ai assisté à l'arrestation des cinq résistants. Les soldats allemands sont arrivés dans le village peu de temps avant le passage des maquisards, mais ils ont eu le temps de dresser un barrage au centre du village à l'aide d'engins et de matériels agricoles pris d'autorité chez les paysans. Ils ont ensuite installé une mitrailleuse sur pied de chaque côté de ce barrage.
Dès l'arrivée de la T.A.V., les occupants sont jetés à terre sans ménagement. Ils sont ensuite menottés, les mains dans le dos avec du fil de fer que les soldats allemands sont venus chercher chez mon oncle.
   Je garde comme souvenir la brutalité de cette scène. J'étais, du haut de mes quinze ans, très impressionné par le nombre important de soldats allemands entourant ces cinq malheureux résistants ».

Témoignage de M. Hubert Vaillant
21, rue des frères Navelet
51000 Châlons en Champagne



Voici le mur de la ferme devant lequel nous étions alignés.
Il y a là Freddy avec son petit garçon, moi-même
et Louis Humbert, le maréchal ferrant de l'époque.

   Pour l'heure, il y a toujours autant d'agitation autour de nous, puis un par un nous sommes conduits dans l'étable de la ferme pour y subir un premier interrogatoire. Les questions sont : « de où venez-vous ? », « où vous rendez-vous ? ». Pas un d'entre nous n'a donné la même réponse. Les Allemands furieux nous ont roué de coups de bâtons avant de nous faire monter dans leurs véhicules à raison d'un par voiture. Solidement escortés, nous avons pris la route de Sainte Ménéhould, où après une halte à la Gestapo, nous reprenons la route pour Châlons. Dès notre arrivée à la prison, les menottes remplacent le fil de fer. Nous sommes jetés tous les cinq en cellule, le seul regard que je croise à mon arrivée, c'est celui de l'abbé Gillet, mais nous n'échangeons pas un mot, pas un geste, rien. Dans ces circonstances, parfois un regard vaut mieux que des paroles.
   Je me retrouve en cellule avec un petit Châlonnais qui me raconte pourquoi il se retrouve emprisonné. Il a été arrêté à la suite d'un vol de colis à la Feldposte. Ces colis volés étaient destinés à des militaires allemands et il a très peur d'être sévèrement condamné. Bien que mon cas soit beaucoup plus grave que le sien, je le réconforte et à mon tour, je lui relate les faits qui m'ont conduit en prison. Effectivement, c'est plutôt moi qui devrais avoir peur. Comme je suis toujours menotté les mains devant, mon camarade d'infortune me rend bien des services et m'aide dans mon quotidien. Je serai ainsi menotté jusqu'au 19 août 1944, date à laquelle après avoir été extrait de la prison de Châlons, nous passons la nouvelle frontière franco-allemande en haut du Donon. En prime, le soldat allemand, qui me retirait mes menottes, me mit un « coup sur la gueule » car le mécanisme de fermeture avait subi quelques dommages quand un co-détenu avait essayé en vain de m'enlever les menottes.

   J'étais éprouvé par ce dur séjour en prison. Vivre au quotidien avec les mains attachées, cela est très pénible. Les choses les plus banales de la vie de tous les jours, manger, se dévêtir, faire sa toilette, ses besoins, tout devient une véritable épreuve. Il faut se faire aider par des co-détenus. Toutes les positions sont inconfortables surtout assis ou couché. J'ai les poignets en sang, l'acier des menottes m'entaille les chairs. C'est dans ces conditions pénibles physiquement qu'il faut tenir le coup, garder espoir. Pour ajouter à la pénibilité de ces conditions de détention, tous les matins, je suis emmené à la Gestapo pour être interrogé. C'est maintenant psychologiquement qu'il faut tenir le coup. Les interrogatoires se passent sans violence, mais sont durs à endurer surtout quand, en guise d'accueil, on s'entend dire dans un français parfait : « ça va être dur de mourir à vingt ans ! ».

   Au fur et à mesure des interrogatoires, je garde pour ma part le même discours, les mêmes réponses. Je me contente de dire que je ne suis que le chauffeur et le mécanicien du groupe, que je ne participe à aucune prise de décision, que je me contente d'obéir aux directives qui me sont données, bref, en quelque sorte j'essaie de me faire passer pour " le con " du maquis. J'ai l'impression que mon stratagème a marché et qu'ils m'ont cru. Les interrogatoires étaient souvent interrompus par la sirène annonçant une attaque aérienne. Tout le monde descendait aux abris, dans les sous-sols. Dès la fin de l'alerte, l'interrogatoire ne reprenait pas, j'étais reconduit directement à la prison puisque les soldats chargés de m'interroger se rendaient bien compte que je ne pouvais leur fournir les renseignements qu'ils attendaient, dans la mesure où je prétendais n'être au courant de rien.

   À l'intérieur de la prison, les nouvelles circulent. La communication se fait par les tuyaux d'évacuation des lavabos ( c'est assez net et compréhensible ) ou directement par les fenêtres. J'arrivais, même menotté, à sauter et à m'accrocher aux barreaux des fenêtres pour voir à l'extérieur ce qui s'y passait. C'est ainsi que j'ai appris l'arrestation des autres camarades du groupe, Jean Delettrée, Jacques Songy, Formez, Jules Hutin, Maginot, etc.

   Un matin du début août, je repars pour un nouvel interrogatoire. En descendant les marches de la prison, solidement escorté par deux soldats en direction de la T.A.V., mon regard va droit en direction du cinéma  Roxy devant lequel se tient notre ami André Etchegoimberry. Il rôdait dans les parages, espérant glaner quelques nouvelles de ses camardes emprisonnés. Nos regards se croisent longuement, avec insistance comme pour mieux communiquer. Mes gardes s'en aperçoivent et me questionnent : « Qui est ce type, tu le connais ? ». Je leur réponds qu'étant Châlonnais, je connais beaucoup de monde, mais que je ne sais pas qui est ce type.

   Nous montons en voiture, des ordres sont donnés, la TAV tourne rue Saint Loup, remonte la rue Gravissante et stoppe en haut. Mes gardes descendent précipitamment et se jettent sur Dédé qui se trouvait toujours là. Ils l'arrêtent, le font monter à côté de moi. La voiture redémarre, Dédé me donne un petit coup de coude et sort discrètement un revolver. Dans la précipitation, les soldats allemands ont oublié de le fouiller. Je nous imagine déjà retrouvant la liberté. Je me vois assommant avec mes poings le chauffeur et me saisir du volant pour manœuvrer la voiture pendant que Dédé abat les deux soldats allemands, qui sont assis de chaque côté de nous, à l'arrière. Nous sommes tellement serrés et la surprise aidant, nos gardes n'auront pas le temps de réagir. Hélas, l'un des gardes a aperçu le revolver, d'un coup sec porté sur la main, il désarme Dédé. Tous mes plans d'évasion s'écroulent, nous poursuivons notre itinéraire jusqu'à la Gestapo. Mon interrogatoire est de courte durée, par contre celui de Dédé est musclé et dure longtemps.
»

Le camp de Natzweiler-Struthof

  Le 19 août 1944, après vingt-cinq jours dans cette prison, nous sommes embarqués dans deux cars (les noms figurent sur les pages suivantes). L'escorte est impressionnante. Nous partons en direction de l'Allemagne. Malgré tout ce que nous venons de subir et malgré l'incertitude de notre sort, ce sont les retrouvailles entre copains de maquis. Jacques Degrancourt est dans un sale état. En tant que chef de groupe, les Allemands l'ont torturé pour le faire parler. Il a subi de nombreuses bastonnades. Puis, je découvre dans des états plus ou moins bons, Jacques Songy, Dédé, André Ponce de Léon, Formez, Moulin, Mouton, etc. Il y a également de nombreux prisonniers de la prison de Reims, Goulard, l'abbé Hess, Lundy, Lesieur…
   Avant le départ, j'arrive à faire passer à mes parents un petit mot par la vitre. J'ai su à mon retour que le mot leur était bien parvenu.

   Nous passons la frontière allemande à Donon. Mes menottes sont enlevées (j'ai déjà relaté ce moment un peu avant). Ouf ! Quel soulagement. Mes poignets sont bien entaillés, les chairs sont à vif et mettront longtemps à guérir.
   Nous poursuivons notre route jusqu'à la destination finale, le camp de concentration du Struthof.

KL Natzweiler, 19 août 1944 - Transport n° 438

   Nous descendons des cars et dès que nous franchissons l'entrée, nous sommes stupéfaits du spectacle de désolation qui s'offre à nous. Il règne une ambiance bizarre, un silence pesant a envahi les lieux, nous devinons que la misère et la mort sont le quotidien des gens qui sont enfermés ici. Effectivement, nous apercevons quelques prisonniers dans leur costume rayé. Ils sont dans un état pitoyable, ils sont maigres, faméliques, la peur et la détresse se lisent dans leurs yeux. Ils nous regardent comme si nous étions des bêtes curieuses. Les premiers instants de stupeur passés, nous comprenons rapidement ce qui nous attend. Nous sommes conduits dans le bloc en bas à droite. Les ordres arrivent « tous à poil ». Puis, c'est l'immatriculation. Je porte le n° 22835. Ensuite, debout sur un tabouret, c'est le rasage complet, puis la douche et la distribution de vêtements rayés. Une foi tous ces « formalités » faites, nous nous dirigeons vers le bloc de vie concentrationnaire. Les jours passent, il faut se plier à la discipline de fer qui règne à l'intérieur du camp. Le seul moment de répit de la journée est la distribution de la soupe. Cela nous permet d'absorber un bol d'eau tiède et trouble. Il faut veiller à se faire tondre les cheveux à ras, en permanence, sinon pas de soupe ! Le soir, c'est l'épouillage, à tour de rôle nous cherchons les poux sur les têtes de nos voisins.

   Ces conditions de vie sont très pénibles, nous nous posons la question de savoir où tout cela va finir, jusqu'où tout cela va nous emmener.


   Pour se rassurer ou pour faire semblant de se rassurer, pour surmonter sa peur et ses craintes, chacun essaye de se raccrocher à cet invisible et si fragile petit lien qui relie encore à ces images de notre vie, de cette vie que nous vivions il n'y a pas si longtemps, quand nous étions encore près de nos familles et de nos proches. Le simple fait d'y penser nous met énormément de baume au cœur, nous nous imprégnons de ces images, de ce bonheur et à chaque fois, nous sentons monter en nous une extraordinaire bouffée de chaleur et de bien-être. C'est aussi pour cela qu'entre déportés, nous aimons savoir d'où vient l'autre, comme si le fait de retrouver quelqu'un de sa région pouvait nous rassurer en se disant « je ne suis pas seul dans cet enfer », comme si le fait de partager toutes ces souffrances avec une personne avec laquelle il y aurait plus d'affinités du fait de notre provenance commune, pouvait diviser par deux toutes ces souffrances. Par le plus grand des hasards, je rencontre un autre Châlonnais avec lequel nous nous racontons mutuellement en quelques mots, notre parcours pour finir dans ce camp. Dans la conversation, je lui dis que je m'appelle Roger Romagny… Et après quelques instants de réflexion, il me dit qu'il a connu un Romagny emprisonné à la prison de Châlons sur Marne. Il me décrit physiquement son compagnon de cellule… Il n'y a pas de doute, grâce aux détails qu'il me donne, je suis persuadé qu'il s'agit bien de mon frère Pierre. Je suis très inquiet pour lui ! Il faisait partie du maquis de l'Argonne qu'il avait rejoint pour ne pas partir au STO. Je pense qu'il a dû être arrêté comme beaucoup de résistants et je me fais beaucoup de souci pour lui. Je suis très inquiet à son sujet et j'espère pour lui qu'il n'a pas eu à subir le même sort que moi. Les souffrances que j'endure, je ne veux en aucun cas qu'elles soient partagées avec mon cher frère. Mais cette question me tourmente et me revient sans cesse à l'esprit « qu'est-il devenu ? ». Je pense aussi à mes chers parents. Vont-ils perdre deux de leurs enfants dans cette tourmente, dans cette tragédie de la Seconde Guerre mondiale ?



Vue générale du camp de concentration du Struthof

La potence du camp

   Notre moral baisse de jour en jour, même pour les plus forts d'entre nous. Nous sommes conscients que nous n'avons qu'une seule issue, c'est de finir comme tous ces pauvres types autour de nous, malades, affamés souffrant de détresse psychologique et physique. Au bout de cette vie dans ce camp, il n'y a qu'une chose qui nous attend à notre tour : la mort pour nous aussi.

   En attendant, il faut tenir, une lueur d'espoir anime quelques-uns d'entre nous, mais comment espérer alors que nous n'avons même pas le minimum vital. Nous mangeons très peu et nous crevons de faim. J'ai même vu des prisonniers qui ramassaient des miettes de pain avec une aiguille. D'autres sont maltraités, les coups de crosse tombent pour un oui ou pour un non. Le capos sont brutaux, ils font régner un véritable climat de terreur.
Tout est bon pour humilier les prisonniers et s'adonner à des pratiques barbares. Pour un bout de pain qu'il a volé, ce malheureux subit une punition qui doit servir à donner l'exemple. Il est debout et tient à bout de bras un tabouret sur lequel a été mis un morceau de pain. Le pauvre gars qui est déjà bien affaibli fatigue rapidement mais dès que son bras commence à baisser, un capo, qui se tient derrière lui, lui administre des coups de bâton. Cela dure jusqu'à ce que ce prisonnier meure d'épuisement et de coups. La vue de cette scène est atroce à supporter.

   L'apprentissage de notre nouvelle vie de prisonniers se déroule ainsi, entre brutalité, misère, discipline de fer et détresse. Nous sommes à peu près certaines que nous ne sortirons jamais de cet enfer. Notre quotidien est rythmé par des obligations toujours plus humiliantes, nous ne sommes plus qu'un troupeau humain, nous avons perdu notre dignité d'homme. Pendant des heures, nos gardiens nous obligent à rester debout, en rang, sans bouger. Ils font l'appel plusieurs fois de suite, leur seul but est de nous briser physiquement et moralement ! Tout est fait pour que chacun perde son identité, les latrines sont communes, il n'est pas question d'intimité. Les quelques moments de répit sont les promenades dans l'enceinte du camp. Mais gare à celui qui n'enlève pas son calot au passage d'un SS… C'est la schlague assurée !

   Heureusement qu'il y a les anciens pour nous réconforter et nous remonter le moral. Ils subissent pourtant la même dureté que nous dans leurs conditions de vie, mais ils se sont habitués (si on peut s'habituer) à ces conditions difficiles.

   La vue du crématoire n'est pas là pour nous rassurer. Le four crématoire est en dessous de notre bloc. Il brûle sans arrêt, une fumée noirâtre et odorante se dégage en permanence de la cheminée.
Plus loin, c'est la prison, elle est isolée du camp. Des types sont derrière les barbelés. Ils sont dans un état indescriptible, ils sont si squelettiques que l'on pourrait presque voir à travers leurs corps décharnés. Ils font peur à voir, leurs yeux ressemblent à des orbites sombres, vides de toute étincelle d'existence et on se demande comment ils peuvent encore tenir debout ? La plupart d'entre eux sont atteints du typhus. En les voyant errer ainsi, ils nous font penser à des morts-vivants. Effectivement, ces pauvres prisonniers n'attendent qu'une chose : la mort qui les délivrerait de tant de souffrances… !



Le crématoire et sa cheminée

   Heureusement que nous avons un véritable rayon de soleil en la personne d'un dénommé Coquart, originaire de Reims. Il arrive toujours à glaner, par-ci ou par-là, des nouvelles extraordinaires. Nous savons par exemple que l'armée américaine progresse rapidement. Effectivement, nous observons que les Allemands sont nerveux depuis quelques temps. Ils assistent à la déroute de leur armée qui est défaite sur tous les fronts. Nous n'en sommes pas plus rassurés car nous nous demandons ce qu'ils vont faire de nous. Comment cela va-t-il se passer pour nous devant l'inexorable avancée des Américains ? Nous sommes partagés entre l'espoir d'une libération et la crainte de représailles de la part de nos gardiens en cas de fuite précipitée.
   Nos craintes sont fondées, les soldats allemands activent leur sale besogne. Dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944, plusieurs camions chargés de résistants, se dirigent vers le crématoire. Ces résistants sont exécutés et brûlés. Il en est ainsi toute la nuit. Nous ne pouvons que deviner le drame qui se joue à quelques mètres de nous, mais nous assistons à ce spectacle lugubre de cette cheminée qui n'en peut plus de cracher cette âcre fumée noire. Le four crématoire fonctionne tellement cette nuit là, que des flammes s'échappent en même temps que la fumée de la cheminée (le groupe Alliance venait d'être anéanti, soit 107 résistants exécutés). On se demande sincèrement si on va se réveiller et sortir de ce cauchemar ou si ces atrocités sont bien réelles et peuvent exister… ?

   Le lendemain, l'ordre nous est donné de nous rassembler et de prendre avec nous une boîte de conserves. À pied, nous sommes emmenés vers la gare de Roteau, distante de huit kms. Nous sommes escortés par des SS accompagnés de leurs chiens. En cours de route, les plus faibles tombent à terre. Aussitôt, ils sont roués de coups par les sentinelles et mordus par les chiens. Les pauvres se relèvent tant bien que mal trouvant suffisamment d'énergie pour échapper à ces traitements inhumains. À notre arrivée à la gare, nous apprenons qu'il n'y a pas de train. Nous refaisons le chemin inverse et retour au camp. Dans les blocs, les rumeurs les plus folles circulent et se répandent rapidement. Nous entendons dire que nous ne pourrons plus partir et que notre sort en est jeté, notre destin va s'arrêter entre ces barbelés. Mais vers 2 heures du matin, nouveau départ pour la gare. Cette fois-ci le train est là. Nous montons dans des wagons à bestiaux et dans chaque wagon, il doit y avoir un maximum de prisonniers.



L'enceinte du camp

   Nous sommes serrés comme des harengs en boîte, les uns contre les autres. Il est impossible de bouger ni même de s'asseoir. Dans un coin du wagon, il y a les chiottes mais pour s'y rendre c'est une véritable difficulté. Il règne une chaleur suffocante, nous manquons d'air. Les plus faibles, ceux qui ont du mal à rester debout sont maintenus par leurs camarades d'infortune. De temps en temps, le train s'arrête, les SS jettent un coup d'œil dans les wagons et font une inspection rapide. Le convoi reprend sa route, le train roule pendant des heures et des heures, des kilomètres et des kilomètres. Nous n'avons ni à boire, ni à manger. Où nous emmène t-on ainsi ? Combien d'entre nous vont mourir de faim, de soif ou d'épuisement pendant ce trajet ?

Le camp de Dachau

   Le 3 septembre, nous arrivons à destination, le camp de concentration de Dachau ! Les portes des wagons s'ouvrent et c'est à coups de schlague que nous sommes accueillis à notre descente. Nous sommes de nouveau ré-immatriculés, je porte cette fois le n° 99960. Puis c'est la répartition dans les blocs. Ce camp est immense, rien à voir sinon le côté sinistre, avec le précédent camp du Struthof. Quelle n'est pas ma surprise quand j'aperçois devant un bloc, Fernand Alleau. Il a été arrêté en mars 1944. Il m'aperçoit aussi. L'émotion est trop forte, nous fondons en larmes en tombant dans les bas l'un de l'autre, Fernand était magasinier au garage Laforest.

   Nous n'aurons que peu de temps pour profiter de ces moments (malgré la tragédie que nous vivons, c'est toujours un réconfort de retrouver des copains vivants) puisqu'à nouveau c'est l'appel et les départs pour les commandos en fonction de l'état physique de chacun. Un simple coup d'œil suffit aux SS pour faire le tri. C'est donc la séparation d'avec mes copains car pour ma part, souffrant d'un phlegmon au bras droit que j'ai de plus en plus de mal à remuer, je suis conduit à l'infirmerie (Revier). Un coup de bistouri réglera cette infection et je reste quelques jours en observation sous le contrôle des SS. C'est pendant cette convalescence que je vois arriver un blessé suite à un bombardement pendant le transport. Il a le bras coupé et immédiatement, je lui propose de l'aide. Je fais sa connaissance. Il s'appelle Roger Reuillard, il est de Reims. Pour me remercier de l'aide que je lui apporte, il me donne un peu de ses repas. J'en profite pour récupérer un peu mais quelques jours plus tard, je sors de l'infirmerie et je retourne au bloc. Pendant mon séjour au Revier, s'y trouvait également Jacques Songy. Nous étions les deux seuls, sur tous les copains du maquis, à être restés au camp.

   Les conditions de vie et de détention sont très dures. Nous revivons ce que nous vivions déjà au Struthof. Les appels se multiplient, les soldats nous comptent et nous recomptent pendant des heures. Il faut rester alignés pour que ce comptage soit plus facile. Au moindre doute, à la moindre erreur, il faut tout recommencer. Nous ne sommes que très peu vêtus et quelles que soient les conditions climatiques, nous restons comme cela, immobiles dans le froid et sous la pluie. C'est un véritable calvaire pour les plus faibles d'entre nous et pour ceux qui sont malades.
   Tous les jours, nous assistons à un va-et-vient de types qui rentrent des commandos. Ces pauvres diables sont en très mauvais état. Comme ils ont dû en baver… ! Il y a aussi ces nouveaux arrivants qui doivent affronter les rigueurs de cet hiver 1944/1945.
   Notre quotidien est fait des mêmes gestes, des mêmes obligations. Dès le lever, il faut sortir les paillasses des copains morts pendant la nuit et les déposer devant le bloc afin que les morts soient comptabilisés lors du comptage. Un peu plus tard dans la matinée, les chariots passent poussés et tirés par des déportés. Les cadavres sont chargés sur ces charrettes et sont emmenés au four crématoire pour y être brûlés. C'est très dur de vivre ainsi, de vivre au rythme des heures qui voient mourir certains d'entre nous. Pour ceux qui ont la chance d'être encore en vie, chaque jour se transforme en un combat continu contre la mort, il faut essayer de « sauver sa peau », espérer s'en sortir, espérer sortir de cet enfer.
   Une des principales craintes, c'est de tomber malade. Nous savons bien qu'entre la maladie et la mort, il n'y a qu'un pas que nos gardiens n'hésiteraient pas à nous faire franchir car les soins sont aléatoires et pas toujours adaptés.

   Justement, peu après, je suis atteint d'une otite. Je souffre énormément et sur les conseils de mes camarades, mon seul remède est d'appliquer un linge mouillé et chaud sur l'oreille. C'est ce que je fais avec du café ou de la soupe. Je me soigne ainsi pendant deux ou trois jours. Est-ce ce remède ou mon organisme qui réagit encore bien aux infections. En tout cas, mon oreille s'est mise à couler et la douleur a disparu. Quel soulagement ! Mon état général n'est pas brillant. Je me sens diminuer de jour en jour. Si mon état physique se dégrade, mon moral lui est aussi au plus bas. Il n'y a rien auquel l'on puisse se raccrocher, aucun espoir d'amélioration, aucune lueur d'espoir concernant notre avenir. Et pourtant, est-ce cet instinct de survie qui nous pousse à refuser la fatalité et ne pas abandonner le combat contre celle qui n'a qu'une hâte, celle de venir nous cueillir dans ses bras, je veux parler de la mort !

L'Union, 29 avril 1995

   Une éclaircie dans la noirceur de ce tableau semble se dessiner en la personne d'un prisonnier allemand arrêté et déporté depuis 1933 dans les casernes des SS. C'est un capo, il est donc nanti d'une certaine autorité et il recherche un mécanicien sachant installer des gazogènes pour équiper les véhicules militaires. Je suis le seul à prétendre savoir faire ce travail puisque c'est ce que je faisais étant employé au commissariat de police de Châlons.
   Il me propose cet emploi de mécanicien et je pourrai sortir du camp, le matin après l'appel pour n'y revenir que le soir, après avoir été fouillé.
   Je lui fais part de mon état de santé et il convient que je ne peux travailler dans cet état. Il me rassure en me répondant dans un « petit français » que je pourrai reprendre des forces, car dans les casernes, la nourriture est plus abondante. Il ajoute sèchement que les ordres sont les ordres et qu'ils doivent être exécutés. Je suis le seul mécanicien à savoir installer des gazogènes, alors je n'ai pas d'autre choix que d'accepter. Il me faut obéir… C'est certainement ce qui me sauvera la vie.

   Je me retrouve dans un petit atelier en compagnie de ce prisonnier allemand. Il se comporte comme un capo, je suis sous sa responsabilité. Il y a également avec nous deux Grecs. C'est grâce à eux que j'ai pu me confectionner un petit couteau. Ils m'ont montré la technique pour le fabriquer. On ne sait jamais, avoir une arme, cela peut servir à un moment ou à un autre. Ce couteau est caché dans un endroit connu de nous trois seulement.
   Au bout de quelques jours, je me retape doucement. Il faut dire que je n'ai plus la crainte de partir en commando pour les sales besognes ou les travaux épuisants et que je suis à l'abri de la dureté de la vie en camp. Dans mon malheur, j'ai de la chance ! J'en prends conscience et je retrouve un peu de moral, un peu plus goût à la vie. C'est vrai que la nourriture est meilleure et plus abondante. Cela peut paraître dérisoire mais quel bonheur de mieux manger ! Pourrais-je parler de douceur de vivre tellement les conditions de vie à l'atelier sont différentes de celles du camp. Ici, au moins, je suis à l'abri des conditions climatiques et je n'ai pas à subir la brutalité et la férocité des capos, à subir dans le froid ces appels interminables et les coups de bâton. Oui, j'apprécie inconsciemment ces nouvelles conditions. Je ne dois plus me battre pour subsister, il faut que j'existe tout simplement et la nuance est importante, c'est pourquoi, je parlais un peu avant de « douceur de vivre ».

   Mais il faut travailler et travailler dur. Tout se fait manuellement, il faut fabriquer les fixations pour le montage des gazogènes, percer les trous avec des perceuses à main, et faire les ajustages à la lime. La surveillance des SS ne relâche pas, les journées se passent ainsi, rythmées par le repas du midi que nous prenons en petit nombre (il y a très peu de Français). Ainsi, le temps passe et parfois, il nous arrive quelques nouvelles sur les opérations militaires des Alliés sur l'Allemagne nazie. À la fin de l'hiver, de la caserne où nous sommes, nous entendons le canon tonner. La ligne de front se rapproche. Dans les casernes, la nervosité chez les militaires est palpable. On sent monter en eux une certaine tension et une certaine inquiétude. Auraient-ils reçu des consignes de préparatifs en cas de départ précipité ?

   Au camp, c'est pareil, le SS sont remplacés dans les miradors par des anciens (Folchoubes). À notre tour d'être inquiets, comment cela va-t-il finir ? Qu'allons-nous devenir ? Serons-nous évacués ou, tout simplement, massacrés pour ne pas être un obstacle à la fuite des Allemands. L'incertitude a gagné tout le camp, nous sommes à peu près 35 000 prisonniers à cette période. Les appels se multiplient, se répètent sans cesse sur la place du camp. Est-ce que cela annonce notre départ ? Pour quelle destination ? Pour connaître pire ? Mais déplacer 35 000 personnes, soit l'équivalent d'une ville moyenne, ce n'est pas une chose facile qui s'improvise. Il faut du temps pour permettre l'organisation d'une évacuation d'une telle ampleur. Mais après chaque appel, c'est le retour dans les blocs. Il vaut mieux « ramper » et ne pas se faire remarquer, nos gardiens sont « à cran ». Les coups de bâton pleuvent pour un oui ou pour un non. Je pense que nos gardes nous rendent responsables de l'obligation d'être obligés de continuer à nous garder ici, dans ce camp. Mais déplacer autant de personnes, avec autant de malades et de gens affaiblis qui ne sont pas capables de marcher, c'est impossible ! Quel spectacle horrifiant, tous ces corps décharnés qui se traînent lamentablement, quelle vision dégradante pour les humains que nous sommes de voir ces hommes comme des pantins désarticulés qui n'ont plus qu'en eux la force du désespoir pour continuer à survivre dans ces conditions.

   C'est encore plus horrifiant quand, un jour, je vois revenir les restes d'un commando parti en septembre 44, quelques mois plus tôt. Ces quelques survivants sont dans un triste état, ils avancent par automatisme, comme s'ils erraient, ne sachant pas d'où ils viennent, ni où ils vont. Ils sont si faibles qu'ils ne peuvent plus travailler ni être utiles à la cause des Allemands, c'est la raison de leur retour ici, au camp, comme si ils revenaient au « mouroir », comme pour mieux leur faire comprendre qu'ils ne sont plus d'aucune utilité, que leur condition humaine ne se résume plus qu'à une vie d'interné, à une vie qui risque de se finir entre les barbelés et qu'ils finiront leurs jours ainsi parqués, comme du bétail dont on ne se préoccupe pas.

   Au milieu de ces survivants, je reconnais très difficilement André Ponce de Léon, arrêté en même temps que moi le 25 juillet 44. le pauvre, il me fait pitié, j'ai si mal pour lui. Il est méconnaissable et je pense qu'il n'ira pas plus loin dans cet état. Je ne donne pas cher de sa peau. Heureusement pour lui, la libération étant proche (mais nous le savons pas à ce moment), il sera sauvé mais devra être hospitalisé six mois avant d'être rapatrié.

   J'apprends également le décès de Jacques Degrancourt, décédé au camp de Kleingladsbach. Mon frère d'armes a disparu, mais il restera gravé à tout jamais dans ma mémoire. Combien d'autres, combien de milliers auront disparu ainsi sans un adieu, sans un au revoir. Mon Dieu, quel triste sort, tu nous as réservé !

Patrie, 16 mai 1945

   Dans le camp, c'est l'effervescence. Les préparatifs de départ des Allemands sont maintenant visibles. Pour ma part, je ne vais plus travailler à la caserne. Les soldats n'ont plus de temps à perdre dans des contrôles d'entrée et de sortie. Ils sont trop occupés à la préparation de ce qui sera emporté ou non. Nous sommes fin avril 1945 et le bruit des canons n'est plus qu'à quelques kilomètres, voire quelques centaines de mètres.

La libération de Dachau et le retour à Châlons

  Le dimanche 29, les premiers éléments des troupes américaines arrivent en bordure du camp. Nous sommes surpris par les échanges de coups de feu ! Ça mitraille de tous les côtés, les mitrailleuses des miradors crachent leurs salves de balles et de feu sur les soldats américains. Nous restons incrédules, figés et nous avons du mal à imaginer que ce sont nos libérateurs qui sont aux portes de ce camp de l'enfer ! Les soldats américains sont en nombre supérieur, il en arrive de tous les côtés, dans des Jeep marquées de l'étoile blanche peinte sur le capot. Il n'y a pas d'engins blindés lourds ou d'artillerie. Les soldats allemands comprennent vite que leur cause est entendue, les gardes descendent un à un des miradors. Ils sont immédiatement abattus par un officier américain qui ne s'embarrasse pas de principes et qui ne veut pas prendre de risques inutiles… C'est la dure loi de la guerre. Les armes récupérées sont détruites et jetées dans la rivière qui entoure le camp.

   Nos libérateurs entrent dans le camp. Les portes grillagées s'ouvrent pour les laisser entrer, mais pour nous elles s'ouvrent vers la liberté, elles s'ouvrent vers l'espoir de demain, elles s'ouvrent vers le bonheur de retrouver nos vies, nos familles, nos proches, nos maisons, notre pays. Nous sommes fous de joie, des cris d'enthousiasme accueillent nos libérateurs. C'est un moment inouï que nous vivons, nous retrouvons notre liberté… Certains d'entre nous n'y croient pas encore.

Il n'y a nul besoin de commentaires,
les photos parlent d'elles-mêmes

   Une femme est là, avec les soldats américains. C'est une journaliste qui pourra témoigner de l'horreur de ce qu'elle aura découvert en arrivant dans ce camp de concentration de Dachau. Le spectacle est abominable, insoutenable et horrifiant. Il y a des tas de cadavres partout, les Allemands, dans les derniers jours, étaient trop affairés à leurs préparatifs de départ, le crématoire ne fonctionnait plus. Tous ces cadavres étaient entreposés là en attendant d'être brûlés, ils sont le témoignage vivant de ce qui se passait et la preuve que la vie n'avait aucun prix.

   En même temps, à l'intérieur du camp, c'est l'heure des règlements de compte entre les prisonniers, qui trouvent l'énergie de pourchasser, les Kapos et les SS. Certains ont revêtu la tenue rayée de prisonnier. Ils espèrent ainsi échapper à leurs poursuivants en se cachant sous les lits et dans les moindres recoins. Les Américains auront du mal à retenir tous ces déportés qui veulent se faire justice, mais qui ne veulent en aucun cas répéter les brutalités qu'ils ont endurées. Les Allemands ainsi traqués à l'intérieur du camp sont traînés sans ménagement jusqu'aux autorités américaines.

   L'organisation de l'armée américaine est impressionnante. Dès leur arrivée, ils mettent en place d'immenses toiles de tente pour servir d'infirmerie avec médecins et infirmiers et tout le matériel nécessaire pour prodiguer les premiers soins à ceux qui en ont le plus besoin. Un circuit de ravitaillement est rapidement mis en place. Il règne, malgré cet endroit sinistre qui marquera à tout jamais notre conscience, une étrange atmosphère, celle de la liberté retrouvée en étant toujours présent à l'endroit de notre captivité. C'est un sentiment bizarre qui nous envahit, difficilement descriptible comme si un sang nouveau venait irriguer nos pauvres corps meurtris par tant de souffrances et de privations.

   Les valides passent à la tente infirmerie, ils sont vaccinés contre le typhus et autres maladies. Il y a tellement de vaccins à faire qu'il faut plusieurs jours aux équipes médicales qui travaillent sans relâche pour vacciner les prisonniers.
Quant à la nourriture, elle arrive en abondance. Nous nous ruons littéralement sur cette manne providentielle mais les conséquences ne se font pas attendre. Le nombre de morts double tous les jours, les prisonniers affamés meurent maintenant de trop manger, leurs organismes n'ont pas eu le temps de se réhabituer à une alimentation normale qu'il aurait fallu absorber progressivement. Des ordres sont donnés pour limiter la distribution de nourriture et stopper cette hécatombe ! C'est un comble, après que certains soient morts de faim, d'autres meurent maintenant de trop manger !

   Dans ce gigantesque capharnaüm qui s'organise petit à petit, il y a aussi la joie des retrouvailles. Ainsi, je retrouve Fernand Alleau et Jacques Songy. Ce sont des instants émouvants. Nous sommes libres de nos mouvements et de nos allers et venues, j'en profite pour sortir à l'extérieur du camp. Je me dirige vers le crématoire que les soldats américains ont remis en marche. Il faut bien terminer la sale besogne laissée par les soldats allemands et de toutes façons c'est une manière comme une autre d'offrir une sépulture décente à ces cadavres plutôt que de les laisser s'entasser dans les allées du camp.

   La vision qui s'offre à moi, en arrivant près du crématoire, me provoque une immense souffrance. Ce sont des dizaines de corps qu'il faut brûler et réduire en cendres. La vision est insoutenable quand je vois ces cadavres raides être enfournés par les ouvertures prévues à cet effet. Cette vision me glace d'horreur et mon imaginaire prend le dessus et me transporte au-delà des entrées du four. J'imagine ces corps déjà torturés par tant de souffrances, se tordre et se déformer sous l'effet des flammes, j'en arrive presque à entendre les cris de douleur de ces pauvres êtres que l'on fait mourir une deuxième fois… ! Je m'éloigne de cet enfer mais au fond de moi, je ne peux m'empêcher de me poser cette question " pourquoi tant de souffrance et tant de malheur ? ", question qui restera à tout jamais sans réponse… !

   « Les rebellions ont été minimes. " Comment faire quand on ne pèse que 35 kilos ? En plus, l'organisation des camps avait été bien imaginée par les SS qui ont su s'entourer de certains détenus. Les chefs commandos, par exemple, étaient des détenus, comme les chefs de chambrée. Concernant ces derniers, il y avait des enfants russes, âgés de moins de douze ans qui vivaient avec eux. Ils étaient bien nourris. Mais qu'ils étaient pervers ! Ils dénonçaient pour un oui ou pour un non. En fait la rébellion, c'était un suicide.
   En fait, comme pour garder un certain optimisme concernant le genre humain, ce déporté conclut : " le seul geste d'humanité que j'ai vu d'un soldat allemand a été un gendarme qui nous a amené au Struthof au train en partance pour le camp de Dachau. Il m'a fait porter sa serviette et au moment de monter dans le wagon, il m'a discrètement donné un morceau de pain noir. C'est le seul geste de compassion qui me revienne à l'esprit. "
Dans cet immense camp de concentration de Dachau, la mort était la seule compagne de chaque détenu. Pour ma part, je tenais encore debout mais ceux qui ne pesaient plus que trente-cinq kilos ou moins, n'avaient plus qu'un souffle de vie. Nous avons été passés au DTT, puis peu à peu, les malades ont été évacués. De façon à libérer des places. Il faut dire que nous étions trois cents par chambrée alors qu'elles n'avaient été prévues que pour cent hommes.
   Des civils allemands réquisitionnés ont charrié les morts que l'on entassait devant les cabanes. Nous, on passait devant ces tas de cadavres sans plus faire attention, comme si c'étaient des poubelles… ».

Témoignage d'un déporté, interné au camp de Dachau


Le camp enfin libéré.
Des sourires enfin, mais pour ceux qui sont encore ont la force d'être debout
.

   Les Américains sont là depuis quelques jours et nous sommes impatients d'être rapatriés. Nous avons oublié que le rapatriement d'un aussi grand nombre de prisonniers nécessite des moyens importants.
   Comme je ne tiens pas en place, je décide avec Fernand de m'échapper par les grillages dont le courant a été coupé. Le fait de nous échapper nous permet de pouvoir nous éloigner à notre guise du camp et de pourvoir aller où nous voulons, sans être obligés de rester à proximité immédiate de l'enceinte extérieure.

   Nous nous rendons dans une usine de guerre située un peu plus loin. Nous en faisons le tour, poussés par notre curiosité mais tout est vide dans les bâtiments. Nous nous enivrons de ces moments de liberté retrouvée, nous profitons des senteurs du printemps dans la campagne allemande. Quel plaisir, le mot liberté associé au mot bonheur prend toute sa signification. Nous flânons ainsi, profitant de chaque seconde de ces instants merveilleux. Nous ne sommes pas pressés de retourner au camp que nous réintégrons qu'en fin d'après-midi en reprenant le même passage au travers des grillages. Nous entendons des détonations claquer et les balles sifflent à nos oreilles. Ce sont les soldats américains qui nous tirent dessus, croyant que nous tentons de nous échapper. Nous ne demandons pas notre reste pour rentrer à l'intérieur du camp. Des ordres seront donnés pour ne laisser personne sortir de peur que certains prisonniers ne commettent à l'extérieur des dégradations volontaires et ne s'en prennent aux populations civiles allemandes. Ces populations même si elles connaissaient l'existence des camps semblent en revanche surprises quand elles apprennent ce qui s'y passait à l'intérieur. Les habitants des alentours sont stupéfaits de découvrir les atrocités commises par les soldats de leur propre armée. Les soldats américains ont réquisitionné des agriculteurs et leurs chariots agricoles au village voisin. Des centaines de cadavres ont été chargés sur ces chariots parcourant ainsi les rues des localités voisines. C'est la stupeur ! Ces pauvres Allemands comprennent qu'ils seront associés à la barbarie de leur armée et à l'image qu'il restera, dans la mémoire collective, des exactions et des atrocités commises.

   Les autorités américaines espèrent maintenant une franche collaboration de la part des autorités allemandes car la tâche qui les attend est d'une ampleur gigantesque. Il va falloir faire transiter jusqu'en France des milliers de déportés, en empruntant tous les moyens de transport nécessaires. À l'inverse, les Américains attendent encore du matériel et il faut que les conditions de circulation leur soient favorables. Au camp de Dachau, du matériel médical arrive tous les jours, il faut dire qu'il en faut énormément car chaque détenu est un malade particulier. Les visites médicales se succèdent à un rythme infernal, les soins sont dispensés par des médecins et des infirmiers, les traitements sont efficaces. L'organisation médicale bat son plein, les prisonniers les plus gravement blessés ou malades sont évacués vers les hôpitaux les plus proches, les autres sont soignés sur place et restent en observation dans les tentes infirmerie. Les plus valides comme moi, sont logés et soignés dans les casernes des alentours. Nous recevons d'excellents soins, notre état s'améliore de jour en jour en attendant d'être complètement rétablis et d'être rapatriés en France. En attendant, ce jour, nous tuons le temps entre copains, nous écrivons à nos familles, nous retrouvons ce lien avec nos proches, nous retrouvons cet échange dont nous avons été privés pendant des mois… Quel réconfort !
C'est l'échange de correspondance qui nous apprend que Châlons a été libéré le 29 août 1944, mais la guerre continue en France.
D'autres occupations de la journée nous amènent à aller « fouiller et visiter » les casernes aux alentours. On y découvre beaucoup de matériel qui vient de France. Les journées se passent maintenant sans crainte du lendemain, nos états de santé respectifs se sont bien améliorés et nous avons hâte de rentrer dans nos foyers.

   Ce jour attendu arrive à la date du 29 avril 1945. C'est le jour de notre libération ! Et la capitulation est signée le 8 mai 1945.

   Vingt et un jours après notre libération, notre état de santé s'est nettement amélioré. Ce jour-là, quelle n'est pas notre surprise en voyant arriver monsieur Siret, un déporté aubois, qui a été libéré avant nous, et qui revient au volant d'un camion rechercher vingt-sept de ses copains. Quel formidable élan de solidarité, quelle belle leçon de fraternité et d'humanisme de la part de cet Aubois ! Je fais partie du voyage. Jacques Songy est aussi des nôtres ainsi que Vaxin de Vitry le François et bien d'autres encore.

   Nous recevons un accueil extraordinaire de la part de la population allemande, tout au long de notre route, dans cette Allemagne occupée par les troupes alliées. Nous sommes fous de joie. Il flotte sur cette route un vent de liberté, un parfum de bonheur, celui de retrouver nos familles et nos proches. Nous revenons de l'enfer, nous revenons de ce pays où la mort nous attendait chaque jour, nous revenons de ce que la folie humaine a pu imaginer de pire… Et nous en avons échappé. Inutile de dire combien nous profitons et nous apprécions ces premiers moments d'hommes libres.

   Puis c'est la frontière française. Le camion roule en direction de Troyes, partout sur les routes, dans les villes et les villages, nous sommes accueillis comme des héros. Une foule en liesse se masse à notre passage et exprime sa très grande joie de voir revenir ces bagnards revenus d'on ne sait où ? Nos compatriotes nous font part de leur joie de nous voir rentrer au pays. Ils savent que nous sommes des prisonniers de guerre, mais ils ignorent encore ce que nous avons vécu, ils ignorent encore ce que nous avons subi. Ils sont surpris en voyant certains d'entre nous qui sont encore terriblement amaigris et affaiblis, ils se doutent bien que notre déportation a dû être terrible, aussi nous sommes traités avec beaucoup d'égards et de compassion.

   Le reste du trajet jusqu'à Châlons se fera en voiture. Nos familles sont là, elles nous attendent en bas de la côte de Troyes. C'est une effusion de bonheur, des embrassades et des étreintes qui n'en finissent pas, les yeux se remplissent de larmes, l'émotion est palpable tant elle est forte ? J'apprends seulement à ce moment que mon frère Pierre, pour qui je me suis fait tant de soucis, a été libéré quelques jours avant la libération de Châlons par les Américains. Il aura été arrêté par les Allemands quelque temps après moi et sera resté emprisonné à la prison de Châlons. Je suis très heureux pour lui qu'il n'ait pas eu à connaître ce que nous avons connu, nous autres déportés.

   Puis chacun rentre chez lui et les jours suivants se passent en formalités de retour, visites médicales et distribution du ravitaillement. Pour les rescapés des camps, les rations sont doublées. Une fois toutes ces formalités terminées, André Etchegoimberry et moi-même partons nous reposer dans un centre de repos à Cassis-sur-Mer. Nous passerons quelque temps dans ce centre pour reposer nos corps meurtris, mais également pour retrouver un certain équilibre psychologique et essayer d'oublier, si cela est possible… ! »


Pour conclure

   Pour conclure et en résumé de ces quelques pages, que faut-il penser de cette jeunesse mouvementée, que faut-il tirer comme enseignement dans le fait d'avoir été un acteur du combat contre l'occupation et d'être toujours en vie, aujourd'hui ?

   Premièrement, je crois énormément au facteur chance.

   Deuxièmement, le fait de ne pas avoir été fusillé dès mon arrestation m'a permis d'avoir un sursis.

   Troisièmement, je n'ai jamais été jugé, mon dossier n'a pas suivi mes différents transferts. Cette désorganisation est due au fait que les dirigeants de la Gestapo furent remplacés par des soldats allemands venus d'Orléans, lorsque l'armée allemande commençait à subir des défaites répétées sur tous les fronts.

   Quatrièmement, étant déporté dans les camps du Struthof et de Dachau, j'étais promis à une mort certaine ! C'est grâce à mon métier de mécanicien que j'ai échappé à mon destin.

   Quand je ne serai plus là, ce petit résumé sera mon témoignage, en toute simplicité et en toute vérité.

Postface

  Je termine ici le récit qui relate les faits marquants de ma jeunesse depuis l'âge de douze ans jusqu'à l'âge de vingt et un ans.
   Je me suis contenté d'écrire quelques pages, il m'est impossible de relater tout ce que j'ai vu et tout ce que j'ai subi. Déjà le temps effaçant certains souvenirs, il m'a fallu replonger quelques fois douloureusement, dans ma mémoire.
   J'ai tenu néanmoins à retracer l'épisode qui reste le plus fortement imprégné en moi avec le plus de précision possible et en voulant traduire l'amour que je porte à mon pays jusqu'à en être prêt à donner ma vie pour lui.
   En ce qui concerne toute cette période de la déportation et de la vie dans les camps, de nombreux ouvrages ont été édités. Ils sont assez poignants et assez parlants.
   Pour ma part, le récit que j'en ai fait l'a été avec des mots simples, des mots de tous les jours, des mots qui me ressemblent, relatant l'horreur de la folie humaine. Tout ce que nous avons vécu dépasse l'entendement ! Comment croire que tout ceci ait pu exister ? Et pourtant… !

  Aujourd'hui, après quelques décennies plus tard, le temps a fait son œuvre. Il a adouci les cicatrices de l'esprit, de l'âme et du corps.
   Il n'est pas question de haine ni de vengeance, mais de pardon, d'amour et de fraternité pour que les générations futures ne connaissent jamais à leur tour, d'épisode aussi tragique.
   C'est d'ailleurs cet idéal de fraternité et d'amour mais aussi de liberté qui m'a conduit à m'engager dans cette aventure.

   Je me suis marié le 11 janvier 1947 avec Madeleine Desjardins que j'ai connue alors qu'elle était dactylo au service de la police. J'ai également connu à la même époque son papa qui lui était bourrelier dans le même service.

   De cette union, sont nés trois enfants :
      - Michel Romagny, né le 13 juin 1948
      - Patrick Romagny, né le 7 janvier 1957
      - Christine Romagny, née le 15 mars 1960

   Je suis titulaire de :
      - la médaille de la Déportation
      - la médaille militaire ( 17/01/1962 )
      - la croix de Guerre
      - la médaille de la Résistance (20/01/1946)
      - la croix du Combattant volontaire de la Résistance
et je suis également chevalier de la Légion d'honneur (30/10/1963)

   Un événement heureux d'après-guerre

   J'ai relaté à un moment donné l'hébergement d'aviateurs anglais dans le maquis. Vingt-cinq ans plus tard, un de ces aviateurs nous a retrouvé pour des retrouvailles empreintes d'émotion… K

Quelques membres du groupe Melpomène entourant Lane Williams
De gauche à droite : Roger Romagny, Pierre Bled, Gino Zappola, Jacques Songy, Claude Songy et le beau-frère de Lane Williams
Au premier plan : Lane Williams et Denise Songy

   
8 mai 1969


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