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Mon chemin de Croix
par Lucien HIRTH

matricule n° 37014
déporté au camp de Neuengamme - Kommando de Bremen-Farge
rescapé du Cap Arcona et de l'Athen

(1923- 2008)

Lucien Hirth en 2005

Ce passé qui ne veut pas disparaître

Résistance

Déportation vers l'Allemagne

Le camp de concentration de Neuengamme

L'entrée en enfer

Ces autres Français : les " Proéminents "

Le détenu Hirth devient pour l'éternité le 37014

Une journée ordinaire à Farge

Fosse commune

La « marche de la mort »

J'étais sur le Cap Arcona et l'Athen

Neustadt, 3 mai 2000

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Lucien Hirth est décédé à Reims en octobre 2008

     Lucien Hirth accompagné de Jeanne-Andrée Paté, ancienne déportée à Ravensbrück, et du colonel Louis Carrière, ancien déporté à Mauthausen, témoigne devant les élèves du lycée Clemenceau de Reims, dans le cadre de la préparation du Concours de la résistance et de la déportation, le 26 février 2005.

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Ce passé qui ne veut pas passer

   Nos enfants sont hantés par le passé concentrationnaire des parents qu'ils devinent mais ne connaissent pas. 
   Comment le pourraient-ils ? Les déportés sont des êtres doubles. Ils appartiennent en même temps au monde des morts dont ils sont revenus et à celui des vivants où ils se trouvent aujourd'hui.
   
De ces enfants, certains ont hérité des terreurs du passé sans avoir connu l'épisode traumatique lui-même.
   La société française et la République elle-même préfèrent ignorer la déportation et les déportés.
   On en reparle un peu depuis le début des années 80 au fur et à mesure que les derniers survivants meurent et que leurs petits-enfants, la troisième génération, deviennent adolescents.


Résistance

   De cette grande époque que fut la résistance demeurent quelques témoins qui s'efforcent de conserver intact ce passé.
   Faite d'engagements multiples ( réseaux, maquis, formations paramilitaires, services de renseignements, actes isolés ), la résistance fut le creuset insufflé par le patriotisme de nos parents et dont les instituteurs furent aussi les fervents instigateurs.
   Nous sommes aussi, vu notre âge à l'époque, l'image de la génération actuelle, un peu frondeurs, et là, nous trouvons un exutoire à nos débordements, sans toutefois en mesurer les conséquences, mais, très vite confrontés aux dures réalités.

   Juin 1940 : l'annexion de l'Alsace est brutale, les lois allemandes entrent en vigueur immédiatement. Tout ce qui peut rappeler la France doit disparaître (du béret aux couronnes mortuaires dans les cimetières)
   Pour moi commence un long cheminement.
   Encouragé par mon père qui a eu maille à partir avec les Uhlans en 1914-1918, je quitte l'Alsace en 1940, sans trop grande difficulté ; les représailles ne viendront que plus tard.
   Le franchissement de la frontière suisse par le plateau de Mäiche ne pose pas de difficultés majeures. Interné, mais sans subside notoire ; je suis indésirable. Il me faut rentrer en France ; on me désigne un point frontière qui me livre aux Allemands, je refuse. Après une nouvelle tentative, je suis rapatrié par Annemasse.
   Commence alors une errance, je n'ai pas encore 17 ans, un bien maigre pécule. Travail saisonnier pour une régularisation des papiers ; déplacement dans différentes régions ; la milice veille.
   Début 1942, j'apprends par une filière ( trouvée par mon père ) mon appel pour le service sous les drapeaux en Alsace. Je deviens déserteur, avec toutes les conséquences qui en découlent.

   1943 : recensé, je suis appelé au Service national dans les chantiers de Jeunesse. Par faveur ou en tant qu'Alsacien, je suis affecté au groupement Jeunesse et Montagne, une organisation paramilitaire qui réussit malgré l'occupation à redonner aux jeunes le goût de l'effort, de la lutte, du risque, de la liberté et à recenser aussi les hommes pouvant être disponibles à un moment donné.

   Réparties en groupements, des sections sont stationnées en haute montagne.
   À l'image des chasseurs alpins dont nous avons l'uniforme sans les parements jaunes : on nous appelait les " Bleus ".
   Nous étions chargés de la production de charbon de bois, de forestage, mais aussi de formation militaire clandestine, d'aide aux maquis particulièrement actifs dans les Hautes Alpes. Les attaques souvent simulées des maquisards permettaient leur habillement, mais principalement leur ravitaillement.
   Très vite et à ma surprise je suis affecté au PC de Gap, au service du
colonel DE MONTMARIN, chef de Centre.
   La nuit, je suis toujours d'alerte. Logé à côté de son bureau, chargé de lui communiquer toutes les informations qui proviennent des sections, parfois même par les postières de service de nuit.
   Mon poste me permet aussi de répondre à certaines sollicitations de la part
de camarades désignés pour aller travailler en usines. Des nuits passées aux répétitions d'une nouvelle identité vierge, à la confection d'une carte...
   Lors d'un séjour en infirmerie, je prodigue des soins à des résistants blessés, sur sollicitation de l'aspirant major à peine plus âgé que moi.
   Quête de renseignements en gare de Gap sur les déplacements de troupes.

   À l'origine, l'occupation italienne dans cette région ne nous traumatisait pas outre mesure, mais renforcée par les Allemands, elle s'est durcie. Des placards bien en évidence nous rappellent les sanctions de mort pour ceux qui portent secours aux réfractaires. Les arrestations deviennent plus nombreuses. La hantise d'une dénonciation nous gagne parfois.
   Se doutant de notre activité dans la région, les Allemands exigent l'évacuation immédiate de la région de Gap. Nous nous replions par le col Bayard et la route Napoléon sur Grenoble où siège notre quartier général ( rue Cornély Gémon )
   Dans cette ville je ne reste pas longtemps inactif. Je suis chargé avec un autre volontaire de surveiller les mouvements ennemis, entrées et sorties du dépôt de l'ex-6ème BCA et parc d'artillerie de montagne où l'ennemi a ses véhicules. Je passe des journées entières, planqué derrière des volets fermés. Mon collègue transmet les renseignements à un membre de la résistance dont nous ne connaissons pas le nom.

   Un soir, il m'annonce : « Ce soir nous ne passerons pas la nuit ici ».
   Au lever du jour, les Allemands fouillent toutes les maisons situées le long de la voie ferrée en face du dépôt.
   Quelques jours après, je suis arrêté par le SD, Service de Sécurité appelé aussi « Colliers de chien ». Le premier contact fut rude.
   Transféré en cellule dans la caserne Curial à Chambéry, je réussis à l'aide de mon allemand, à les berner. Ils ne savent pas qui je suis, car j'ai aussi une fausse identité. Un soir, le garde de nuit me confie
 : « Hirth, demain libre ».
   Le lendemain je suis transféré au Fort Montluc à Lyon, puis ce sera Compiègne et la déportation.
   Après guerre, je sus que mes camarades-contacts travaillaient pour l'Organisation de Résistance de l'Armée ( ORA ). À ma connaissance aucun n'a sollicité une homologation ; nous n'avions fait que notre
devoir.



Déportation vers l'Allemagne
Transport du 15 juillet 1944

   Après les cellules de la caserne Curial à Chambéry, le fort Montluc à Lyon, Royallieu près de Compiègne fut pour nous un havre de paix. Mais depuis quelques jours, le bruit d'un départ imminent court dans le camp. C'est pour demain " 14 juillet ".
   Une manifestation se forme dans les allées : NON nous ne partirons pas le
jour de la Fête nationale
. Pourparlers et discussions avec les autorités françaises du camp. Ces dernières exigent la rentrée immédiate dans les blocks. Nous obtempérons. Aussitôt soldats en armes et chiens sont déployés au bout de chaque allée. La soirée se passe, mais le 15 juillet dans la matinée, appel, tri, mise à l'écart, fouille minutieuse et le soir, pour la première fois et définitivement en rang par cinq, la colonne se met en marche, solidement encadrée par des SS.
   Nous traversons Compiègne. Sur le parcours les volets des maisons sont fermés. Une ouverture, le geste d'un habitant provoque un tir de mitraillette.
Parfois on entend quelques cris d'une connaissance qui reconnaît un des
siens dans le convoi.
   Arrivés en gare nous sommes attendus par d'autres SS. Ce fut le début du vrai cauchemar.

   Jetés par paquets, à coups de crosse, de pieds et de poings, à raison de 100 dans les wagons portant la mention " Hommes 40 - chevaux 8 ".
   Un des premiers d'une nouvelle centaine, je me précipite dans l'angle du wagon sous le volet d'aération bardé de barbelés. Cela me sauvera
certainement la vie. Le train se met en marche, les cheminots de la gare nous font un dernier geste d'adieu.
   Nous allons rouler pendant trois jours à travers différentes régions.
   Premier arrêt en gare de Metz, l'équipe de SS change, d'autres nous
prennent en charge, mais auparavant opèrent une fouille minutieuse pour éviter toute évasion. Deux wagons après le nôtre, le loquet de fermeture
présente des traces suspectes d'entailles. Le SS exige immédiatement le
responsable, personne ne bouge. Il désigne 10 détenus qui seront fusillés
sur place
. L'auteur se dénonce, il est abattu. Son corps est chargé dans le wagon vide, le compte y sera à l'arrivée.

   Les 99 autres sont répartis dans les deux wagons encadrant celui devenu vide. Ces camarades souffriront le martyr durant le reste du parcours.
Les forts en géographie précisent que nous nous dirigeons vers l'Allemagne du Sud ; au matin contrairement, c'est vers le Nord !
   Voilà le troisième jour que nous roulons sans manger ni boire. La nuit nous sommes transis, le jour la chaleur est étouffante. Au milieu du wagon un seau en guise de tinette, qui ne sera vidé qu'une seule fois.
   L'odeur est pestilentielle, les malaises se multiplient. Cette promiscuité engendre des bagarres.
   Lors d'un arrêt dans une gare allemande nous hurlons pour avoir un peu d'eau. Au bout de quelque temps, oh ! Miracle, un fenwick s'approche de
notre wagon et par l'ouverture d'aération projette, avec un tuyau, de l'eau dans le wagon.
   J'avais enlevé et présenté mes grosses chaussures de montagne, pour les remplir de cette eau miraculeuse que nous avons dégustée, comme aucune autre, avec mon voisin.
   Beaucoup ne verront pas le 18 juillet, le train marque un dernier arrêt,
il fait noir.


En Allemagne du Nord
un grand camp de concentration méconnu :
Neuengamme

   En décembre 1938, la SS transféra un kommando extérieur du camp de concentration de Sachsenhausen, fort d'une centaine de détenus allemands, à Hambourg-Neuengamme, dans une briqueterie désaffectée depuis des années ; ces détenus devaient construire un nouveau camp de concentration.
   Au début de l'été 1940, Neuengamme devint un camp autonome.
   Les détenus, dont le nombre atteignit rapidement plusieurs milliers, travaillaient à la construction du camp, la briqueterie ainsi qu'à la régulation de la Dove-Elbe ( bras de l'Elbe ), au creusement d'un canal de raccordement et à l'extraction de la glaise.
   Beaucoup de détenus moururent épuisés physiquement : la faim, les maladies et les mauvais traitements exercés par les SS.
   Tout au long de la guerre, la Gestapo et le service de sécurité de la SS déportèrent des dizaines de milliers de personnes originaires de tous les pays occupés par les Allemands.

   Le motif des arrestations était le plus souvent la résistance à l'occupation, le soulèvement contre le travail obligatoire en Allemagne ou la persécution pour raisons raciales.
   À partir de 1942, les déportés furent astreints à la production d'armement, d'abord à l'intérieur même du camp, ensuite dans des usines extérieures qui en faisaient la demande.

   C'est ainsi que dans les dernières années de la guerre se créèrent des kommandos sur tout le territoire de l'Allemagne du Nord ( plus de 80 dont plus de 20 réservés aux femmes ).
   Les conditions de vie et de travail dans le camp même et dans les kommandos extérieurs étaient fatales à leurs occupants : vêtements légers ; insuffisance de nourriture ; manque de soins médicaux ; conditions d'hygiène catastrophiques ; mauvais traitements infligés par les SS et leurs hommes de main ( Blockältester, stubendients, kapos, vorarbeiter ) provoquaient la mort de nombreux détenus.
   Plusieurs milliers furent pendus, fusillés, gazés, tués par injections mortelles.

   Au total, on peut estimer que 55 000 détenus sur les 106 000 que comptait le camp de Neuengamme perdirent la VIE, dont plus de 7 000 Françaises et Français sur les 11 500 déportés à Neuengamme.
   À partir de mars 1945 et jusqu'en mai 1945, la poussée des Alliés provoque la fermeture et l'évacuation des camps par les SS.

      - Blockältester : détenu désigné par les SS et chargé de diriger un block avec ses auxiliaires.
      - Stubendient : homme de chambrée, adjoint au Blockältester.
      - Kapo : détenu surveillant un kommando de travail.
      - Vorarbeiter : détenu désigné chef d'équipe, adjoint du kapo.

   Tous étaient des auxiliaires zélés des SS et capables des pires cruautés pour conserver leurs privilèges.
   Ils étaient presque tous des droits communs
.

Camp-mémorial de Neuengamme

En 1995, un tronçon de voie ferrée a été réinstallé...

... et un wagon à bestiaux comme celui qui servait
au transport des déportés a été mis en place


L'entrée en Enfer

   Dans la nuit noire, le convoi de wagons est refoulé sur une voie de garage.
   Où étions-nous?
   Était-ce le terme de notre long, douloureux et pénible voyage ?
   Des camarades, beaucoup encore inconnus, râlaient, assoiffés, enfermés
depuis le départ de Compiègne le 15 juillet 1944 dans ces cercueils ambulants qu'étaient devenus nos wagons.
   D'un coup, les portes s'ouvrent, des cris que nous entendrons des milliers
de fois SCHNELL RAUS vociférés par des déchaînés en habits rayés munis de matraque, pas avares de coups.
   Les SS sont là aussi pour nous accueillir.
   La descente du wagon s'effectue à coups de crosse de fusil et de matraque.
   Nous entrons en Enfer.

La place d'appel du camp
( Panneau d'information du Camp-mémorial de Neuengamme )

   Parqués sur un semblant de quai caillouteux nous sommes alignés en rang par cinq, puis dirigés sur un vaste enclos toujours sous les hurlements des SS excitant leurs chiens.
   À proximité, derrière le grillage, des hommes, en rayé, nous font signe de manger nos maigres provisions. Beaucoup n'ont pas faim. Sans eau depuis Compiègne, nous mourons de soif. Certains ont bu leur urine, d'autres ont atteint le stade de la folie ; il a fallu les maîtriser.

   Par des allées, longeant des baraques nous sommes enfournés dans le sous-sol d'une grande construction en briques.
   Parqués dans cette cave au sol terreux, ce fut l'attente. On supputait tout, on ne savait rien !
   Nous attendions, inquiets néanmoins du sort qui nous attendait.
   Après une longue attente, la porte s'ouvre, entrent un SS et quelques hommes en cette tenue rayée, portant des bancs qui furent installés par-devant nous. Les rayés firent signe au premier rang de s'avancer, quelques-uns s'exécutèrent et là horreur : tondus à zéro. Derrière, nous étions horrifiés, ce ne fut que le commencement ! 


Ces autres Français : les « Proéminents »

      C'est à ce moment qu'un homme sortit de notre groupe et se dirigea vers le SS toujours accoudé à la porte, et engagea avec lui une conversation.
   Le soldat après un court instant revint avec un gradé.
   Nouvelle conversation et peu après, arrivée de deux autres SS.
   Ensuite ce même détenu lance un appel à certains de notre groupe.    Timidement les uns après les autres, ces personnages s'avancent, certains appelant leurs connaissances ou amis.
   Tous ces hommes, politiques, fonctionnaires, préfets, sous-préfets, chefs de cabinet, militaires, notables, religieux et autres se regroupent vers la sortie.
   Vers la fin, il appelle un homme se tenant à mes côtés : ce dernier, un préfet, refuse de les rejoindre.
   Il l'interpelle à nouveau en ces termes: « Nous ne faisons pas partie de ces Français ».
   Réponse de ce préfet: « Si, moi j'en fais partie et je reste avec eux ».

   Ils furent appelés, les " PROÉMINENTS " de l'allemand prominenten ( personnalités, célébrités ).
   Ces 368 notables, un sort spécial les attend.
   Bien qu'immatriculés, ils ne seront pas dépouillés de leurs vêtements et de leurs objets personnels. Mais, isolés dans deux baraques spéciales du camp à proximité de l'infirmerie, leur détention sera douce.
   Leurs journées s'organiseront autour d'exposés, conférences, organisation de divertissements.
   Pas de travaux. Ils ne connurent jamais les appels sous la pluie, la neige et le froid. Seul leur régime alimentaire sera celui des autres détenus.
   Deux ou trois furent libérés, quelques-uns moururent de maladies.
   
    Le 12 avril, ces 358 personnalités furent évacuées en direction de Flossenbürg, y arrivèrent le 14, pour être ensuite dirigées sur Theresiensstadt.

   De ce convoi du 15 juillet cinq préfets partagèrent nos angoisses, notre faim, nos espérances aussi : 
    BONNEFOY et BUSSIÈRES périrent dans la baie de Lübeck.
    DEMANGE et MOREAU survécurent.
   Mais je vois toujours DUPIECH, sa démarche ample sur le chantier de Farge, j'entends encore sa voix rocailleuse encourager les désespérés que nous étions par moments. Disparu dans une marche de la mort ou noyé dans la baie de Lübeck, je ne l'ai plus jamais revu
.


Le détenu Hirth devient pour l'éternité le 37014


   Puis en route dans un baraquement en bois où nous devons remettre toutes nos affaires, objets, bagues, montres, vêtements, chaussures, le tout enfermé dans un sac avec nos noms. Quelle ironie nous ne les reverrons jamais !
   Nus, nous passons dans une autre salle où l'on nous rase tout le système
pileux
, couché sur une planche à claire voie, jambes écartées, travail
effectué par des détenus de toutes nationalités. Puis douche alternativement bouillante et froide, sans savon, ni serviette. Après une désinfection, le
corps est badigeonné entièrement d'un liquide jaunâtre très piquant, enfin
humiliation extrême la fouille anale où certains ont caché une bague, une
alliance.

   Nous formons un long cortège de mannequins nus qui est ensuite dirigé sur une autre baraque où nous sont distribués, sans distinction de taille, un léger costume rayé, une chemise, un caleçon court, deux morceaux de tissus remplaçant les chaussettes et une paire de claquettes maintenue au
pied par une ficelle.
   Ensuite nous entrons dans un autre block où d'autres détenus assis derrière
des machines à écrire nous attendent.
   Un SS debout sur une table nous souhaite la bienvenue, la schlague à la main. :

« Ennemis du peuple allemand vous devez travailler dur.
Ici vous êtes entrés par la porte, vous n'en sortirez que par la cheminée ».

   Suit une interrogation : état civil complet, profession, domicile, parents, etc. Cela dure une bonne partie de la nuit.

   Le détenu HIRTH a vécu, il devait devenir pour l'éternité le 37014.

   Triangle rouge avec la lettre « F " », certains auront par la suite une plaque métallique immatriculée, pendue autour du cou.
   Enfin, nous prenons la direction d'un autre block où nous attendent des
Kapos trique à la main. Des rangées de trois châlits, des paillasses infectes, une couverture pour trois. Nous devons nous coucher tout habillés, trois par lit, la couverture ne sert à rien. Cette nuit sera d'ailleurs très courte.
Le jour n'est pas encore levé qu'il faut sortir du lit, vite, sous les coups et
les hurlements des kapos
, pour se rendre aux lavabos. Peu de robinets, pas de savon ni de serviette. À coté les latrines, une planche percée sur une fosse, une puanteur !

   Pour petit déjeuner un quart de liquide dénommé café, infect et bouillant, qu'il faut boire très vite, car il n'y a pas assez de récipients pour tous.
   Ensuite, course jusqu'à la place d'appel. Nous devons nous ranger dans un ordre impeccable, apprendre à marcher au pas en faisant claquer le béret sur la cuisse. Des heures à faire cette manœuvre et apprendre notre numéro matricule en allemand, sinon les coups pleuvent.
   Dans quelques jours, ce sera pour la majorité d'entre nous le transport vers
un kommando de travail. Pour moi, ce sera Bremen-Farge où nous
participons à la construction d'une usine bétonnée destinée à l'assemblage
à la chaîne de nouveaux sous-marins type XXI
.
   11 000 à 12 000 travailleront dans cet enfer.
   4 000 ouvriers, travailleurs du service obligatoire, prisonniers de guerre, travailleurs des pays de l'Est et surtout déportés y laisseront leur vie.
   Ce sera l'enfer journellement, mais nous restons animés d'une farouche volonté de survivre.


Une journée ordinaire à Farge
Témoignage sur les conditions de vie
dans un des 56 Kommandos de Neuengamme

L'entrée du camp-kommando de Farge, le 18 août 1944

   Au premier plan, la voie ferrée étroite et à gauche, la baraque des gardiens ou logement des SS.
   Au second plan, à côté du pylone d'alimentation électrique, un soldat de l'artillerie de marine, carabine à l'épaule, les deux poteaux de la porte d'entrée, les clôtures de barbelés et la station de pompage d'eau ( à droite ).
   À l'arrière plan, les cuisines.

   Auf Stehen ! Hurlement d'un chef de block ou d'un kapo du bunker où nous dormons ( plus d'un millier d'hommes dans un réservoir souterrain ) sur des paillasses humides et douteuses, entassés les uns contre les autres, mélangés ( 14 nationalités ), fatigués, affamés, désaxés et automatisés par cette atmosphère de folie permanente qui nous entoure et nous précipite de force dans ce, je ne sais quoi, qu'on appellera après la Libération La vie à Farge.
   C'est le début d'une journée ordinaire.
   Quelle heure est-il ? 4 heures ?
   5 heures ? Personne ne s'en inquiète. Il n'y a ni montre, ni heure ici. Que
des corps maigres, gelés et nus ( Allemands, Polonais, Russes, Grecs... ) qui doivent sous les coups de schlagues et au milieu des cris et des insultes se précipiter vers les quelques points d'eau. En tous cas les Français
passeront les derniers. En une minute ( pas plus ), sans savon, sans serviette,
la toilette doit être terminée, puis, si on a de la chance, on peut avoir accès aux tinettes...
   Schnell, schnell, plus vite, plus vite, car quelqu'un crie kafé. Oui, on entend le bruit métallique des bouteillons qu'on apporte. Notre gamelle rouillée à la main, chacun rejoint son block pour la queue. Au bunker il y a quatre blocks de 300 hommes environ chacun. Je suis au block 1.
   Les Polonais font la distribution des tranches noires, appelées pain, des morceaux insignifiants de margarine et enfin de cette eau tiède et jaunie au marron d'Inde qu'on appelle café. Tout est dévoré et bu rapidement,
d'abord à cause des voleurs affamés qui rôdent autour de nous comme
des loups, mais aussi à cause des hurlements qui annoncent déjà le départ pour l'appel.
   C'est le chef du bunker qui crie entre deux coups de sifflets lugubres Alles Raus, Tous dehors !

Plan de la cuve à carburant
où étaient parqués 900 à 1 200 détenus

Plan des " Wohnbunkers KZ Farge "
nachgezeichnet einer Skizze vom 23.08.1999 von Lucien HIRTH,
Häftlingsnummer 37014, aus Reims / Frankreich, Häftling seit 18.07.1944

   Le bunker étant relié à l'extérieur par des escaliers de bois ; c'est comme une cavalcade : bruit de nos claquettes (semelles de bois qui nous servent de chaussures ) sur les marches ( 2 étages ).
   Il
faut faire vite, non seulement, pour échapper aux coups de goumis qui s'abattent sur les têtes, mais surtout pour éviter la fouille, car nous avons glissé sous nos pyjamas le précieux papier qui nous protègera du froid pendant toute cette longue journée qui commence.

Le Bunker « Valentin » où travaillaient les déportés
du Kommando de Brême-Farge

   Enfin dehors. Il fait nuit. Il fait froid. Les projecteurs blafards donnent aux habits rayés des allures de fantômes. Mais ici, il n'y a pas de temps pour le rêve et la réflexion. Tout est devenu automatique.
   Vite en rang par cinq et par kommando : 50 coups de schlague à celui qui ne retourne pas dans les rangs de son kommando de la veille.
   C'est la place d'appel. Ils veulent nous compter. Nous sommes poussés, bousculés. Beaucoup tombent, jeunes ou vieux. Il n'y a pas d'âge ici, nous marchons tous si mal avec ces claquettes ! Bref nous sommes par cinq. Les petits devant, les grands derrière.
   Nous attendons. Silence... ils arrivent...
   Des bottes crissent sur le sable. Des cœurs s'arrêtent de battre pour écouter et aussi par peur de voir ces yeux terribles, les yeux de ceux qu'on appelle les SS.
   Ils passent et comptent. Repassent et recomptent. Ceci plusieurs fois. Je les oublie. Il fait froid. Il fait faim. Mais, n'y pensons pas trop. Enfin c'est le départ. Le jour va venir.
   En rang par cinq et au pas, nous franchissons la porte du camp. Il ne faut surtout pas balancer les bras. C'est interdit l Mutzen Ab ! Enlevez les calots.
   Il faut saluer les officiers SS (tête de mort sur leurs casquettes.)
   Dès la sortie, notre escorte change car on peut voir les écussons jaunes de
la Kriegsmarine sur leurs uniformes.
   Nous marchons un peu, puis arrivons devant les wagonnets à sable. Nous y grimpons environ 30 par wagon. Et voici plusieurs petits trains emportant à l'aube la garnison de rayés partant au travail. En plus de la fatigue et du
froid s'ajoutent l'inconfort des chaos, la promiscuité et les coups.
   Heureusement ce voyage matinal ne dure pas trop. Dès l'arrêt tous courent se mettre en rang par cinq. Il fait jour et l'on peut distinguer cette maudite base : masse énorme et fantomatique entourée de grues, d'échafaudages, de murs en fer, d'escaliers, d'échelles et de tuyaux.
   Nous approchons et le bruit sourd des bétonneuses nous annonce déjà le calvaire de la journée.
   Notre kommando « Zement Kolon » ou Colonne Ciment, environ une centaine de guignols silencieux, tristes et gelés se séparent par groupes de six. Nous sommes six par wagon à décharger. J'ai de la chance, car nous sommes quatre Français et deux Russes dans mon équipe.

   Le kapo n'a qu'un mot à la bouche Loss ! Vite ! Ici comme dans les autres kommandos, c'est la course. Le malheur à la « Zement Kolon », c'est que chaque sac pèse 50 kg et on comprend vite pourquoi il faut courir.
   Un vorarbeiter par wagon et chaque vorarbeiter veut terminer son wagon le premier. Voilà pourquoi à toute vitesse les sacs sont transportés des wagons aux hangars.
   Il faut marcher ( essayer de ne pas tomber ) sur des planches qui vacillent et plient à notre passage. La sueur perle vite sur les visages et la cadence doit continuer : charger, porter, marcher, courir, arrêter, décharger, repartir. Attention : la planche en déséquilibre. Attention : le kapo qui regarde.
   Mes yeux vont de droite à gauche, de haut en bas. Sans arrêt, je suis sur
le qui vive
et il faut le reprendre ce sac : le charger, le porter, marcher, courir, attention à la marche, attention le sac glisse, il faut le retenir... ne pas le laisser tomber... jamais, car c'est du sabotage et... 25 coups de schlague ! Enfin, j'arrive, décharge, ouf ! Je repars... ainsi de suite... la tête ne suit plus... le corps est une machine... est-ce vrai tout cela ? ...
   Ne pensons pas. Pourtant il faut tenir, continuer dans cette chaîne de folie.
La sueur se mélange au ciment. Nous sommes blancs comme des plâtriers mais notre allure me fait penser à des boulangers... quelle folie ! Ici la farine c'est du ciment ( Portland de Norvège ), et quand je me mouche dans mes doigts ( personne n'a de mouchoir ) j'obtiens du mortier.
   Le travail avance et le wagon est presque vide. Je pense que nous sommes
en avance sur les autres. Quelle chance, on va pouvoir se reposer... Il faut toujours espérer quelque chose. Oui nous avons fini notre wagon, mais aussitôt le kapo ordonne de balayer le hangar. Il y a du ciment partout et des sacs se sont déchirés ou échappés par les porteurs. Vite balais et pelles sont déjà en action. Pas une minute de répit, mais la soupe devrait venir. Nous avons déjà fait deux gros tas de ciment en vrac. C'est drôle le ciment se répand comme de l'huile et nous glissons souvent dessus. Quel nuage !
   Une sirène mugit : c'est la soupe... En rang par cinq nous attendons l'arrivée du bouteillon. Ça y est. Un polak va distribuer comme d'habitude. Il ouvre le bouteillon fumant. Ça sent le chou et surtout le cumin. Je vérifie ma gamelle toujours pendue à mon fil de fer qui me sert de ceinture.
   J'essaie vainement d'enlever le ciment qui s'est incrusté dedans mais, c'est un détail. Nous devons nous mettre en file indienne, car le kapo frappe avec sa louche, ceux qui n'obéissent pas ou semblent trop pressés.
   Devant moi, les coups de louche frappent les têtes, les hommes se remettent bien en ligne pour la distribution. Chacun tend sa gamelle ( nous avons de la chance, car je me souviens d'une période sans gamelle ; j'ai failli en mourir ). J'arrive, c'est bientôt mon tour. Devant moi les Polonais ont droit au fond du bouteillon...
   
C'est épais avec du chou et des os mais moi j'ai eu le dessus, c'est-à-dire de l'eau chaude et, très peu... une demi gamelle pour notre estomac si creux, si vide. J'ai vite fait de liquider ce breuvage et je regarde avec envie tous ceux qui mangent encore.
   Maintenant je ressens la fatigue. Dans quelques minutes il faudra recommencer avec les sacs, car un autre train vient d'arriver.
   Comme je voudrais dormir ! Sirène... c'est la reprise... ce sera long jusqu' à ce soir.
   C'est la deuxième partie de la journée. Nul ne sait s'il pourra en voir la fin tant à cause de la cadence de travail, qu'à cause de notre faiblesse grandissante à chaque minute. Tout est là pour décourager : le manque de chaussures, les mains écorchées, les épaules en feu sous le pyjama déchiré, le poids des sacs... de plus en plus insupportable.
   Pour essayer de gagner du temps, une minute par-ci par-là, nous essayons de ralentir l'allure, mais, il y a toujours quelqu'un qui signale bruyamment avec un Waida ou un Schnell, Mench ou Franzous Nicht Arbeit, Nicht Essen.

   Et puis à force d'être abrutie par cette folie, la bête humaine que je suis, réalise, ( peut être par instinct ) qu'il est plus facile de saisir franchement les sacs et de les déplacer vivement et vigoureusement sans penser, ni, à ce qui fait mal, ni... à rien du tout !
   Transporter, empiler, marcher avec attention, courir quand on est à vide, rester dans la chaîne, ne pas se faire remarquer, ainsi le kapo, le vorarbeiter, le rouski ne gueulera pas et puis la journée finira bien. Mais c'est long. Et les oreilles sont saturées de tous les coups de gueule, de tous ces Arbeit ! Arbeit ! Loss, Loss, andere Wagone....
   Parfois je me demande : quel crime, avons nous pu commettre ?
   Peut-être l'avons-nous oublié ? Pourquoi n'avons-nous que ce pyjama dans le vent glacé, alors que le kapo et ce vorarbeiter qui ne se fatiguent qu'à nous taper dessus, parce que nous sommes des " Franzous ", ont un pull et deux vestes.
   Combien de temps faudra-t-il tenir avec ces plaies qui ne guérissent pas à cause du ciment, par ce froid, et avec le nez qui coule sans arrêt ?
   Nous parlons peu. Les heures passent. Mon ami Louis ne me quitte pas des yeux, car il me considère un peu comme son fils. « On tiendra » me répète-t-il toujours.
   J'ai essayé plusieurs fois de porter les sacs comme les Espagnols c'est-à-dire sur la tête ; mais je n'ai pas pu et je continue tantôt sur une épaule tantôt sur une autre.

   Enfin la sirène. Les 12 heures sont terminées. Nous avons tenu. Cette sirène tant espérée nous surprend même dans notre automatisme de robots.
   Zu funf ( en rang par cinq ) nous attendons. Il fait froid. On nous compte encore puis, en route pour les wagonnets.
   Nous croisons les " Nachtich " ( travailleurs de nuit ) qui nous relèvent et nous leur crions : « La soupe c'est quoi ce soir ? »
   Réponse : « La même ... choux ! »
   Voici les wagonnets. Il faut grimper dedans... allons-y.
   On charge avec nous deux pauvres épuisés, qui semblent évanouis.
   Cahots, bousculades, odeurs de sueurs, promiscuité, nous quittons la base pour le camp.
   Le petit train nous envoie sa fumée, personne ne dit mot.
   Arrêt ! Nous sautons à terre et courons pour les rangs par cinq.
   Attendre ! Le vent ! Le froid ! En route. La porte du camp.« Mutzen Ab » Salut aux SS. Tous au pas comme ce matin. C'est la place d'appel pour le dernier comptage. Il faut encore attendre. Les jambes font mal, le dos aussi.
Que se passe-t-il ? Je ne vois rien derrière le rideau des rayés. C'est la schlague pour un Russe, 50 coups... nous comptons ! Chaque coup nous fait mal comme si toutes nos entrailles recevaient aussi cette torture. Au début, il y a quelques gémissements et ensuite, plus rien, que le bruit des coups. Deux rayés tiennent le malheureux pendant qu'Alfred, un chef de block,
frappe sauvagement et avec plaisir.
   Tout le camp doit être là, car personne n'est encore rentré au revier.    Plusieurs sont allongés sur le sable eux aussi en rang par cinq.
   Dans le ciel, des étoiles. Est-ce possible que des hommes libres en ce moment, puissent voir les mêmes étoiles ? J'essaie de m'évader de tout
cela, ainsi j'aurai moins froid et moins peur de tout ce qui peut encore arriver.    L'appel est fini. C'est la course vers les blocks.
   Je rejoins le bunker dans la cavalcade des escaliers. Nous avons de la chance, car il fait moins froid ici que dans les blocks aériens. Tous ceux du ciment vont à la douche. Je grelotte, en trois minutes c'est fini. Froid... brûlant... , froid ! Pas de serviette.
   Le polak, chef soupier du block, gueule et frappe déjà des Français qui
osaient s'aventurer dans les premiers. Bref, je passe enfin. Le jus de chou n'est pas chaud ce soir car l'appel a été plus long que d'habitude.
   Avec la tranche carrée de pain noir et dur, j'ai un morceau de gros cornichon très dur aussi. Cette maigre pitance pour l'affamé que je suis me ferait pleurer dans une situation normale, mais ici tous se taisent et mangent.    Nous avons survécu à la journée sans accident et sans trop de dommage.
   Je vois quelques amis dans cette foule hétéroclite, mais chacun est trop préoccupé par la recherche de nourriture ou de quelque chose pour réparer sa claquette, ou avoir quelque nouvelle sur la situation.
   Il faut que j'arrive à voir Maurice au revier. C'est défendu, mais par la fenêtre on pourra peut-être parler. Attention ! Évitons Alfred, toujours à la recherche de type à piquer pour une corvée. J'aperçois Maurice qui a un phlegmon à la jambe : c'est pourquoi il a la chance d'être au revier. Il me fait signe. Il a pu avoir un morceau de pain pour moi. Je le remercie. Des nouvelles ? Il ne sait rien, quelques bobards habituels : comme quoi les Américains ne doivent plus être très loin. Attendons encore... Il faut bien attendre...
   De retour du revier, j'évite encore une corvée en me planquant mais je vois des files indiennes pour le « friseur » obligatoire. J'ai compris : c'est la tonte ce soir. Moi qui voulais aller dormir, impossible. Il faut encore attendre son tour. Un ou deux coiffeurs seulement par block. Cela va vite mais les clients sont si nombreux que ce simple détail va nous coûter deux heures de sommeil. Que de fatigue !
   Olivier me fait de la peine car il a encore plus faim que moi avec son grand
corps et, en plus il n'a pas le moral. Vivement l'arrivée des Américains... Je suis enfin tondu et me précipite vers ma paillasse. Je suis fourbu, je cache gamelle et claquettes sous ma tête et plie mon pyjama en genre d'oreiller.
   Une couverture pour deux hommes. Je suis avec Olivier, heureusement. Nous nous endormons aussitôt, car bientôt ce sera encore Auf Stehen.
   À moins que la nuit soit interrompue par une alarme ou par la musique des anciens du camp qui ont un phono et dansent ensemble : ces Allemands privilégiés ne vont pas à la base, ne travaillent pas, restent toujours au camp
et reçoivent des colis.
   Beaucoup sont des droits communs, anciens marins. Malgré leur musique, leurs rires, leurs beuveries nous arrivons à dormir quelques heures.
   Il faut récupérer car demain c'est une autre journée et il faudra tenir.

[ Écrit en mars 1987 pour les familles du kommando
réunies début avril 1987 à l'île de Ré ]

Le Mémorial du kommando de Farge


Fosse commune

   Jusqu'au 23 ou 24 septembre 1944, les morts étaient conduits une à deux fois par semaine au crématoire de Bremen-Osterholt ou à celui de
Kierstein.
   Confirmation par le chauffeur du camion que nous avons retrouvé, et qui réside toujours à Schwanwxede.
   À partir de cette date, ils furent inhumés dans une fosse commune à cet
emplacement.
   À partir du 20 novembre 1948, eurent lieu les premières exhumations : 
783 corps et parties de corps furent découverts dont ceux de 136 Français identifiés.
   D'après les déclarations du doyen du camp de Farge, 80 à 140 détenus
de Blumentahl
furent également inhumés dans cette fosse.
   Des recherches furent par ailleurs entreprises sur le terrain de la WIFO et dans les bois à proximité de la fosse à partir du 6 octobre 1948.


La « marche de la mort »

   Évacuation des kommandos Schuzenhof, Blumenthal et Farge
vers le KZ Neuengamme
du 7 au 15 avril 1945, et évacuation du KZ Neuengamme vers la baie de Lübeck du 21 avril au 3 mai 1945.

   Complètement à pied et en train vers notre camp principal Neuengamme.
   À l'approche des armées alliées, les 58 camps de kommando
qui étaient rattachés au camp principal de Neuengamme ont été évacués, morts ou vivants, sur ordre des SS, et les prisonniers durent retourner, en partie à pied ( environ 100 kilomètres ) et en partie en train ( environ 90 kilomètres ) au camp de base de Neuengamme.

   Au total, 3 603 prisonniers partis des camps de Blumenthal ( 929 ), Farge ( 2 092 ) et Schuzenhof ( 582 ) ont participé à la « marche de la mort », à pied et en train.
   La moitié n'est jamais arrivée à destination.

Samedi 7 avril 1945

   Le kommando Schutenhof revient à Blumenthal.
   C'est ainsi que j'ai revu mon frèr
e Robert et René THlRION.

Dimanche 8 avril

   Évacuation de Blumenthal. Nous entendions le bruit du canon, la Libération était proche. Les premiers qui quittèrent le camp, furent abattus. Tout le monde vivait dans l'angoisse. Personnellement j'ai attendu jusqu'à la fin pour quitter le camp, vers 14 heures.
   Nous étions de 1 300 à 1 400, en groupes de 100 avec un intervalle d'environ 20 minutes.
   Le matin, cinq prisonniers polonais et russes de notre camp, qui pendant la nuit avaient volé des cigarettes et de l'alcool, furent conduits avec force dans une baraque et frappés à mort au moyen d'un nerf de bœuf par le kapo Bruno.   
   Après son méfait, il se mit au garde-à-vous devant le commandant SS du camp, et après avoir fait le salut militaire, lui dit : « Die werden nicht mehr klauen, die sind alle tot » ( Ceux-ci ne voleront plus, ils sont tous morts 
).
   Lui-même était complètement couvert de sang.
   
Chaque groupe qui quittait le camp était accompagné de 8 à 10 soldats de la Kriegsmarine, une vieille garde âgée de 42 à 50 ans, et de 4 à 5 SS avec mitraillette.
   Dimanche soir : Arrivée au camp de Farge près de Bremen ( environ 8 kilomètres ), où nous avons passé la nuit.

Lundi 9 avril 1945

   La marche se poursuit à travers les villages de Bockhorn-Chwanewede- Meyenburg et Uthlede.

   Halte à Hagen. Là nous fûmes enfermés dans une grande briqueterie. En face de ce bâtiment, 4 ou 5 prisonniers furent abattus sans merci par les SS près d'un petit bois à 50 mètres de la route, parce qu'ils avaient volé des betteraves dans une ferme proche. Les premiers morts de notre marche !

Mardi 10 avril 1945

   Nous avons traversé les villages de Bramstedt Bokel-Stubben-Beverstedt-Stemmermuehlen et Horst, où nous avons passé la nuit dans deux grandes granges et une porcherie où je logeais.
   Cette grande ferme se situait le long d'un chemin de traverse. Deux kilomètres avant notre arrivée à la ferme, cinq hommes de notre Revier ont tenté de s'échapper du premier groupe dont je faisais partie. Quand ils eurent pénétré d'environ 50 mètres en forêt, ils furent abattus par les SS.
   À l'aide d'un petit wagonnet, nous les avons sortis du bois ( trois blessés
graves et deux légers ) et transportés vers la ferme. La nuit les cinq furent achevés et enterrés sur place.
   Ce jour, plusieurs camarades épuisés qui s'étaient couchés le long de la route, furent abattus.
   Chemin parcouru : 21 kilomètres.

Mercredi 11 avril 1945

   Nous avons poursuivi notre route vers Kirchwistedt-Volkmarst et passé la nuit à l'écart de la grande route, à Barchel.
   En cours de route nous avons abandonné de nombreux camarades, qui furent abattus.
   Chemin parcouru 10 kilomètres.
   Dans cette ferme, dont un des bâtiments avait un toit de tôles et l'autre un toit de chaume, deux prisonniers manquèrent à l'appel du matin. Les SS tirèrent alors quelques salves de leurs mitraillettes dans les bottes de foin.

Jeudi 12 avril 1945

   Arrivée à Bremervorde, à la gare de triage, le long d'un chemin sablonneux.    De loin nous aperçûmes déjà les wagons de marchandises qui nous étaient destinés.
   Chemin parcouru : environ 10 kilomètres, avec sur le chemin également plusieurs morts.
   Enfermés à quatre-vingt par wagon.

Vendredi 13 avril 1945

   Notre train est passé par Stade, Horneburg-Buxtehude et Hamburg.
   La nuit nous avons été bombardés. Des dizaines de morts dans notre train.

Samedi 14 avril 1945

   Arrivée à Winsen. Nouvelle marche par Drage. Bac sur l'Elbe.
   Distance parcourue : environ 91 kilomètres en train et 15 kilomètres à pied.

Dimanche 15 avril

   Arrivée à Neuengamme.
   À l'entrée du camp, nous dûmes nous débarrasser de notre costume rayé, nous fûmes épouillés et reçûmes des vêtements civils sur lesquels étaient cousues des boules jaunes et rouges. Nous reçûmes un colis de la Croix-Rouge. Le premier, après dix mois de captivité. Les Russes ne reçurent rien, c'est ainsi que ces hommes, pour se procurer un tel colis, n'hésitèrent pas à assommer d'autres prisonniers. ( Le bruit circulait que, par l'entremise de la Croix-Rouge, nous serions évacués sur la Suède ).

Le 21 avril 1945

   Nous fûmes embarqués sur des trains qui roulèrent en direction de la baie de Lübeck.
   À Neustadt nous montâmes à bord du cargo Athen.

Le 26 avril 1945

   Nous fûmes transbordés à bord du paquebot de luxe Cap Arcona.
   Nous y passâmes plusieurs jours sans manger ni boire.
   Les cadavres s'accumulèrent et furent emportés par dizaines.

Le 7 avril 1945

   Un train de 400 malades provenant du kommando de Wilhelmshaven ( évacué le 5 avril ) est bombardé à Lüneburg. Il n'y a que quelques survivants qui seront dirigés sur Bergen-Belsen.
   À la même date les kommandos de la région de Braunschweig sont regroupés en partie à Watenstedt.
   Évacués par train sur le camp de
Ravensbrück, 1 500 hommes sur les 3 500 au départ parviennent dans ce camp.


Le 15 avril

   À Gardelegen, les Américains découvrent quelques rares survivants dans une grange incendiée volontairement par les SS.
   Il y a 1 016 victimes issues des camps de Dora et Neuengamme.
   Bergen-Belsen est libéré par les Anglais : 60 000 détenus hommes et femmes de toutes nationalités y sont entassés, dont beaucoup ont été évacués de Neuengamme. La mortalité est énorme.
   Le Camp de prisonniers de guerre de Sanbostel ( stalag XB ) devientà partir du 13 avril 1945 le lieu de destination de convois de déportés évacués de Neuengamme et de divers Kommandos.
   À la Libération le 29 avril, les morts sont innombrables : 2 781 corps non identifiés.
   Le camp de Wobbelin construit par des déportés de Neuengamme est libéré le 2 mai 1945.
   Plus de nourriture, épuisement total, très nombreuses victimes.
   
Le camp central de Neuengamme est évacué à partir de la mi-avril.
   
Les archives du camp sont emportées ou détruites.

   Les déportés sont transportés vers Lübeck et embarqués sur des navires : le Cap Arcona ( 4 600 hommes ), le Thielbeck ( 2 800 hommes ), le Deutschland ( nombre inconnu ), l'Athen ( 2 800 hommes ).


Le 3 mai 1945

   Ces navires sont attaqués en baie de Neustadt par l'aviation anglaise qui coule le Thielbeck, le Deutscland et le Cap Arcona.
   Il n'y a que 450 à 500 survivants.
   Beaucoup de déportés sont morts encore après leur délivrance, avant même
d'avoir pu quitter l'Allemagne.
   Des détenus du camp de concentration de Neuengamme et de ses kommandos, qui souvent n'ont pu être identifiés, reposent dans plus de cinquante cimetières de l'Allemagne du Nord.


J'étais sur le Cap Arcona et l'Athen

   Après une longue « marche de la mort » de Bremen-Farge à Neuengamme, nous arrivons au camp central. Partis à 500, nous ne sommes plus que 80. Les camarades devenus impuissants à faire un pas de plus ont été abattus sauvagement par les SS en queue de colonne.
   Hébergés dans le deuxième grand bâtiment en briques nous connaissons enfin un peu de repos et un repas chaud.
   Le travail avait cessé, déjà l'évacuation du camp était en cours.
   Malades et « mûselmann  » en trains, d'autres colonnes à pied.
   Je fis partie d'un des derniers convois, si ma mémoire est exacte, aux environs du 24 ou 25 avril en direction de Lübeck.
   À l'arrivée aux silos à grains, tous descendus avec les cris et coups habituels, nous fûmes transférés sur l'Athen dans une cale du bateau qui, après un certain temps, se mit en marche, se dirigeant pour nous, vers l'inconnu.
   Remontés au jour, nous nous sommes retrouvés au pied d'un escalier de coupé accolé à un immense paquebot : le Cap Arcona dont nous ignorions tout.
   Une fois sur le pont, on nous précipita par paquets à fond de cale par des écoutilles.
   Les cabines de luxe étaient occupées par des SS et les gardes, celles des
entreponts par les kapos, puis des Polonais, des Belges, des Français, des Grecs... où, malgré la promiscuité chacun pouvait s'étendre ; cela nous le sûmes par la suite.
   La majorité des Russes se trouvait déjà dans les fameuses cales à bananes, denrées que le Cap Arcona ramenait de ses voyages en Amérique du Sud.
   Ces cales et d'autres encombrées de bancs, chaises, d'une saleté repoussante furent pendant trois jours notre espace de vie, sans manger ni boire, sans tinettes sans lumière. L'unique robinet ne débitait que de l'eau de mer, ceux qui persistaient à en boire devenaient fous.
   Les cadavres s'amoncelaient partout ; une ou deux fois ils furent hissés par l'écoutille.
   Là, à fond de cale, je vécus la plus grande désespérance de toute ma
déportation
. Pour la première fois mon moral faiblit, je ne voyais guère d'issue.
   Le troisième ou le quatrième jour, nous n'avions plus la notion du temps, un SS, la torche à la main, descend et nous inspecte. Au vu de notre aspect physique sale, noir, il nous sort son vocabulaire habituel et remonte l'échelle.

   L'écoutille se referme, puis au bout d'un certain temps se rouvre, une voix rauque : « Les Français et les Belges dehors ».
   Rassemblant nos dernières forces, piétinant les mains de ceux qui s'accrochent aux barreaux, nous parvenons à la lumière du jour.
   Sorti de cet enfer nous respirons à nouveau un air pur.
   Mis aussitôt en rang par cinq, nous formons un bloc compact sur le pont.
   À l'horizon, la terre, à nos côtés à la sortie d'un escalier, un monceau de cadavres.
   Combien d'heures, sommes-nous restés exposés, le ventre vide, grelottant
dans la bise froide de la Baltique ?
   Pourquoi nous a-t-on sorti de cet univers de ténèbres ?
   P
ourquoi cet ordre uniquement aux Français et aux Belges ?
   Monnaie d'échange pour les SS, accord en cours avec la mission Bernadotte ?
   Demande de l'autorité SS à bord d'évacuer le trop plein de détenus qui
succombent toujours plus nombreux, en raison des difficultés de ravitaillement ?

   Beaucoup de suppositions, pas encore de réponse à ce jour.

   Redescendue le 30 avril sur l'Athen qui s'était mis à couple du Cap Arcona, la plus grande majorité de mes camarades fut descendue dans les cales !
   Avec la complicité de mon ancien kapo de l'Arke Nord, grande gueule, mais
que personnellement je n'ai pas vu frapper un détenu, je pus rester sur le pont avec d'autres qui s'y trouvaient déjà, avec mon camarade Guy LEPAGE.
   À l' abri sous un avant-pont ou blottis contre le bastingage, avec un peu de ravitaillement, entendant parfois le bruit du canon, nous attendions, conscients néanmoins que cela ne pouvait plus durer.
   Ce 3 mai, l'Athen fait route vers la terre, le commandant ayant reçu l'ordre de se rendre à Lübeck pour prendre un autre chargement de détenus arrivés au port.
   Le temps est gris, lorsque vers midi des avions font leur apparition dans le ciel. Ils sont reçus par un tir de DCA de l'Athen et du Thielbeck. Aussitôt le pont est vidé, nous sommes descendus en catastrophe dans les cales où nous retrouvons nos camarades, la plupart avec leur couverture formant des hamacs, accrochés aux planches de protection qui tapissent le flanc du bateau.
   Au début de l'après midi, les avions reviennent, nous percevons les tirs de DCA, puis deux chocs sourds.
   L'Athen est touché mais poursuit lentement sa route, puis s'arrête.

   Plus de bruit, tout est silencieux. Nous attendons : que nous réserve le destin?
   Si ma mémoire est fidèle après une longue attente, un premier Russe monte l'échelle en fer et avec mille précautions soulève l'écoutille, un autre le suit, quelques mots en russe, puis un mot magique en allemand Fertig ( fini ) fut une ruée vers cette échelle et petit à petit hissant les plus faibles nous voici à nouveau sur le pont.
   Plus de SS, plus de gardes, plus de kapos. Nous nous dirigeons vers l'embarcadère en bois auquel notre bateau a accosté. Le long de la jetée en terre, des engins militaires approchent, moments d'hésitation... Est-ce que ce sont des unités du Volkssturm, la jeunesse hitlérienne ?
   Cris de joies, nous distinguons les casques plats typiquement britisch. Enfin la Délivrance !

   Le 20 mai 1945, nous ne sommes plus qu'une vingtaine de rescapés tenant debout. Retrouvés par un lieutenant français nous sommes rapatriés par GMC en Hollande, puis par train jusqu'en France.


Neustadt 3 mai 2000

   Mesdames, Messieurs, Chers camarades,

   Comme les morts sont muets il nous faut, nous derniers témoins survivants de la terreur nazie, transmettre aux générations futures ce que fut notre calvaire dans cette inhumanité et pour que nos souvenirs douloureux deviennent mémoire, pour que notre message soit encore et toujours perçu par les générations futures, nous voici à nouveau, rescapés, familles, amis, réunis sur les lieux où il y a 55 ans se déroula une des plus grandes tragédies méconnues de l'Histoire
   Camarades de toutes nations, souvenez-vous !
   Alors que les troupes anglaises, américaines et soviétiques se lançaient à l'assaut de ce bastion de l'Allemagne du Nord encore inoccupé, se mettaient en route de lamentables colonnes de détenus dans les « marches de la mort », jalonnant de cadavres le bord des routes, pauvres hères traqués, abattus hâtivement par les SS.
   D'autres camarades étaient systématiquement assassinés dans les camps et prisons.
   Selon les ordres de Himmler aucun détenu ne devait tomber vivant aux mains des Alliés.

   L'hydre concentrationnaire avait bien planifié notre disparition...!

   Devant l'avance des Alliés, se posait la grande question : où aller avec tous ces détenus ? Plus de place dans le Schleswig-Holstein.
   Tel qu'il ressort du procès du Curiohaus, il semble qu'à l'origine on ne pensait pas aux bateaux. Mais l'ordre d'évacuation émanant du comte Bassewitz-Behr aux autorités SS et au chef de la police, retransmis à Pauly, commandant du camp, suivi de la réquisition des bateaux, sans possibilité de ravitaillement, ni d'évacuation par mer, scellait notre destin.

Nul ne pouvait contester notre anéantissement voulu...!

   À partir du 19 avril 1945, les premiers transports sont arrivés dans le port de Lübeck en wagons de marchandises, certains restant parqués dans les wagons. En queue des rames les malades sans soins, sans manger ni boire, crient, délirent pendant que les SS festoient à proximité avec nos colis de la Croix-Rouge, et caisse de cognac. Orgies en compagnie d'auxiliaires féminines des transmissions, alors qu'une scène tragique se déroule à quelques pas : un malade rassemble ses dernières forces, rampe hors du wagon et s'effondre sur le quai. Le SS Kierstein accourt et, à un mètre, le tue d'un coup de pistolet ; un autre SS le roule avec ses pieds par-dessus bord ; une tache blafarde, un corps tordu sombre dans l'eau.
   Sont réquisitionnés quatre bateaux dont trois destinés à l'embarquement des détenus. Le Cap Arcona amarré au large, moteurs avariés, le Deutschland en cours de transformation en navire hôpital, le Thielbeck en réparation, dirigé sur ordre de Kaufmann dans le port, et l'Athen en réparation, mais apte à naviguer.
   Les détenus arrivent de Neuengamme en trains et à pied. On estime qu'environ 10 000 personnes ont afflué vers le port de Lübeck et que des centaines sont mortes sur place, enterrées dans une fosse commune de la ville.
   Le 20 avril, 2 600 détenus et 200 gardes SS furent embarqués sur le Thielbeck resté à quai jusqu'au 1er mai.
   Dans les cales de l'Elmenhorst, immobilisé dans le port depuis quelques jours, plusieurs centaines de détenus du camp central, privés de nourriture et d'eau, comme sur le Thielbeck, pataugent dans les excréments, les morts servant de tapis aux vivants.
   À couple de l'Elmenhorst, l'Athen.
   Avant l'embarquement sur le Cap Arcona, arriva de Neustadt une barcasse avec des SS sous le commandement de l'adjudant Kierstein. Le navire fut rendu inutilisable. Toutes les bouées de sauvetage enlevées de leurs emplacements et entassées dans un réduit avec les gilets de sauvetage. Les bancs et tables qui auraient pu servir de flotteurs, cachés et arrimés à fond de cale. Les tuyaux d'incendie déroulés sur 15 à 20 mètres sectionnés et ré-enroulés. Alors seulement commença l'embarquement.

L'extermination était bien prévue

   Le 20 avril, 2 300 détenus de Neuengamme et 280 gardes SS et soldats de la marine montent sur l'Athen pour être transférés sur le Cap Arcona, mais sont refoulés par le capitaine Bertram. Ils font demi-tour vers Lübeck dont les quais sont de plus en plus surpeuplés de détenus affamés et malades. Devant la menace d'être fusillé sur place le capitaine obtempère : ainsi commence le chargement progressif des détenus sur le paquebot, le transport étant assuré par l'Athen qui ramène les morts entassés sur le pont.

   Le 28 avril, environ 5 000 détenus se trouvaient à bord avec 500 gardes et 70 hommes d'équipage.

   Le 28 avril, environ 300 détenus francophones sont descendus du Cap Arcona et se retrouvent sur l'Athen. Chance, destin, je fus parmi eux !

   Le 1er mai, le Thielbeck entre dans l'embouchure de la Trave à l'aide de deux remorqueurs, et jette l'ancre non loin du Cap Arcona. Ce même jour on apprend le suicide de Hitler ; la nouvelle se répand très vite sur les bateaux ; un immense espoir nous soulève.

   Ce 1er mai, 205 détenus, faisant partie d'un dernier transport en provenance du camp de Dora-Mittelbaü, montent à bord du Cap Arcona, où ils sont enfermés dans le local à bagages.
   Le même jour, grâce à l'activité de la Croix-Rouge suédoise dirigée par le Docteur Arnoldsson, 250 détenus venant de l'Elmenhorst sont évacués vers la Suède sur le Lillie-Mattheisen et le Magdalena.

   Le 2 mai, 20 jeunes femmes SS montent à bord du Cap Arcona, elles répandent la nouvelle de l'occupation imminente de Lübeck par les Anglais.
Ce 2 mai au soir, la reconnaissance britannique découvre en fin d'après-midi deux convois militaires partant de Neustadt ; dix destroyers, des sous-marins, des bateaux d'escorte et transports de troupes en font partie.

   Dans la nuit du 2 au 3 mai, des mouvements de bateaux sont toujours observés dans la baie. Au lever du jour, SS et Jeunesse hitlérienne assassinent sur la plage plus de 200 détenus, hommes, femmes et enfants du camp de Stutthof. Dans la baie tout est calme en cette matinée.

L'ultime tragédie

   Après l'hommage solennel que nous venons de rendre à plus de 7 000 des nôtres disparus une heure avant la Libération, nous nous souvenons encore.
   
Dans notre survie nous n'avons pas été libérés de ces instants, nous nous souvenons dans nos têtes, dans nos cauchemars, de cette période, et, plus nous nous en éloignons, plus nous revenons sur ce passé, plus nous considérons comme un devoir de le restituer à nos descendants.
   Avec nous, anciens martyrs, sont rassemblés les survivants d'autres nations, les représentants d'opposants et résistants allemands qui ont tenté, au sacrifice de leur vie et privés de toute aide extérieure, d'alerter l'opinion.
   Nous saluons Madame SIMONIS, Ministre Présidente du Land de Schleswig-Holstein, Monsieur WEBER, représentant de la ville de Neustadt, et toutes les autorités locales et amies. Leur engagement à nos côtés, pour la démocratie est d'autant plus important que la lutte contre le négationnisme, la lutte pour une vraie liberté et fraternité est toujours notre devoir à tous.

Fidèle à notre devise « N'oublions jamais »
le 37014,
Lucien HIRTH

Mémorial de Neuengamme
Bronze représentant l'agonie du déporté
oeuvre de Françoise SALMON, rescapée d'Auschwitz


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Lucien Hirth photographié à Reims en janvier 2005 dans le local de la délégation marnaise des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation

 

     Lucien Hirth accompagné de Jeanne-Andrée Paté, ancienne déportée à Ravensbrück, et du colonel Louis Carrière, ancien déporté à Mauthausen, témoigne devant les élèves du lycée Clemenceau de Reims, dans le cadre de la préparation du Concours de la résistance et de la déportation, le 26 février 2005 .


Ce passé qui ne veut pas passer

   Nos enfants sont hantés par le passé concentrationnaire des parents qu'ils devinent mais ne connaissent pas. 
   Comment le pourraient-ils ? Les déportés sont des êtres doubles. Ils appartiennent en même temps au monde des morts dont ils sont revenus et à celui des vivants où ils se trouvent aujourd'hui.
   
De ces enfants, certains ont hérité des terreurs du passé sans avoir connu l'épisode traumatique lui-même.
   La société française et la République elle-même préfèrent ignorer la déportation et les déportés.
   On en reparle un peu depuis le début des années 80 au fur et à mesure que les derniers survivants meurent et que leurs petits-enfants, la troisième génération, deviennent adolescents.


Résistance

   De cette grande époque que fut la résistance demeurent quelques témoins qui s'efforcent de conserver intact ce passé.
   Faite d'engagements multiples ( réseaux, maquis, formations paramilitaires, services de renseignements, actes isolés ), la résistance fut le creuset insufflé par le patriotisme de nos parents et dont les instituteurs furent aussi les fervents instigateurs.
   Nous sommes aussi, vu notre âge à l'époque, l'image de la génération actuelle, un peu frondeurs, et là, nous trouvons un exutoire à nos débordements, sans toutefois en mesurer les conséquences, mais, très vite confrontés aux dures réalités.

   Juin 1940 : l'annexion de l'Alsace est brutale, les lois allemandes entrent en vigueur immédiatement. Tout ce qui peut rappeler la France doit disparaître (du béret aux couronnes mortuaires dans les cimetières)
   Pour moi commence un long cheminement.
   Encouragé par mon père qui a eu maille à partir avec les Uhlans en 1914-1918, je quitte l'Alsace en 1940, sans trop grande difficulté ; les représailles ne viendront que plus tard.
   Le franchissement de la frontière suisse par le plateau de Mäiche ne pose pas de difficultés majeures. Interné, mais sans subside notoire ; je suis indésirable. Il me faut rentrer en France ; on me désigne un point frontière qui me livre aux Allemands, je refuse. Après une nouvelle tentative, je suis rapatrié par Annemasse.
   Commence alors une errance, je n'ai pas encore 17 ans, un bien maigre pécule. Travail saisonnier pour une régularisation des papiers ; déplacement dans différentes régions ; la milice veille.
   Début 1942, j'apprends par une filière ( trouvée par mon père ) mon appel pour le service sous les drapeaux en Alsace. Je deviens déserteur, avec toutes les conséquences qui en découlent.

   1943 : recensé, je suis appelé au Service national dans les chantiers de Jeunesse. Par faveur ou en tant qu'Alsacien, je suis affecté au groupement Jeunesse et Montagne, une organisation paramilitaire qui réussit malgré l'occupation à redonner aux jeunes le goût de l'effort, de la lutte, du risque, de la liberté et à recenser aussi les hommes pouvant être disponibles à un moment donné.

   Réparties en groupements, des sections sont stationnées en haute montagne.
   À l'image des chasseurs alpins dont nous avons l'uniforme sans les parements jaunes : on nous appelait les " Bleus ".
   Nous étions chargés de la production de charbon de bois, de forestage, mais aussi de formation militaire clandestine, d'aide aux maquis particulièrement actifs dans les Hautes Alpes. Les attaques souvent simulées des maquisards permettaient leur habillement, mais principalement leur ravitaillement.
   Très vite et à ma surprise je suis affecté au PC de Gap, au service du
colonel DE MONTMARIN, chef de Centre.
   La nuit, je suis toujours d'alerte. Logé à côté de son bureau, chargé de lui communiquer toutes les informations qui proviennent des sections, parfois même par les postières de service de nuit.
   Mon poste me permet aussi de répondre à certaines sollicitations de la part
de camarades désignés pour aller travailler en usines. Des nuits passées aux répétitions d'une nouvelle identité vierge, à la confection d'une carte...
   Lors d'un séjour en infirmerie, je prodigue des soins à des résistants blessés, sur sollicitation de l'aspirant major à peine plus âgé que moi.
   Quête de renseignements en gare de Gap sur les déplacements de troupes.

   À l'origine, l'occupation italienne dans cette région ne nous traumatisait pas outre mesure, mais renforcée par les Allemands, elle s'est durcie. Des placards bien en évidence nous rappellent les sanctions de mort pour ceux qui portent secours aux réfractaires. Les arrestations deviennent plus nombreuses. La hantise d'une dénonciation nous gagne parfois.
   Se doutant de notre activité dans la région, les Allemands exigent l'évacuation immédiate de la région de Gap. Nous nous replions par le col Bayard et la route Napoléon sur Grenoble où siège notre quartier général ( rue Cornély Gémon )
   Dans cette ville je ne reste pas longtemps inactif. Je suis chargé avec un autre volontaire de surveiller les mouvements ennemis, entrées et sorties du dépôt de l'ex-6ème BCA et parc d'artillerie de montagne où l'ennemi a ses véhicules. Je passe des journées entières, planqué derrière des volets fermés. Mon collègue transmet les renseignements à un membre de la résistance dont nous ne connaissons pas le nom.

   Un soir, il m'annonce : « Ce soir nous ne passerons pas la nuit ici ».
   Au lever du jour, les Allemands fouillent toutes les maisons situées le long de la voie ferrée en face du dépôt.
   Quelques jours après, je suis arrêté par le SD, Service de Sécurité appelé aussi « Colliers de chien ». Le premier contact fut rude.
   Transféré en cellule dans la caserne Curial à Chambéry, je réussis à l'aide de mon allemand, à les berner. Ils ne savent pas qui je suis, car j'ai aussi une fausse identité. Un soir, le garde de nuit me confie
 : « Hirth, demain libre ».
   Le lendemain je suis transféré au Fort Montluc à Lyon, puis ce sera Compiègne et la déportation.
   Après guerre, je sus que mes camarades-contacts travaillaient pour l'Organisation de Résistance de l'Armée ( ORA ). À ma connaissance aucun n'a sollicité une homologation ; nous n'avions fait que notre
devoir.


Déportation vers l'Allemagne
Transport du 15 juillet 1944

   Après les cellules de la caserne Curial à Chambéry, le fort Montluc à Lyon, Royallieu près de Compiègne fut pour nous un havre de paix. Mais depuis quelques jours, le bruit d'un départ imminent court dans le camp. C'est pour demain " 14 juillet ".
   Une manifestation se forme dans les allées : NON nous ne partirons pas le
jour de la Fête nationale
. Pourparlers et discussions avec les autorités françaises du camp. Ces dernières exigent la rentrée immédiate dans les blocks. Nous obtempérons. Aussitôt soldats en armes et chiens sont déployés au bout de chaque allée. La soirée se passe, mais le 15 juillet dans la matinée, appel, tri, mise à l'écart, fouille minutieuse et le soir, pour la première fois et définitivement en rang par cinq, la colonne se met en marche, solidement encadrée par des SS.
   Nous traversons Compiègne. Sur le parcours les volets des maisons sont fermés. Une ouverture, le geste d'un habitant provoque un tir de mitraillette.
Parfois on entend quelques cris d'une connaissance qui reconnaît un des
siens dans le convoi.
   Arrivés en gare nous sommes attendus par d'autres SS. Ce fut le début du vrai cauchemar.

   Jetés par paquets, à coups de crosse, de pieds et de poings, à raison de 100 dans les wagons portant la mention " Hommes 40 - chevaux 8 ".
   Un des premiers d'une nouvelle centaine, je me précipite dans l'angle du wagon sous le volet d'aération bardé de barbelés. Cela me sauvera
certainement la vie. Le train se met en marche, les cheminots de la gare nous font un dernier geste d'adieu.
   Nous allons rouler pendant trois jours à travers différentes régions.
   Premier arrêt en gare de Metz, l'équipe de SS change, d'autres nous
prennent en charge, mais auparavant opèrent une fouille minutieuse pour éviter toute évasion. Deux wagons après le nôtre, le loquet de fermeture
présente des traces suspectes d'entailles. Le SS exige immédiatement le
responsable, personne ne bouge. Il désigne 10 détenus qui seront fusillés
sur place
. L'auteur se dénonce, il est abattu. Son corps est chargé dans le wagon vide, le compte y sera à l'arrivée.

   Les 99 autres sont répartis dans les deux wagons encadrant celui devenu vide. Ces camarades souffriront le martyr durant le reste du parcours.
Les forts en géographie précisent que nous nous dirigeons vers l'Allemagne du Sud ; au matin contrairement, c'est vers le Nord !
   Voilà le troisième jour que nous roulons sans manger ni boire. La nuit nous sommes transis, le jour la chaleur est étouffante. Au milieu du wagon un seau en guise de tinette, qui ne sera vidé qu'une seule fois.
   L'odeur est pestilentielle, les malaises se multiplient. Cette promiscuité engendre des bagarres.
   Lors d'un arrêt dans une gare allemande nous hurlons pour avoir un peu d'eau. Au bout de quelque temps, oh ! Miracle, un fenwick s'approche de
notre wagon et par l'ouverture d'aération projette, avec un tuyau, de l'eau dans le wagon.
   J'avais enlevé et présenté mes grosses chaussures de montagne, pour les remplir de cette eau miraculeuse que nous avons dégustée, comme aucune autre, avec mon voisin.
   Beaucoup ne verront pas le 18 juillet, le train marque un dernier arrêt,
il fait noir.


En Allemagne du Nord
un grand camp de concentration méconnu :
Neuengamme

   En décembre 1938, la SS transféra un kommando extérieur du camp de concentration de Sachsenhausen, fort d'une centaine de détenus allemands, à Hambourg-Neuengamme, dans une briqueterie désaffectée depuis des années ; ces détenus devaient construire un nouveau camp de concentration.
   Au début de l'été 1940, Neuengamme devint un camp autonome.
   Les détenus, dont le nombre atteignit rapidement plusieurs milliers, travaillaient à la construction du camp, la briqueterie ainsi qu'à la régulation de la Dove-Elbe ( bras de l'Elbe ), au creusement d'un canal de raccordement et à l'extraction de la glaise.
   Beaucoup de détenus moururent épuisés physiquement : la faim, les maladies et les mauvais traitements exercés par les SS.
   Tout au long de la guerre, la Gestapo et le service de sécurité de la SS déportèrent des dizaines de milliers de personnes originaires de tous les pays occupés par les Allemands.

   Le motif des arrestations était le plus souvent la résistance à l'occupation, le soulèvement contre le travail obligatoire en Allemagne ou la persécution pour raisons raciales.
   À partir de 1942, les déportés furent astreints à la production d'armement, d'abord à l'intérieur même du camp, ensuite dans des usines extérieures qui en faisaient la demande.

   C'est ainsi que dans les dernières années de la guerre se créèrent des kommandos sur tout le territoire de l'Allemagne du Nord ( plus de 80 dont plus de 20 réservés aux femmes ).
   Les conditions de vie et de travail dans le camp même et dans les kommandos extérieurs étaient fatales à leurs occupants : vêtements légers ; insuffisance de nourriture ; manque de soins médicaux ; conditions d'hygiène catastrophiques ; mauvais traitements infligés par les SS et leurs hommes de main ( Blockältester, stubendients, kapos, vorarbeiter ) provoquaient la mort de nombreux détenus.
   Plusieurs milliers furent pendus, fusillés, gazés, tués par injections mortelles.

   Au total, on peut estimer que 55 000 détenus sur les 106 000 que comptait le camp de Neuengamme perdirent la VIE, dont plus de 7 000 Françaises et Français sur les 11 500 déportés à Neuengamme.
   À partir de mars 1945 et jusqu'en mai 1945, la poussée des Alliés provoque la fermeture et l'évacuation des camps par les SS.

      - Blockältester : détenu désigné par les SS et chargé de diriger un block avec ses auxiliaires.
      - Stubendient : homme de chambrée, adjoint au Blockältester.
      - Kapo : détenu surveillant un kommando de travail.
      - Vorarbeiter : détenu désigné chef d'équipe, adjoint du kapo.

   Tous étaient des auxiliaires zélés des SS et capables des pires cruautés pour conserver leurs privilèges.
   Ils étaient presque tous des droits communs
.

Camp-mémorial de Neuengamme

En 1995, un tronçon de voie ferrée a été réinstallé...

... et un wagon à bestiaux comme celui qui servait
au transport des déportés a été mis en place


L'entrée en Enfer

   Dans la nuit noire, le convoi de wagons est refoulé sur une voie de garage.
   Où étions-nous?
   Était-ce le terme de notre long, douloureux et pénible voyage ?
   Des camarades, beaucoup encore inconnus, râlaient, assoiffés, enfermés
depuis le départ de Compiègne le 15 juillet 1944 dans ces cercueils ambulants qu'étaient devenus nos wagons.
   D'un coup, les portes s'ouvrent, des cris que nous entendrons des milliers
de fois SCHNELL RAUS vociférés par des déchaînés en habits rayés munis de matraque, pas avares de coups.
   Les SS sont là aussi pour nous accueillir.
   La descente du wagon s'effectue à coups de crosse de fusil et de matraque.
   Nous entrons en Enfer.

La place d'appel du camp
( Panneau d'information du Camp-mémorial de Neuengamme )

   Parqués sur un semblant de quai caillouteux nous sommes alignés en rang par cinq, puis dirigés sur un vaste enclos toujours sous les hurlements des SS excitant leurs chiens.
   À proximité, derrière le grillage, des hommes, en rayé, nous font signe de manger nos maigres provisions. Beaucoup n'ont pas faim. Sans eau depuis Compiègne, nous mourons de soif. Certains ont bu leur urine, d'autres ont atteint le stade de la folie ; il a fallu les maîtriser.

   Par des allées, longeant des baraques nous sommes enfournés dans le sous-sol d'une grande construction en briques.
   Parqués dans cette cave au sol terreux, ce fut l'attente. On supputait tout, on ne savait rien !
   Nous attendions, inquiets néanmoins du sort qui nous attendait.
   Après une longue attente, la porte s'ouvre, entrent un SS et quelques hommes en cette tenue rayée, portant des bancs qui furent installés par-devant nous. Les rayés firent signe au premier rang de s'avancer, quelques-uns s'exécutèrent et là horreur : tondus à zéro. Derrière, nous étions horrifiés, ce ne fut que le commencement ! 


Ces autres Français : les « Proéminents »

      C'est à ce moment qu'un homme sortit de notre groupe et se dirigea vers le SS toujours accoudé à la porte, et engagea avec lui une conversation.
   Le soldat après un court instant revint avec un gradé.
   Nouvelle conversation et peu après, arrivée de deux autres SS.
   Ensuite ce même détenu lance un appel à certains de notre groupe.    Timidement les uns après les autres, ces personnages s'avancent, certains appelant leurs connaissances ou amis.
   Tous ces hommes, politiques, fonctionnaires, préfets, sous-préfets, chefs de cabinet, militaires, notables, religieux et autres se regroupent vers la sortie.
   Vers la fin, il appelle un homme se tenant à mes côtés : ce dernier, un préfet, refuse de les rejoindre.
   Il l'interpelle à nouveau en ces termes: « Nous ne faisons pas partie de ces Français ».
   Réponse de ce préfet: « Si, moi j'en fais partie et je reste avec eux ».

   Ils furent appelés, les " PROÉMINENTS " de l'allemand prominenten ( personnalités, célébrités ).
   Ces 368 notables, un sort spécial les attend.
   Bien qu'immatriculés, ils ne seront pas dépouillés de leurs vêtements et de leurs objets personnels. Mais, isolés dans deux baraques spéciales du camp à proximité de l'infirmerie, leur détention sera douce.
   Leurs journées s'organiseront autour d'exposés, conférences, organisation de divertissements.
   Pas de travaux. Ils ne connurent jamais les appels sous la pluie, la neige et le froid. Seul leur régime alimentaire sera celui des autres détenus.
   Deux ou trois furent libérés, quelques-uns moururent de maladies.
   
    Le 12 avril, ces 358 personnalités furent évacuées en direction de Flossenbürg, y arrivèrent le 14, pour être ensuite dirigées sur Theresiensstadt.

   De ce convoi du 15 juillet cinq préfets partagèrent nos angoisses, notre faim, nos espérances aussi : 
    BONNEFOY et BUSSIÈRES périrent dans la baie de Lübeck.
    DEMANGE et MOREAU survécurent.
   Mais je vois toujours DUPIECH, sa démarche ample sur le chantier de Farge, j'entends encore sa voix rocailleuse encourager les désespérés que nous étions par moments. Disparu dans une marche de la mort ou noyé dans la baie de Lübeck, je ne l'ai plus jamais revu
.


Le détenu Hirth devient pour l'éternité le 37014


   Puis en route dans un baraquement en bois où nous devons remettre toutes nos affaires, objets, bagues, montres, vêtements, chaussures, le tout enfermé dans un sac avec nos noms. Quelle ironie nous ne les reverrons jamais !
   Nus, nous passons dans une autre salle où l'on nous rase tout le système
pileux
, couché sur une planche à claire voie, jambes écartées, travail
effectué par des détenus de toutes nationalités. Puis douche alternativement bouillante et froide, sans savon, ni serviette. Après une désinfection, le
corps est badigeonné entièrement d'un liquide jaunâtre très piquant, enfin
humiliation extrême la fouille anale où certains ont caché une bague, une
alliance.

   Nous formons un long cortège de mannequins nus qui est ensuite dirigé sur une autre baraque où nous sont distribués, sans distinction de taille, un léger costume rayé, une chemise, un caleçon court, deux morceaux de tissus remplaçant les chaussettes et une paire de claquettes maintenue au
pied par une ficelle.
   Ensuite nous entrons dans un autre block où d'autres détenus assis derrière
des machines à écrire nous attendent.
   Un SS debout sur une table nous souhaite la bienvenue, la schlague à la main. :

« Ennemis du peuple allemand vous devez travailler dur.
Ici vous êtes entrés par la porte, vous n'en sortirez que par la cheminée ».

   Suit une interrogation : état civil complet, profession, domicile, parents, etc. Cela dure une bonne partie de la nuit.

   Le détenu HIRTH a vécu, il devait devenir pour l'éternité le 37014.

   Triangle rouge avec la lettre « F " », certains auront par la suite une plaque métallique immatriculée, pendue autour du cou.
   Enfin, nous prenons la direction d'un autre block où nous attendent des
Kapos trique à la main. Des rangées de trois châlits, des paillasses infectes, une couverture pour trois. Nous devons nous coucher tout habillés, trois par lit, la couverture ne sert à rien. Cette nuit sera d'ailleurs très courte.
Le jour n'est pas encore levé qu'il faut sortir du lit, vite, sous les coups et
les hurlements des kapos
, pour se rendre aux lavabos. Peu de robinets, pas de savon ni de serviette. À coté les latrines, une planche percée sur une fosse, une puanteur !

   Pour petit déjeuner un quart de liquide dénommé café, infect et bouillant, qu'il faut boire très vite, car il n'y a pas assez de récipients pour tous.
   Ensuite, course jusqu'à la place d'appel. Nous devons nous ranger dans un ordre impeccable, apprendre à marcher au pas en faisant claquer le béret sur la cuisse. Des heures à faire cette manœuvre et apprendre notre numéro matricule en allemand, sinon les coups pleuvent.
   Dans quelques jours, ce sera pour la majorité d'entre nous le transport vers
un kommando de travail. Pour moi, ce sera Bremen-Farge où nous
participons à la construction d'une usine bétonnée destinée à l'assemblage
à la chaîne de nouveaux sous-marins type XXI
.
   11 000 à 12 000 travailleront dans cet enfer.
   4 000 ouvriers, travailleurs du service obligatoire, prisonniers de guerre, travailleurs des pays de l'Est et surtout déportés y laisseront leur vie.
   Ce sera l'enfer journellement, mais nous restons animés d'une farouche volonté de survivre.


Une journée ordinaire à Farge
Témoignage sur les conditions de vie
dans un des 56 Kommandos de Neuengamme

L'entrée du camp-kommando de Farge, le 18 août 1944

   Au premier plan, la voie ferrée étroite et à gauche, la baraque des gardiens ou logement des SS.
   Au second plan, à côté du pylone d'alimentation électrique, un soldat de l'artillerie de marine, carabine à l'épaule, les deux poteaux de la porte d'entrée, les clôtures de barbelés et la station de pompage d'eau ( à droite ).
   À l'arrière plan, les cuisines.

   Auf Stehen ! Hurlement d'un chef de block ou d'un kapo du bunker où nous dormons ( plus d'un millier d'hommes dans un réservoir souterrain ) sur des paillasses humides et douteuses, entassés les uns contre les autres, mélangés ( 14 nationalités ), fatigués, affamés, désaxés et automatisés par cette atmosphère de folie permanente qui nous entoure et nous précipite de force dans ce, je ne sais quoi, qu'on appellera après la Libération La vie à Farge.
   C'est le début d'une journée ordinaire.
   Quelle heure est-il ? 4 heures ?
   5 heures ? Personne ne s'en inquiète. Il n'y a ni montre, ni heure ici. Que
des corps maigres, gelés et nus ( Allemands, Polonais, Russes, Grecs... ) qui doivent sous les coups de schlagues et au milieu des cris et des insultes se précipiter vers les quelques points d'eau. En tous cas les Français
passeront les derniers. En une minute ( pas plus ), sans savon, sans serviette,
la toilette doit être terminée, puis, si on a de la chance, on peut avoir accès aux tinettes...
   Schnell, schnell, plus vite, plus vite, car quelqu'un crie kafé. Oui, on entend le bruit métallique des bouteillons qu'on apporte. Notre gamelle rouillée à la main, chacun rejoint son block pour la queue. Au bunker il y a quatre blocks de 300 hommes environ chacun. Je suis au block 1.
   Les Polonais font la distribution des tranches noires, appelées pain, des morceaux insignifiants de margarine et enfin de cette eau tiède et jaunie au marron d'Inde qu'on appelle café. Tout est dévoré et bu rapidement,
d'abord à cause des voleurs affamés qui rôdent autour de nous comme
des loups, mais aussi à cause des hurlements qui annoncent déjà le départ pour l'appel.
   C'est le chef du bunker qui crie entre deux coups de sifflets lugubres Alles Raus, Tous dehors !

Plan de la cuve à carburant
où étaient parqués 900 à 1 200 détenus

Plan des " Wohnbunkers KZ Farge "
nachgezeichnet einer Skizze vom 23.08.1999 von Lucien HIRTH,
Häftlingsnummer 37014, aus Reims / Frankreich, Häftling seit 18.07.1944

   Le bunker étant relié à l'extérieur par des escaliers de bois ; c'est comme une cavalcade : bruit de nos claquettes (semelles de bois qui nous servent de chaussures ) sur les marches ( 2 étages ).
   Il
faut faire vite, non seulement, pour échapper aux coups de goumis qui s'abattent sur les têtes, mais surtout pour éviter la fouille, car nous avons glissé sous nos pyjamas le précieux papier qui nous protègera du froid pendant toute cette longue journée qui commence.

Le Bunker « Valentin » où travaillaient les déportés
du Kommando de Brême-Farge

   Enfin dehors. Il fait nuit. Il fait froid. Les projecteurs blafards donnent aux habits rayés des allures de fantômes. Mais ici, il n'y a pas de temps pour le rêve et la réflexion. Tout est devenu automatique.
   Vite en rang par cinq et par kommando : 50 coups de schlague à celui qui ne retourne pas dans les rangs de son kommando de la veille.
   C'est la place d'appel. Ils veulent nous compter. Nous sommes poussés, bousculés. Beaucoup tombent, jeunes ou vieux. Il n'y a pas d'âge ici, nous marchons tous si mal avec ces claquettes ! Bref nous sommes par cinq. Les petits devant, les grands derrière.
   Nous attendons. Silence... ils arrivent...
   Des bottes crissent sur le sable. Des cœurs s'arrêtent de battre pour écouter et aussi par peur de voir ces yeux terribles, les yeux de ceux qu'on appelle les SS.
   Ils passent et comptent. Repassent et recomptent. Ceci plusieurs fois. Je les oublie. Il fait froid. Il fait faim. Mais, n'y pensons pas trop. Enfin c'est le départ. Le jour va venir.
   En rang par cinq et au pas, nous franchissons la porte du camp. Il ne faut surtout pas balancer les bras. C'est interdit l Mutzen Ab ! Enlevez les calots.
   Il faut saluer les officiers SS (tête de mort sur leurs casquettes.)
   Dès la sortie, notre escorte change car on peut voir les écussons jaunes de
la Kriegsmarine sur leurs uniformes.
   Nous marchons un peu, puis arrivons devant les wagonnets à sable. Nous y grimpons environ 30 par wagon. Et voici plusieurs petits trains emportant à l'aube la garnison de rayés partant au travail. En plus de la fatigue et du
froid s'ajoutent l'inconfort des chaos, la promiscuité et les coups.
   Heureusement ce voyage matinal ne dure pas trop. Dès l'arrêt tous courent se mettre en rang par cinq. Il fait jour et l'on peut distinguer cette maudite base : masse énorme et fantomatique entourée de grues, d'échafaudages, de murs en fer, d'escaliers, d'échelles et de tuyaux.
   Nous approchons et le bruit sourd des bétonneuses nous annonce déjà le calvaire de la journée.
   Notre kommando « Zement Kolon » ou Colonne Ciment, environ une centaine de guignols silencieux, tristes et gelés se séparent par groupes de six. Nous sommes six par wagon à décharger. J'ai de la chance, car nous sommes quatre Français et deux Russes dans mon équipe.

   Le kapo n'a qu'un mot à la bouche Loss ! Vite ! Ici comme dans les autres kommandos, c'est la course. Le malheur à la « Zement Kolon », c'est que chaque sac pèse 50 kg et on comprend vite pourquoi il faut courir.
   Un vorarbeiter par wagon et chaque vorarbeiter veut terminer son wagon le premier. Voilà pourquoi à toute vitesse les sacs sont transportés des wagons aux hangars.
   Il faut marcher ( essayer de ne pas tomber ) sur des planches qui vacillent et plient à notre passage. La sueur perle vite sur les visages et la cadence doit continuer : charger, porter, marcher, courir, arrêter, décharger, repartir. Attention : la planche en déséquilibre. Attention : le kapo qui regarde.
   Mes yeux vont de droite à gauche, de haut en bas. Sans arrêt, je suis sur
le qui vive
et il faut le reprendre ce sac : le charger, le porter, marcher, courir, attention à la marche, attention le sac glisse, il faut le retenir... ne pas le laisser tomber... jamais, car c'est du sabotage et... 25 coups de schlague ! Enfin, j'arrive, décharge, ouf ! Je repars... ainsi de suite... la tête ne suit plus... le corps est une machine... est-ce vrai tout cela ? ...
   Ne pensons pas. Pourtant il faut tenir, continuer dans cette chaîne de folie.
La sueur se mélange au ciment. Nous sommes blancs comme des plâtriers mais notre allure me fait penser à des boulangers... quelle folie ! Ici la farine c'est du ciment ( Portland de Norvège ), et quand je me mouche dans mes doigts ( personne n'a de mouchoir ) j'obtiens du mortier.
   Le travail avance et le wagon est presque vide. Je pense que nous sommes
en avance sur les autres. Quelle chance, on va pouvoir se reposer... Il faut toujours espérer quelque chose. Oui nous avons fini notre wagon, mais aussitôt le kapo ordonne de balayer le hangar. Il y a du ciment partout et des sacs se sont déchirés ou échappés par les porteurs. Vite balais et pelles sont déjà en action. Pas une minute de répit, mais la soupe devrait venir. Nous avons déjà fait deux gros tas de ciment en vrac. C'est drôle le ciment se répand comme de l'huile et nous glissons souvent dessus. Quel nuage !
   Une sirène mugit : c'est la soupe... En rang par cinq nous attendons l'arrivée du bouteillon. Ça y est. Un polak va distribuer comme d'habitude. Il ouvre le bouteillon fumant. Ça sent le chou et surtout le cumin. Je vérifie ma gamelle toujours pendue à mon fil de fer qui me sert de ceinture.
   J'essaie vainement d'enlever le ciment qui s'est incrusté dedans mais, c'est un détail. Nous devons nous mettre en file indienne, car le kapo frappe avec sa louche, ceux qui n'obéissent pas ou semblent trop pressés.
   Devant moi, les coups de louche frappent les têtes, les hommes se remettent bien en ligne pour la distribution. Chacun tend sa gamelle ( nous avons de la chance, car je me souviens d'une période sans gamelle ; j'ai failli en mourir ). J'arrive, c'est bientôt mon tour. Devant moi les Polonais ont droit au fond du bouteillon...
   
C'est épais avec du chou et des os mais moi j'ai eu le dessus, c'est-à-dire de l'eau chaude et, très peu... une demi gamelle pour notre estomac si creux, si vide. J'ai vite fait de liquider ce breuvage et je regarde avec envie tous ceux qui mangent encore.
   Maintenant je ressens la fatigue. Dans quelques minutes il faudra recommencer avec les sacs, car un autre train vient d'arriver.
   Comme je voudrais dormir ! Sirène... c'est la reprise... ce sera long jusqu' à ce soir.
   C'est la deuxième partie de la journée. Nul ne sait s'il pourra en voir la fin tant à cause de la cadence de travail, qu'à cause de notre faiblesse grandissante à chaque minute. Tout est là pour décourager : le manque de chaussures, les mains écorchées, les épaules en feu sous le pyjama déchiré, le poids des sacs... de plus en plus insupportable.
   Pour essayer de gagner du temps, une minute par-ci par-là, nous essayons de ralentir l'allure, mais, il y a toujours quelqu'un qui signale bruyamment avec un Waida ou un Schnell, Mench ou Franzous Nicht Arbeit, Nicht Essen.

   Et puis à force d'être abrutie par cette folie, la bête humaine que je suis, réalise, ( peut être par instinct ) qu'il est plus facile de saisir franchement les sacs et de les déplacer vivement et vigoureusement sans penser, ni, à ce qui fait mal, ni... à rien du tout !
   Transporter, empiler, marcher avec attention, courir quand on est à vide, rester dans la chaîne, ne pas se faire remarquer, ainsi le kapo, le vorarbeiter, le rouski ne gueulera pas et puis la journée finira bien. Mais c'est long. Et les oreilles sont saturées de tous les coups de gueule, de tous ces Arbeit ! Arbeit ! Loss, Loss, andere Wagone....
   Parfois je me demande : quel crime, avons nous pu commettre ?
   Peut-être l'avons-nous oublié ? Pourquoi n'avons-nous que ce pyjama dans le vent glacé, alors que le kapo et ce vorarbeiter qui ne se fatiguent qu'à nous taper dessus, parce que nous sommes des " Franzous ", ont un pull et deux vestes.
   Combien de temps faudra-t-il tenir avec ces plaies qui ne guérissent pas à cause du ciment, par ce froid, et avec le nez qui coule sans arrêt ?
   Nous parlons peu. Les heures passent. Mon ami Louis ne me quitte pas des yeux, car il me considère un peu comme son fils. « On tiendra » me répète-t-il toujours.
   J'ai essayé plusieurs fois de porter les sacs comme les Espagnols c'est-à-dire sur la tête ; mais je n'ai pas pu et je continue tantôt sur une épaule tantôt sur une autre.

   Enfin la sirène. Les 12 heures sont terminées. Nous avons tenu. Cette sirène tant espérée nous surprend même dans notre automatisme de robots.
   Zu funf ( en rang par cinq ) nous attendons. Il fait froid. On nous compte encore puis, en route pour les wagonnets.
   Nous croisons les " Nachtich " ( travailleurs de nuit ) qui nous relèvent et nous leur crions : « La soupe c'est quoi ce soir ? »
   Réponse : « La même ... choux ! »
   Voici les wagonnets. Il faut grimper dedans... allons-y.
   On charge avec nous deux pauvres épuisés, qui semblent évanouis.
   Cahots, bousculades, odeurs de sueurs, promiscuité, nous quittons la base pour le camp.
   Le petit train nous envoie sa fumée, personne ne dit mot.
   Arrêt ! Nous sautons à terre et courons pour les rangs par cinq.
   Attendre ! Le vent ! Le froid ! En route. La porte du camp.« Mutzen Ab » Salut aux SS. Tous au pas comme ce matin. C'est la place d'appel pour le dernier comptage. Il faut encore attendre. Les jambes font mal, le dos aussi.
Que se passe-t-il ? Je ne vois rien derrière le rideau des rayés. C'est la schlague pour un Russe, 50 coups... nous comptons ! Chaque coup nous fait mal comme si toutes nos entrailles recevaient aussi cette torture. Au début, il y a quelques gémissements et ensuite, plus rien, que le bruit des coups. Deux rayés tiennent le malheureux pendant qu'Alfred, un chef de block,
frappe sauvagement et avec plaisir.
   Tout le camp doit être là, car personne n'est encore rentré au revier.    Plusieurs sont allongés sur le sable eux aussi en rang par cinq.
   Dans le ciel, des étoiles. Est-ce possible que des hommes libres en ce moment, puissent voir les mêmes étoiles ? J'essaie de m'évader de tout
cela, ainsi j'aurai moins froid et moins peur de tout ce qui peut encore arriver.    L'appel est fini. C'est la course vers les blocks.
   Je rejoins le bunker dans la cavalcade des escaliers. Nous avons de la chance, car il fait moins froid ici que dans les blocks aériens. Tous ceux du ciment vont à la douche. Je grelotte, en trois minutes c'est fini. Froid... brûlant... , froid ! Pas de serviette.
   Le polak, chef soupier du block, gueule et frappe déjà des Français qui
osaient s'aventurer dans les premiers. Bref, je passe enfin. Le jus de chou n'est pas chaud ce soir car l'appel a été plus long que d'habitude.
   Avec la tranche carrée de pain noir et dur, j'ai un morceau de gros cornichon très dur aussi. Cette maigre pitance pour l'affamé que je suis me ferait pleurer dans une situation normale, mais ici tous se taisent et mangent.    Nous avons survécu à la journée sans accident et sans trop de dommage.
   Je vois quelques amis dans cette foule hétéroclite, mais chacun est trop préoccupé par la recherche de nourriture ou de quelque chose pour réparer sa claquette, ou avoir quelque nouvelle sur la situation.
   Il faut que j'arrive à voir Maurice au revier. C'est défendu, mais par la fenêtre on pourra peut-être parler. Attention ! Évitons Alfred, toujours à la recherche de type à piquer pour une corvée. J'aperçois Maurice qui a un phlegmon à la jambe : c'est pourquoi il a la chance d'être au revier. Il me fait signe. Il a pu avoir un morceau de pain pour moi. Je le remercie. Des nouvelles ? Il ne sait rien, quelques bobards habituels : comme quoi les Américains ne doivent plus être très loin. Attendons encore... Il faut bien attendre...
   De retour du revier, j'évite encore une corvée en me planquant mais je vois des files indiennes pour le « friseur » obligatoire. J'ai compris : c'est la tonte ce soir. Moi qui voulais aller dormir, impossible. Il faut encore attendre son tour. Un ou deux coiffeurs seulement par block. Cela va vite mais les clients sont si nombreux que ce simple détail va nous coûter deux heures de sommeil. Que de fatigue !
   Olivier me fait de la peine car il a encore plus faim que moi avec son grand
corps et, en plus il n'a pas le moral. Vivement l'arrivée des Américains... Je suis enfin tondu et me précipite vers ma paillasse. Je suis fourbu, je cache gamelle et claquettes sous ma tête et plie mon pyjama en genre d'oreiller.
   Une couverture pour deux hommes. Je suis avec Olivier, heureusement. Nous nous endormons aussitôt, car bientôt ce sera encore Auf Stehen.
   À moins que la nuit soit interrompue par une alarme ou par la musique des anciens du camp qui ont un phono et dansent ensemble : ces Allemands privilégiés ne vont pas à la base, ne travaillent pas, restent toujours au camp
et reçoivent des colis.
   Beaucoup sont des droits communs, anciens marins. Malgré leur musique, leurs rires, leurs beuveries nous arrivons à dormir quelques heures.
   Il faut récupérer car demain c'est une autre journée et il faudra tenir.

[ Écrit en mars 1987 pour les familles du kommando
réunies début avril 1987 à l'île de Ré ]

Le Mémorial du kommando de Farge


Fosse commune

   Jusqu'au 23 ou 24 septembre 1944, les morts étaient conduits une à deux fois par semaine au crématoire de Bremen-Osterholt ou à celui de
Kierstein.
   Confirmation par le chauffeur du camion que nous avons retrouvé, et qui réside toujours à Schwanwxede.
   À partir de cette date, ils furent inhumés dans une fosse commune à cet
emplacement.
   À partir du 20 novembre 1948, eurent lieu les premières exhumations : 
783 corps et parties de corps furent découverts dont ceux de 136 Français identifiés.
   D'après les déclarations du doyen du camp de Farge, 80 à 140 détenus
de Blumentahl
furent également inhumés dans cette fosse.
   Des recherches furent par ailleurs entreprises sur le terrain de la WIFO et dans les bois à proximité de la fosse à partir du 6 octobre 1948.


La « marche de la mort »

   Évacuation des kommandos Schuzenhof, Blumenthal et Farge
vers le KZ Neuengamme
du 7 au 15 avril 1945, et évacuation du KZ Neuengamme vers la baie de Lübeck du 21 avril au 3 mai 1945.

   Complètement à pied et en train vers notre camp principal Neuengamme.
   À l'approche des armées alliées, les 58 camps de kommando
qui étaient rattachés au camp principal de Neuengamme ont été évacués, morts ou vivants, sur ordre des SS, et les prisonniers durent retourner, en partie à pied ( environ 100 kilomètres ) et en partie en train ( environ 90 kilomètres ) au camp de base de Neuengamme.

   Au total, 3 603 prisonniers partis des camps de Blumenthal ( 929 ), Farge ( 2 092 ) et Schuzenhof ( 582 ) ont participé à la « marche de la mort », à pied et en train.
   La moitié n'est jamais arrivée à destination.

Samedi 7 avril 1945

   Le kommando Schutenhof revient à Blumenthal.
   C'est ainsi que j'ai revu mon frèr
e Robert et René THlRION.

Dimanche 8 avril

   Évacuation de Blumenthal. Nous entendions le bruit du canon, la Libération était proche. Les premiers qui quittèrent le camp, furent abattus. Tout le monde vivait dans l'angoisse. Personnellement j'ai attendu jusqu'à la fin pour quitter le camp, vers 14 heures.
   Nous étions de 1 300 à 1 400, en groupes de 100 avec un intervalle
d'environ 20 minutes.
   Le matin, cinq prisonniers polonais et russes de notre camp, qui pendant la nuit avaient volé des cigarettes et de l'alcool, furent conduits avec force dans une baraque et frappés à mort au moyen d'un nerf de boeuf par le kapo Bruno.   
   Après son méfait, il se mit au garde-à-vous devant le commandant SS du camp, et après avoir fait le salut militaire, lui dit : « Die werden nicht mehr klauen, die sind alle tot » ( Ceux-ci ne voleront plus, ils sont tous morts 
).
   Lui-même était complètement couvert de sang.
   
Chaque groupe qui quittait le camp était accompagné de 8 à 10 soldats de la Kriegsmarine, une vieille garde âgée de 42 à 50 ans, et de 4 à 5 SS avec mitraillette.
   Dimanche soir : Arrivée au camp de Farge près de Bremen ( environ
8 kilomètres ), où nous avons passé la nuit.

Lundi 9 avril 1945

   La marche se poursuit à travers les villages de Bockhorn-Chwanewede- Meyenburg et Uthlede.

   Halte à Hagen. Là nous fûmes enfermés dans une grande briqueterie. En face de ce bâtiment, 4 ou 5 prisonniers furent abattus sans merci par les SS près d'un petit bois à 50 mètres de la route, parce qu'ils avaient volé des betteraves dans une ferme proche. Les premiers morts de notre marche !

Mardi 10 avril 1945

   Nous avons traversé les villages de Bramstedt Bokel- Stubben- Beverstedt-Stemmermuehlen et Horst, où nous avons passé la nuit dans deux grandes granges et une porcherie où je logeais.
   Cette grande ferme se situait le long d'un chemin de traverse. Deux kilomètres avant notre arrivée à la ferme, cinq hommes de notre Revier ont tenté de s'échapper du premier groupe dont je faisais partie. Quand ils eurent pénétré d'environ 50 mètres en forêt, ils furent abattus par les SS.
   À l'aide d'un petit wagonnet, nous les avons sortis du bois ( trois blessés
graves et deux légers ) et transportés vers la ferme. La nuit les cinq furent achevés et enterrés sur place.
   Ce jour, plusieurs camarades épuisés qui s'étaient couchés le long de la route, furent abattus.
   Chemin parcouru : 21 kilomètres.

Mercredi 11 avril 1945

   Nous avons poursuivi notre route vers Kirchwistedt-Volkmarst et passé la nuit à l'écart de la grande route, à Barchel.
   En cours de route nous avons abandonné de nombreux camarades, qui furent abattus.
   Chemin parcouru 10 kilomètres.
   Dans cette ferme, dont un des bâtiments avait un toit de tôles et l'autre un toit de chaume, deux prisonniers manquèrent à l'appel du matin. Les SS tirèrent alors quelques salves de leurs mitraillettes dans les bottes de foin.

Jeudi 12 avril 1945

   Arrivée à Bremervorde, à la gare de triage, le long d'un chemin sablonneux.    De loin nous aperçûmes déjà les wagons de marchandises qui nous étaient destinés.
   Chemin parcouru : environ 10 kilomètres, avec sur le chemin également plusieurs morts.
   Enfermés à quatre vingt par wagon.

Vendredi 13 avril 1945

   Notre train est passé par Stade, Horneburg-Buxtehude et Hamburg.
   La nuit nous avons été bombardés. Des dizaines de morts dans notre train.

Samedi 14 avril 1945

   Arrivée à Winsen. Nouvelle marche par Drage. Bac sur l'Elbe.
   Distance parcourue : environ 91 kilomètres en train et 15 kilomètres à pied.

Dimanche 15 avril

   Arrivée à Neuengamme.
   À l'entrée du camp, nous dûmes nous débarrasser de notre costume rayé, nous fûmes épouillés et reçûmes des vêtements civils sur lesquels étaient cousues des boules jaunes et rouges. Nous reçûmes un colis de la Croix-Rouge. Le premier, après dix mois de captivité. Les Russes ne reçurent rien, c'est ainsi que ces hommes, pour se procurer un tel colis, n'hésitèrent pas à assommer d'autres prisonniers. ( Le bruit circulait que, par l'entremise de la Croix- Rouge, nous serions évacués sur la Suède ).

Le 21 avril 1945

   Nous fûmes embarqués sur des trains qui roulèrent en direction de la baie de Lübeck.
   À Neustadt nous montâmes à bord du cargo Athen.

Le 26 avril 1945

   Nous fûmes transbordés à bord du paquebot de luxe Cap Arcona.
   Nous y passâmes plusieurs jours sans manger ni boire.
   Les cadavres s'accumulèrent et furent emportés par dizaines.

Le 7 avril 1945

   Un train de 400 malades provenant du kommando de Wilhelmshaven ( évacué le 5 avril ) est bombardé à Lüneburg. Il n'y a que quelques survivants qui seront dirigés sur Bergen-Belsen.
   À la même date les kommandos de la région de Braunschweig sont regroupés en partie à Watenstedt.
   Évacués par train sur le camp de
Ravensbrück, 1 500 hommes sur les 3 500 au départ parviennent dans ce camp.


Le 15 avril

   À Gardelegen, les Américains découvrent quelques rares survivants dans une grange incendiée volontairement par les SS.
   Il y a 1 016 victimes issues des camps de Dora et Neuengamme.
   Bergen-Belsen est libéré par les Anglais : 60 000 détenus hommes et femmes de toutes nationalités y sont entassés, dont beaucoup ont été évacués de Neuengamme. La mortalité est énorme.
   Le Camp de prisonniers de guerre de Sanbostel ( stalag XB ) devient
à partir du 13 avril 1945 le lieu de destination de convois de déportés évacués de Neuengamme et de divers Kommandos.
   À la Libération le 29 avril, les morts sont innombrables : 2 781 corps non identifiés.
   Le camp de Wobbelin construit par des déportés de Neuengamme est libéré le 2 mai 1945.
   Plus de nourriture, épuisement total, très nombreuses victimes.
   
Le camp central de Neuengamme est évacué à partir de la mi-avril.
   
Les archives du camp sont emportées ou détruites.

   Les déportés sont transportés vers Lübeck et embarqués sur des navires : le Cap Arcona ( 4 600 hommes ), le Thielbeck ( 2 800 hommes ), le Deutschland ( nombre inconnu ), l'Athen ( 2 800 hommes ).


Le 3 mai 1945

   Ces navires sont attaqués en baie de Neustadt par l'aviation anglaise qui coule le Thielbeck, le Deutscland et le Cap Arcona.
   Il n'y a que 450 à 500 survivants.
   Beaucoup de déportés sont morts encore après leur délivrance, avant même
d'avoir pu quitter l'Allemagne.
   Des détenus du camp de concentration de Neuengamme et de ses kommandos, qui souvent n'ont pu être identifiés, reposent dans plus de cinquante cimetières de l'Allemagne du Nord.


J'étais sur le Cap Arcona et l'Athen

   Après une longue « marche de la mort » de Bremen-Farge à Neuengamme, nous arrivons au camp central. Partis à 500, nous ne sommes plus que 80. Les camarades devenus impuissants à faire un pas de plus ont été abattus sauvagement par les SS en queue de colonne.
   Hébergés dans le deuxième grand bâtiment en briques nous connaissons
enfin un peu de repos et un repas chaud.
   Le travail avait cessé, déjà l'évacuation du camp était en cours.
   Malades et « mûselmann  » en trains, d'autres colonnes à pied.
   Je fis partie d'un des derniers convois, si ma mémoire est exacte, aux
environs du 24 ou 25 avril
en direction de Lübeck.
   À l' arrivée aux silos à grains, tous descendus avec les cris et coups habituels, nous fûmes transférés sur l'Athen dans une cale du bateau qui, après un certain temps, se mit en marche, se dirigeant pour nous, vers l'inconnu.
   Remontés au jour, nous nous sommes retrouvés au pied d'un escalier de coupé accolé à un immense paquebot : le Cap Arcona dont nous ignorions tout.
   Une fois sur le pont, on nous précipita par paquets à fond de cale par des écoutilles.
   Les cabines de luxe étaient occupées par des SS et les gardes, celles des
entreponts par les kapos, puis des Polonais, des Belges, des Français, des Grecs... où, malgré la promiscuité chacun pouvait s'étendre ; cela nous le sûmes par la suite.
   La majorité des Russes se trouvait déjà dans les fameuses cales à bananes, denrées que le Cap Arcona ramenait de ses voyages en Amérique du Sud.
   Ces cales et d'autres encombrées de bancs, chaises, d'une saleté repoussante furent pendant trois jours notre espace de vie, sans manger ni boire, sans tinettes sans lumière. L'unique robinet ne débitait que de
l'eau de mer, ceux qui persistaient à en boire devenaient fous
.
   Les cadavres s'amoncelaient partout ; une où deux fois ils furent hissés par l'écoutille.
   Là, à fond de cale, je vécus la plus grande désespérance de toute ma
déportation
. Pour la première fois mon moral faiblit, je ne voyais guère d'issue.
   Le troisième ou le quatrième jour, nous n'avions plus la notion du temps, un SS, la torche à la main, descend et nous inspecte. Au vu de notre aspect physique sale, noir, il nous sort son vocabulaire habituel et remonte l'échelle.

   L'écoutille se referme, puis au bout d'un certain temps se rouvre, une voix rauque : « Les Français et les Belges dehors ».
   Rassemblant nos dernières forces, piétinant les mains de ceux qui s'accrochent aux barreaux, nous parvenons à la lumière du jour.
   Sorti de cet enfer nous respirons à nouveau un air pur.
   Mis aussitôt en rang par cinq, nous formons un bloc compact sur le pont.
   À l'horizon, la terre, à nos cotés à la sortie d'un escalier, un monceau de cadavres.
   Combien d'heures, sommes-nous restés exposés, le ventre vide, grelottant
dans la bise froide de la Baltique ?
   Pourquoi nous a t-on sorti de cet univers de ténèbres ?
   P
ourquoi cet ordre uniquement aux Français et aux Belges ?
   Monnaie d'échange pour les SS, accord en cours avec la mission Bernadotte ?
   Demande de l'autorité SS à bord d'évacuer le trop plein de détenus qui
succombent toujours plus nombreux, en raison des difficultés de ravitaillement ?

   Beaucoup de suppositions, pas encore de réponse à ce jour.

   Redescendue le 30 avril sur l'Athen qui s'était mis à couple du Cap Arcona, la plus grande majorité de mes camarades fut descendue dans les cales !
   Avec la complicité de mon ancien kapo de l'Arke Nord, grande gueule, mais
que personnellement je n'ai pas vu frapper un détenu, je pus rester sur le pont avec d'autres qui s'y trouvaient déjà, avec mon camarade Guy LEPAGE.
   À l' abri sous un avant-pont ou blottis contre le bastingage, avec un peu de ravitaillement, entendant parfois le bruit du canon, nous attendions, conscients néanmoins que cela ne pouvait plus durer.
   Ce 3 mai, l'Athen fait route vers la terre, le commandant ayant reçu l'ordre de se rendre à Lübeck pour prendre un autre chargement de détenus arrivés au port.
   Le temps est gris, lorsque vers midi des avions font leur apparition dans le ciel. Ils sont reçus par un tir de DCA de l'Athen et du Thielbeck. Aussitôt le pont est vidé, nous sommes descendus en catastrophe dans les cales où nous retrouvons nos camarades, la plupart avec leur couverture formant des hamacs, accrochés aux planches de protection qui tapissent le flanc du bateau.
   Au début de l'après midi, les avions reviennent, nous percevons les tirs de DCA, puis deux chocs sourds.
   L'Athen est touché mais poursuit lentement sa route, puis s'arrête.

   Plus de bruit, tout est silencieux. Nous attendons : que nous réserve le destin?
   Si ma mémoire est fidèle après une longue attente, un premier Russe monte l'échelle en fer et avec mille précautions soulève l'écoutille, un autre le suit, quelques mots en russe, puis un mot magique en allemand Fertig ( fini ) fut une ruée vers cette échelle et petit à petit hissant les plus faibles nous voici à nouveau sur le pont.
   Plus de SS, plus de gardes, plus de kapos. Nous nous dirigeons vers
l'embarcadère en bois auquel notre bateau a accosté. Le long de la jetée en terre, des engins militaires approchent, moments d'hésitation... Est ce que ce sont des unités du Volkssturm, la jeunesse hitlérienne ?
   Cris de joies, nous distinguons les casques plats typiquement britisch. Enfin la Délivrance !

   Le 20 mai 1945, nous ne sommes plus qu'une vingtaine de rescapés tenant debout. Retrouvés par un lieutenant français nous sommes rapatriés par GMC en Hollande, puis par train jusqu'en France.


Neustadt 3 mai 2000

   Mesdames, Messieurs, Chers camarades,

   Comme les morts sont muets il nous faut, nous derniers témoins survivants de la terreur nazie, transmettre aux générations futures ce que fut notre calvaire dans cette inhumanité et pour que nos souvenirs douloureux deviennent mémoire, pour que notre message soit encore et toujours perçu par les générations futures, nous voici à nouveau, rescapés, familles, amis, réunis sur les lieux où il y a 55 ans se déroula une des plus grandes tragédies méconnues de l'Histoire
   Camarades de toutes nations, souvenez-vous !
   Alors que les troupes anglaises, américaines et soviétiques se lançaient à l'assaut de ce bastion de l'Allemagne du Nord encore inoccupé, se mettaient en route de lamentables colonnes de détenus dans les « marches de la mort », jalonnant de cadavres le bord des routes, pauvres hères traqués, abattus hâtivement par les SS.
   D'autres camarades étaient systématiquement assassinés dans les camps et prisons.
   Selon les ordres de Himmler aucun détenu ne devait tomber vivant aux mains des Alliés.

   L'hydre concentrationnaire avait bien planifié notre disparition...!

   Devant l'avance des Alliés, se posait la grande question : où aller avec tous ces détenus ? Plus de place dans le Schleswig-Holstein.
   Tel qu'il ressort du procès du Curiohaus, il semble qu'à l'origine on ne pensait pas aux bateaux. Mais l'ordre d'évacuation émanant du comte Bassewitz-Behr aux autorités SS et au chef de la police, retransmis à Pauly, commandant du camp, suivi de la réquisition des bateaux, sans possibilité de ravitaillement, ni d'évacuation par mer, scellait notre destin.

Nul ne pouvait contester notre anéantissement voulu...!

   À partir du 19 avril 1945, les premiers transports sont arrivés dans le port de Lübeck en wagons de marchandises, certains restant parqués dans les wagons. En queue des rames les malades sans soins, sans manger ni boire, crient, délirent pendant que les SS festoient à proximité avec nos colis de la Croix Rouge, et caisse de cognac. Orgies en compagnie d'auxiliaires féminines des transmissions, alors qu'une scène tragique se déroule à quelques pas : un malade rassemble ses dernières forces, rampe hors du wagon et s'effondre sur le quai. Le SS Kierstein accourt et, à un mètre, le tue d'un coup de pistolet ; un autre SS le roule avec ses pieds par-dessus bord ; une tache blafarde, un corps tordu sombre dans l'eau.
   Sont réquisitionnés quatre bateaux dont trois destinés à l'embarquement des détenus. Le Cap Arcona amarré au large, moteurs avariés, le Deutschland en cours de transformation en navire hôpital, le Thielbeck en réparation, dirigé sur ordre de Kaufmann dans le port, et l'Athen en réparation, mais apte à naviguer.
   Les détenus arrivent de Neuengamme en trains et à pied. On estime qu'environ 10 000 personnes ont afflué vers le port de Lübeck et que des centaines sont mortes sur place, enterrées dans une fosse commune de la ville.
   Le 20 avril, 2 600 détenus et 200 gardes SS furent embarqués sur le
Thielbeck resté à quai jusqu'au 1er mai.
   Dans les cales de l'Elmenhorst, immobilisé dans le port depuis quelques jours, plusieurs centaines de détenus du camp central, privés de nourriture et d'eau, comme sur le Thielbeck, pataugent dans les excréments, les morts servant de tapis aux vivants.
   À couple de l'Elmenhorst, l'Athen.
   Avant l'embarquement sur le Cap Arcona, arriva de Neustadt une barcasse avec des SS sous le commandement de l'adjudant Kierstein. Le navire fut rendu inutilisable. Toutes les bouées de sauvetage enlevées de leurs emplacements et entassées dans un réduit avec les gilets de sauvetage. Les bancs et tables qui auraient pu servir de flotteurs, cachés et arrimés à fond de cale. Les tuyaux d'incendie déroulés sur 15 à 20 mètres sectionnés et ré-enroulés. Alors seulement commença l'embarquement.

L'extermination était bien prévue

   Le 20 avril, 2 300 détenus de Neuengamme et 280 gardes SS et soldats de la marine montent sur l'Athen pour être transférés sur le Cap Arcona, mais sont refoulés par le capitaine Bertram. Ils font demi-tour vers Lübeck dont les quais sont de plus en plus surpeuplés de détenus affamés et malades. Devant la menace d'être fusillé sur place le capitaine obtempère : ainsi commence le chargement progressif des détenus sur le paquebot, le transport étant assuré par l'Athen qui ramène les morts entassés sur le pont.

   Le 28 avril, environ 5 000 détenus se trouvaient à bord avec 500 gardes et 70 hommes d'équipage.

   Le 28 avril, environ 300 détenus francophones sont descendus du Cap Arcona et se retrouvent sur l'Athen. Chance, destin, je fus parmi eux !

   Le 1er mai, le Thielbeck entre dans l'embouchure de la Trave à l'aide de deux remorqueurs, et jette l'ancre non loin du Cap Arcona. Ce même jour on apprend le suicide de Hitler ; la nouvelle se répand très vite sur les bateaux ; un immense espoir nous soulève.

   Ce 1er mai, 205 détenus, faisant partie d'un dernier transport en provenance du camp de Dora-Mittelbaü, montent à bord du Cap Arcona, où ils sont enfermés dans le local à bagages.
   Le même jour, grâce à l'activité de la Croix Rouge suédoise dirigée par le Docteur Arnoldsson, 250 détenus venant de l'Elmenhorst sont
évacués vers la Suède sur le Lillie-Mattheisen et le Magdalena.

   Le 2 mai, 20 jeunes femmes SS montent à bord du Cap Arcona, elles répandent la nouvelle de l'occupation imminente de Lübeck par les Anglais.
Ce 2 mai au soir, la reconnaissance britannique découvre en fin d'après-midi deux convois militaires partant de Neustadt ; dix destroyers, des
sous-marins, des bateaux d'escorte et transports de troupes en font partie.

   Dans la nuit du 2 au 3 mai, des mouvements de bateaux sont toujours observés dans la baie. Au lever du jour, SS et Jeunesse hitlérienne assassinent sur la plage plus de 200 détenus, hommes, femmes et enfants du camp de Stutthof. Dans la baie tout est calme en cette matinée.

L'ultime tragédie

   Après l'hommage solennel que nous venons de rendre à plus de 7 000 des nôtres disparus une heure avant la Libération, nous nous souvenons encore.
   
Dans notre survie nous n'avons pas été libérés de ces instants, nous nous souvenons dans nos têtes, dans nos cauchemars, de cette période, et, plus nous nous en éloignons, plus nous revenons sur ce passé, plus nous considérons comme un devoir de le restituer à nos descendants.
   Avec nous, anciens martyrs, sont rassemblés les survivants d'autres nations, les représentants d'opposants et résistants allemands qui ont tenté, au sacrifice de leur vie et privés de toute aide extérieure, d'alerter l'opinion.
   Nous saluons Madame SIMONIS, Ministre Présidente du Land de SchleswigHolstein, Monsieur WEBER, représentant de la ville de Neustadt, et toutes les autorités locales et amies. Leur engagement à nos côtés, pour la démocratie est d'autant plus importante que la lutte contre le négationnisme, la lutte pour une vraie liberté et fraternité est toujours notre devoir à tous.

Fidèle à notre devise « N'oublions jamais »
le 37014,
Lucien HIRTH

Mémorial de Neuengamme
Bronze représentant l'agonie du déporté
oeuvre de Françoise SALMON, rescapée d'Auschwitz

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