Histoire et mémoire 51 > Histoire et mémoire de la déportation > Témoins 51 > Raymond Gourlin


C'était hier
Témoignage de Raymond Gourlin
déporté au camp de Neuengamme-Kommando de Wilhelmshaven,
évacué à Sandbostel
Matricule 43948

L'arrivée à Neuengamme

L'arrivée à Wilhelmshaven

L'évacuation du Kommando

Le retour en France

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Hommage rendu à Raymond GOURLIN (1925-2017)
par Jean-Pierre et Jocelyne Husson
sur le site de la section marnaise de la société de la Légion d'honneur

    Raymond Gourlin est né à Chaumont le 24 janvier 1925, mais il passe son enfance à Troyes où son père est cheminot. Après l’école primaire, il entre en apprentissage chez un imprimeur où est employé son frère aîné Daniel. Dans cette imprimerie qui travaille pour la préfecture et le commissariat de police de Troyes, les deux frères fabriquent clandestinement des faux papiers et des faux tickets de ravitaillement pour la Résistance.
   Daniel parvient à se faire recruter comme gardien de la Paix et, après un stage à Épernay, il est nommé au commissariat de Chaumont. Quant à Raymond, convoqué le 10 mars 1943 pour partir travailler en Allemagne dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO), il se fabrique une fausse carte d’identité et part se réfugier chez des amis à Tours. Revenu à Troyes et recherché par les services de l’occupant, il s’enfuit en Haute-Marne et travaille dans une ferme, puis par l’intermédiaire de Daniel, il est embauché comme agent spécial auxiliaire au commissariat de Chaumont le 1er septembre 1943. Affecté au standard téléphonique, il intercepte les informations utiles à la Résistance.
   Grâce à leur emploi au commissariat de Chaumont, les deux frères informent les requis du STO qu’ils vont recevoir une convocation, interceptent les avis de recherche, retardent leur retransmission ou les détruisent.
   Ils rejoignent un réseau constitué de résistants appartenant aux différents mouvements présents dans l’Aube, gaullistes de Ceux de la Résistance, communistes du Front national de lutte pour l’indépendance de la France, socialistes de Libération-Nord.
   Après l’exécution par les nazis de dix patriotes hauts-marnais, Daniel et Raymond installent dans la nuit du 18 au 19 mars 1944, un grand V en tissu noir portant l’inscription « Ils seront vengés » sur le monument aux morts de Chaumont.
   Le 6 juin 1944, au moment du débarquement allié sur les plages de Normandie, ils décident de rejoindre le maquis FFI qui se constitue dans la forêt de Leffonds en emportant avec eux armes et munitions extraites de l’armurerie du commissariat dont Raymond s’est emparé des clefs.
   Le 16 juin, le groupe FFI auquel appartient Raymond est accroché par un détachement allemand et se replie. Raymond est fait prisonnier, alors qu’il revenait, sans arme, porter secours à un camarade blessé, qui est achevé devant lui. Emmené au siège de la Gestapo à Chaumont, puis incarcéré à la prison de Langres, il y est interrogé, battu, torturé.
   Le 27 août, devant l’avance alliée, la prison de Langres est évacuée. Raymond est emmené en camion à Chaumont, puis il est déporté par un convoi qui transite par Belfort et le conduit au camp de Neuengamme en Allemagne du Nord, où il arrive le 1er septembre 1944.
   À Neuengamme, Raymond reçoit le numéro matricule 43948 et il est affecté au Kommando de Wilhelmshaven, un Kommando au service de la Kriegsmarine, la marine de guerre allemande. Il y est confronté à toutes les humiliations et sévices du système concentrationnaire nazi : les appels interminables, les journées de travail de 12 heures, les coups de schlague, le froid, la faim, les poux, la maladie, les exécutions de camarades.
   Le 5 avril 1945, après l’évacuation du Kommando devant l’avance alliée, il est emmené dans une longue « marche de la mort » au cours de laquelle beaucoup de ses camarades épuisés s’écroulent et sont abattus par les SS. Après une halte dans le « camp-mouroir » de Sandbostel, où s’entassent des monceaux de cadavres, la marche se poursuit jusque Bremervörde où les déportés sont embarqués dans un train, puis sur une péniche qui prennent la direction de la mer Baltique, et qui sont mitraillés et immobilisés par l’aviation britannique. Les déportés sont ensuite hissés sur un bateau charbonnier qui s’ensable, puis conduits à pied jusqu’à la gare de triage de Flensburg où ils sont entassés dans un train de marchandise d’où Raymond parvient à s’évader avec un camarade et à se cacher jusqu’à l’arrivée des troupes britanniques le 8 mai 1945.
   Rongé par le typhus et la dysenterie, Raymond qui ne pèse plus que 28 kilos, est transporté à l’hôpital de Flensburg et n’est rapatrié en France par avion sanitaire que le 19 juin 1945. De retour à Chaumont, il apprend que son frère Daniel a été tué au maquis de Voisines en Haute-Marne le 30 juin 1944.
   Parmi les 541 déportés français qui du Kommando de Wilhelmshaven, 269 sont morts en déportation dont 139 pendant la « marche de la mort » ; 99 ont disparu. Raymond Gourlin fait partie des 173 déportés du Kommando qui sont rentrés en France, où 32 sont décédés peu de temps après leur rapatriement.

   Nommé après-guerre au SRPJ de Reims où il s’était installé avec sa famille, Raymond n’a cessé de perpétuer le souvenir de tous ses camarades morts en déportation, au sein de l’Amicale de Neuengamme dont il organisait les pèlerinages annuels, et dont il a fait un vecteur de la réconciliation franco-allemande, et dans le cadre de l’UNADIF, l’Union Nationale des associations de Déportés, Internés et Familles, dont il a présidé la section rémoise et dont il a été le porte-drapeau.
   Il contribuait à faire chaque année, lors de la veillée du souvenir de la Déportation organisée par la Ville de Reims, un temps fort de la mémoire déportée dans notre ville.
  
   En 2000, lors du 55e anniversaire de la libération des camps, à l’issue d’une conférence-débat organisée au Musée de la Reddition de Reims par l’AMFD, l’Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation dont il était un fidèle adhérent, il a témoigné avec beaucoup d’émotion et a accepté que ses mémoires réunies sous le titre « C’était hier » soient mises en ligne sur le site Internet « Histoire et mémoires de la 2e guerre mondiale » du CRDP de Reims. Chaque année, il acceptait de venir témoigner auprès des jeunes collégiens et lycéens dans le cadre de la préparation au Concours national de la Résistance et de la Déportation.

      Raymond Gourlin est né à Chaumont le 24 janvier 1925, mais il passe son enfance à Troyes où son père est cheminot. Après l’école primaire, il entre en apprentissage chez un imprimeur où est employé son frère aîné Daniel. Dans cette imprimerie qui travaille pour la préfecture et le commissariat de police de Troyes, les deux frères fabriquent clandestinement des faux papiers et des faux tickets de ravitaillement pour la Résistance.
   Daniel parvient à se faire recruter comme gardien de la Paix et, après un stage à Épernay, il est nommé au commissariat de Chaumont. Quant à Raymond, convoqué le 10 mars 1943 pour partir travailler en Allemagne dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO), il se fabrique une fausse carte d’identité et part se réfugier chez des amis à Tours. Revenu à Troyes et recherché par les services de l’occupant, il s’enfuit en Haute-Marne et travaille dans une ferme, puis par l’intermédiaire de Daniel, il est embauché comme agent spécial auxiliaire au commissariat de Chaumont le 1er septembre 1943. Affecté au standard téléphonique, il intercepte les informations utiles à la Résistance.
   Grâce à leur emploi au commissariat de Chaumont, les deux frères informent les requis du STO qu’ils vont recevoir une convocation, interceptent les avis de recherche, retardent leur retransmission ou les détruisent.
   Ils rejoignent un réseau constitué de résistants appartenant aux différents mouvements présents dans l’Aube, gaullistes de Ceux de la Résistance, communistes du Front national de lutte pour l’indépendance de la France, socialistes de Libération-Nord.
   Après l’exécution par les nazis de dix patriotes hauts-marnais, Daniel et Raymond installent dans la nuit du 18 au 19 mars 1944, un grand V en tissu noir portant l’inscription « Ils seront vengés » sur le monument aux morts de Chaumont.
   Le 6 juin 1944, au moment du débarquement allié sur les plages de Normandie, ils décident de rejoindre le maquis FFI qui se constitue dans la forêt de Leffonds en emportant avec eux armes et munitions extraites de l’armurerie du commissariat dont Raymond s’est emparé des clefs.
   Le 16 juin, le groupe FFI auquel appartient Raymond est accroché par un détachement allemand et se replie. Raymond est fait prisonnier, alors qu’il revenait, sans arme, porter secours à un camarade blessé, qui est achevé devant lui. Emmené au siège de la Gestapo à Chaumont, puis incarcéré à la prison de Langres, il y est interrogé, battu, torturé.
   Le 27 août, devant l’avance alliée, la prison de Langres est évacuée. Raymond est emmené en camion à Chaumont, puis il est déporté par un convoi qui transite par Belfort et le conduit au camp de Neuengamme en Allemagne du Nord, où il arrive le 1er septembre 1944.
   À Neuengamme, Raymond reçoit le numéro matricule 43948 et il est affecté au Kommando de Wilhelmshaven, un Kommando au service de la Kriegsmarine, la marine de guerre allemande. Il y est confronté à toutes les humiliations et sévices du système concentrationnaire nazi : les appels interminables, les journées de travail de 12 heures, les coups de schlague, le froid, la faim, les poux, la maladie, les exécutions de camarades.
   Le 5 avril 1945, après l’évacuation du Kommando devant l’avance alliée, il est emmené dans une longue « marche de la mort » au cours de laquelle beaucoup de ses camarades épuisés s’écroulent et sont abattus par les SS. Après une halte dans le « camp-mouroir » de Sandbostel, où s’entassent des monceaux de cadavres, la marche se poursuit jusque Bremervörde où les déportés sont embarqués dans un train, puis sur une péniche qui prennent la direction de la mer Baltique, et qui sont mitraillés et immobilisés par l’aviation britannique. Les déportés sont ensuite hissés sur un bateau charbonnier qui s’ensable, puis conduits à pied jusqu’à la gare de triage de Flensburg où ils sont entassés dans un train de marchandise d’où Raymond parvient à s’évader avec un camarade et à se cacher jusqu’à l’arrivée des troupes britanniques le 8 mai 1945.
   Rongé par le typhus et la dysenterie, Raymond qui ne pèse plus que 28 kilos, est transporté à l’hôpital de Flensburg et n’est rapatrié en France par avion sanitaire que le 19 juin 1945. De retour à Chaumont, il apprend que son frère Daniel a été tué au maquis de Voisines en Haute-Marne le 30 juin 1944.
   Parmi les 541 déportés français qui du Kommando de Wilhelmshaven, 269 sont morts en déportation dont 139 pendant la « marche de la mort » ; 99 ont disparu. Raymond Gourlin fait partie des 173 déportés du Kommando qui sont rentrés en France, où 32 sont décédés peu de temps après leur rapatriement.

   Nommé après-guerre au SRPJ de Reims où il s’était installé avec sa famille, Raymond n’a cessé de perpétuer le souvenir de tous ses camarades morts en déportation, au sein de l’Amicale de Neuengamme dont il organisait les pèlerinages annuels, et dont il a fait un vecteur de la réconciliation franco-allemande, et dans le cadre de l’UNADIF, l’Union Nationale des associations de Déportés, Internés et Familles, dont il a présidé la section rémoise et dont il a été le porte-drapeau.
   Il contribuait à faire chaque année, lors de la veillée du souvenir de la Déportation organisée par la Ville de Reims, un temps fort de la mémoire déportée dans notre ville.

   En 2000, lors du 55e anniversaire de la libération des camps, à l’issue d’une conférence-débat organisée au Musée de la Reddition de Reims par l’AMFD, l’Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation dont il était un fidèle adhérent, il a témoigné avec beaucoup d’émotion et a accepté que ses mémoires réunies sous le titre « C’était hier » soient mises en ligne sur le site Internet « Histoire et mémoires de la 2e guerre mondiale » du CRDP de Reims. Chaque année, il acceptait de venir témoigner auprès des jeunes collégiens et lycéens dans le cadre de la préparation au Concours national de la Résistance et de la Déportation.
    Le 6 juin 2016, Raymond Gourlin qui était titulaire de la Croix du Combattant volontaire de la Résistance, de la Croix de guerre 1939-1945 avec palme, de la Médaille militaire, de la Médaille de la déportation et de l’internement pour faits de Résistance, et de la Médaille de réfractaire au STO, a été élevé au grade d’officier dans l’Ordre de la Légion d’honneur.

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Le 29 avril 2000 au Musée de la Reddition de Reims,
à l'occasion du 55ème anniversaire de la libération des camps,
Raymond Gourlin témoigne lors d'une Conférence-débat
organisée par Les Amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation.

   Le 10 mars 1943, je suis requis pour le ST0 (Service de travail obligatoire en Allemagne) et refuse de m'y rendre. Je deviens donc réfractaire et continue ma résistance. J'ai tout juste 18 ans.

Raymond Gourlin en 1943

   Le 6 juin 1944, suite au débarquement des Alliés, je rejoins le maquis de Leffonds en Haute-Marne.
   Le 16 juin 1944, après un engagement avec les Allemands, je suis fait prisonnier en voulant porter secours à un camarade blessé, camarade qu'ils exécutent devant moi.
   Après un séjour à la Feldgendarmerie et à la Gestapo de Chaumont (Haute-Marne), je suis emprisonné à la prison de Langres ( Haute-Marne ) où je subis de nouveaux interrogatoires par la gestapo et un juge d'instruction allemand.
   Devant l'avance des troupes alliées, ils n'ont pas le temps de me juger et la prison est évacuée le 27 août 1944.
   Transport en camions jusqu'à la gare de Chaumont, ensuite wagon à bestiaux où se trouvent déjà une dizaine de déserteurs de l'armée Vlassov (soldats russes engagés dans l'armée Allemande).

   Nous sommes environ 33 ou 36 Français séparés des Russes par les nombreux bagages des Allemands qui évacuent également, y compris la Gestapo avec sans doute nos dossiers. Contrairement à d'autres convois, nous ne sommes pas trop serrés et pouvons même nous allonger un peu.
   Avec un résistant d'origine luxembourgeoise, Armand SCHUMACHER, nous décidons de tenter une évasion, les Allemands n'ayant pas fermé les lucarnes du wagon. Avant Neufchâteau (Vosges), retirant blousons et chemises, nous mettons notre projet à exécution mais les Russes donnent l'alarme. Armand qui avait sauté le premier est repris dans un champ de haricots, tandis que moi, étant à moitié engagé, j'ai juste le temps de rentrer à l'intérieur avant que les sentinelles ne se rendent compte de ma tentative. Mon camarade est menotté et restera ainsi jusqu'à notre arrivée au camp. Maintenant nos lucarnes sont fermées hermétiquement.

   Nous arrivons à Belfort où plusieurs centaines de détenus en provenance du Fort Hatry sont embarqués dans d'autres wagons qui sont accrochés à notre train. Nous passons des heures sous la chaleur à attendre.Depuis notre départ de Chaumont, nous n'avons rien eu à manger, juste un peu à boire à Épinal (Vosges). Le convoi s'ébranle dans la soirée et nous prenons la direction de l'Allemagne.   
   Nous traversons le Rhin et disons seulement « au revoir » à la France, car nous serons bientôt de retour (hélas il en fut autrement) À travers les interstices des portes, nous pouvons apercevoir les villes allemandes détruites par les bombardements Des soldats et des infirmières s'affairent dans les gares, pas pour nous mais pour leurs blessés. Toujours rien à manger ni à boire. Il fait chaud la journée et froid la nuit. Nous n'avons même pas de tinette pour nos besoins, juste une boîte à conserve.

L'arrivée à Neuengamme

   Au petit matin du 1er septembre 1944, nous ralentissons car nous traversons une gare de triage. Je peux apercevoir des hommes effectuer des travaux le long des voies ferrées. Ils sont habillés d'un genre de pyjama rayé bleu ou gris et blanc. D'autres hommes portant des bérets noirs sont armés de bâtons et il y a aussi des militaires. Puis c'est le choc brutal du train qui stoppe, le bruit de ferraille des portes qui s'ouvrent et des cris : des cris, des cris et des hurlements de bêtes fauves.



Wagon de marchandises d'époque installé à l'emplacement
de la gare de Neuengamme en 1994

   Les SS sont là pour nous accueillir. La descente des wagons s'effectue avec des coups de crosse de fusil ponctués de « schnelle » et de « loos loos ». Parqués sur un semblant de quai caillouteux, nous sommes alignés en rangs par cinq. Les ordres donnés nous sont traduits par un détenu interprète et toujours sous les hurlements des SS et des chiens.

   Notre longue colonne se dirige vers une route assez large avec à droite des bâtiments gris en bois et d'autres en briques rouges, le tout entouré de barbelés, de poteaux en ciment et de miradors avec des mitrailleuses. Nous entrons dans ce vaste enclos. C'est une véritable fourmilière. Nous restons sur une grande place et derrière moi je vois des rayés tout maigres qui nous font des signes de manger. Je pense qu'ils ont faim. Mais non, ils nous préviennent de manger tout ce que nous pouvons avoir. Après j'ai su que ces hommes étaient des malades et qu' ils se trouvaient à l'infirmerie. L'infirmerie, le revier, on y entrait très malade pour en ressortir mort la plupart du temps.
   
   Nous restons ainsi debout un bon moment et je vois nos Russes de Vlassov alignés contre un mur à l'entrée du camp. Je ne les ai plus revus après. Des officiers SS nous regardent, puis sur un ordre nous sommes dirigés au fond du camp dans le sous-sol d'un grand bâtiment en briques.
   Là, on nous distribue une soupe faite de je ne sais quoi ; elle est jaune avec de grandes tiges dedans genre racines et autres choses indéfinissables. Je n'ai pas faim et pourtant voilà des jours que je n'ai pas manger ni bu. Un détenu parlant français  (il est Alsacien) nous dit que nous devons obéir aux ordres pour ne pas être battus et les ordres arrivent.
   En route pour un baraquement en bois où nous devons abandonner toutes nos affaires : objets, bagues, montre (la mienne est cassée depuis les interrogatoires) vêtements, chaussures tout est mis dans un sac en papier avec notre nom écrit dessus
.
   
   Nous sommes NUS
et passons dans une pièce où nous avons droit au rasage du crâne et de tout le système pileux, couchés sur une planche à claire-voie jambes écartées. Ce travail est effectué sans ménagement par des détenus de différentes nationalités. Pour ma part c'est un Russe qui m'entreprend.
   Après, la douche chaude-froide, sans savon ni serviette, ensuite la désinfection. Le corps est badigeonné entièrement d' un liquide jaunâtre très piquant, travail toujours effectué par des détenus.
   Nous nous retrouvons dehors toujours NUS, crâne rasé... plus le reste. Quel spectacle de voir nos tronches. C'est plus fort que moi. J'esquisse un sourire malgré mon désarroi.
   
   
   Sur le chemin qui nous conduit dans un autre lieu, je suis interpellé par un prisonnier en civil. Stupéfaction, c'est le commissaire de Police de Chaumont. Il a été arrêté dans son bureau au mois de juillet et il est là avec de nombreux autres détenus pris « dit-il » comme « otages ». Ils sont entourés de barbelés et vivent dans une baraque. Ils ont leurs vêtements, leurs bagages, ne sont pas maltraités et ont une nourriture suffisante. De plus, ils ne travaillent pas.

   Le long cortège de mannequins NUS que nous sommes devenus arrive dans une autre baraque où nous sont distribués (sans distinction de taille) un costume rayé très léger, un béret, une chemise, un caleçon court, deux carrés de tissus pour les chaussettes et une paire de claquettes (planche de bois fendue en son milieu et articulée, maintenue aux pieds par une ficelle).
    Ensuite nous passons dans une salle de couture où des détenus cousent sur notre « pyjama rayé » un triangle rouge avec en son milieu la lettre « F » en noir, une bande de tissu blanc sur laquelle est marqué en noir un numéro matricule. Le mien est le 43 948 et l'on nous donne une petite plaque en zinc avec le même numéro frappé et un cordon pour la porter autour du cou - « quel joli collier » cela fait - et tout cela avec des cris pour toujours aller plus vite.
   Ainsi vêtus (plutôt déguisés) nous sommes dirigés dans un grand block où se trouvent des tables, des machines à écrire et des dactylos hommes habillés de vêtements disparates marqués de grandes croix faites à la peinture.   
   Un grand escogriffe de SS debout sur une table, une schlague à la main, nous fait un discours ponctué de cris et de menaces nous disant entre autres que nous sommes des ennemis du « Grand Reich 
», que nous devrons travailler dur, que nous sommes entrés ici par la porte et que nous n'en ressortirons que par la cheminée.
   Comme accueil on ne pouvait avoir mieux.
Suit un interrogatoire complet : état civil, profession, domicile personnel et domicile des parents etc. Cela dure une bonne partie de la nuit. Une tranche de pain est distribuée à chacun avec un morceau de « saucisson ». Dans le mien je trouve un ongle complet de pouce humain — avec quoi est-il fait ? — Je ne peux répondre à cette question de peur de trop comprendre.
   
   Après tout ce processus d'admission, c'est la direction d'un autre block où des coiffés de bérets noirs nous attendent une trique à la main. Dans cette immense pièce, des rangées de trois châlits superposés, avec des paillasses qui sentent mauvais et une couverture, nous devons nous coucher tout habillés gardant même nos claquettes, car parait-il on peut les voler. Nous sommes trois par châlit et même quatre par moment, la couverture ne sert à rien. Étant ainsi serrés, nous ne pouvons dormir; d'ailleurs la nuit est de courte durée.
   Il fait encore noir qu'il faut se lever très vite sous les coups et les cris pour se rendre aux lavabos. C'est la cohue et il n'y a que peu de robinets, pas de savon ni de serviette et les coups pleuvent. Quant aux latrines, c'est un autre problème. Une grande planche percée de trous et installée au dessus d'une grande fosse. C'est une puanteur.

   À l'heure « du petit déjeuner » nous passons en file indienne devant des détenus qui nous distribuent 1/4 de liquide dénommé « Kafe ». C'est presque infect et bouillant et il faut faire vite pour le boire car les copains attendent le récipient servant de tasse ou de bol (il n'y en a pas assez pour tout le monde et il en sera ainsi pendant presque toute la durée de notre séjour sur cette maudite terre).

   En colonne par cinq nous sommes acheminés sur la place d'appel.



La place d'appel du camp
( Panneau d'information du Camp-mémorial de Neuengamme )

   En passant dans une allée, des détenus vêtus de haillons vident une fosse de latrines et là, un SS pousse un de ces détenus dans la fosse. Pourquoi ? Qu'avait-il fait ? Celui qui tombait dans la fosse était presque certain d'y laisser sa vie.
   Notre colonne s'étire et me retournant, je vois un kapo (détenu allemand, souvent de droit commun, ayant autorité sur nous, même de vie ou de mort) frapper sauvagement un homme d'un certain âge
à moitié dévêtu et pieds nus, tout cela parce qu'il n'avançait pas assez vite.   
   Nous passons devant des clôtures électrifiées signalées par des panneaux avec tête de mort et tibias croisés, le tout agrémenté de fleurs poussant dans des jardinets. Quel contraste !

   Arrivé sur cette place d'appel, les SS nous attendent et sur leurs ordres traduits par des interprètes, nous devons nous ranger impeccablement par cinq, apprendre à marcher au pas en frappant des pieds, à se découvrir dans un ensemble parfait en faisant claquer le béret sur la cuisse droite. Cela dure des heures jusqu'à ce que nous comprenions les manoeuvres. En plus, nous devons apprendre notre numéro matricule en allemand et surtout le retenir. Je ne sais plus si nous avons eu à manger ce midi là. Nous sommes le 2 septembre, le lendemain même séances avec des cris et des coups.

   Le 3 septembre après midi, une sélection est effectuée et je me retrouve d'un côté de la place d'appel avec mes camarades de la prison de Langres. Heureusement, car je ne connais personne d'autre. Il y a avec nous des têtes nouvelles. Des prisonniers du Fort Hatry de Belfort mais aussi des détenus belges, italiens, russes, polonais, lituaniens et encore d'autres nationalités.
   Nous étions 1 200 dont environ 5 à 600 Français.
   Ensuite direction le quai d'embarquement, montée rapide dans les wagons à bestiaux. Les SS et les kapos ont une méthode efficace pour remplir ces wagons avec le plus de monde possible. Les détenus de la première rangée se mettent assis jambes écartées, la deuxième rangée vient s'imbriquer dans la première et ainsi de suite. L'espace central reste libre et est occupé par les kapos et SS qui nous surveillent.
   Combien sommes nous par wagon ? je ne sais, mais certainement plus de cent.

L'arrivée à Wilhelmshaven

   Dans la nuit du 3 au 4 septembre, nous arrivons à destination. Le train stoppe, pas de gare ni de lumière. Nous devons descendre sur le ballast dans une bousculade inouïe. Toujours des cris et des coups distribués au hasard. Les SS et kapos ont des lampes électriques puissantes. Nous sommes poussés jusqu'à des bâtiments qui se devinent dans le noir et sommes enfermés dans un block garni de châlits en métal.
   Nous devons ainsi dormir ou essayer de dormir jusqu'au petit jour où nous sommes rassemblés devant ce block. Il y a une grande place avec une pièce d'eau et une immense butte de terre glaise, en guise de  « kafé », l'on nous distribue des pelles et des pioches et nous devons déblayer cette butte de terre.
   À midi, distribution d'une gamelle d'eau chaude avec quelques feuilles dedans pouvant être du chou ou des feuilles de betteraves. Comme toujours, il faut faire vite pour avaler cette « soupe » qui est très chaude. Un SS passe devant nous et donne brutalement un coup de cravache dans quelques gamelles sous le prétexte qu'elles n'étaient pas vidées assez vite. Les pauvres gars sont ainsi privés de nourriture et la corvée de déblaiement continue.    
  
   Le soir nous avons l'appel sur cette place en rang par cinq. Ils nous comptent, nous recomptent. Les comptes ne sont jamais justes et cela dure des heures debout sans bouger.
   Enfin, c'est la distribution de pain avec un doigt de margarine.

   
   Deux jours après, nous sommes séparés en trois groupes et désignés pour un block. Je me retrouve au block 2 avec mes copains de Langres. Le chef de block est un détenu allemand de droit commun. Plus tard nous l'avons surnommé le « V2 » car c'est un sadique qui frappe pour se faire plaisir.    
   Un matin, je n'ai pas entendu la cloche du réveil à 4 heures, sans doute trop fatigué et c'est le V2 lui-même qui vint me réveiller avec sa schlague. Inutile de dire que j'ai été debout vite fait.

   Quelques jours après notre arrivée, j'ai la stupéfaction d'entendre parler français dans les miradors. C'était des SS qui discutaient entre eux, mais pas n'importe quels SS. Ceux-ci étaient français. Un jour, au cours d'un transport de briques, je suis gardé par un de ces SS. Il avait 18 ans et était d'Orléans. Il était seul, nous avons échangé quelques mots, lui faisant remarquer notamment qu'un Français gardait un autre Français dans un camp de concentration allemand, lui disant même que si j'étais destiné à mourir ici, sa vie ne valait guère mieux.
  Ces SS français ont assassiné à la fin de septembre 1944 un déporté français qui, un matin en partance pour l'arsenal et perdant tout espoir, avait tenté de s'enfuir à travers champs face à notre kommando. Il ne pouvait aller bien loin et un de ces SS lui logea une balle dans la tête alors qu'il était étendu à terre. Nous dûmes, avant d'aller au travail défiler devant son corps la tête éclatée, avec interdiction de se recueillir et de se découvrir.
   Souvent des coups de feu étaient tirés par eux dans les jambes des déportés. C'était surtout le soir à la sortie de l'arsenal.
   Ils partirent pour le front à la mi-décembre et furent remplacés par des soldats allemands
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   Les corvées au kommando terminées, je suis affecté à l'usine — aux tours —. Je n'y connais rien et le contremaître civil allemand me fait ramasser les copeaux de métal. Le grand hall des tours fait partie d'un gigantesque ensemble.
   Nous travaillons pour la marine de guerre allemande.
   Il y a, sans qu'il soit possible d'avoir des contacts, des civils allemands et des ouvriers étrangers et même des Français du Service du travail obligatoire (STO).
   La journée de travail est de 12 heures avec une pause d'une 1/2 heure le midi pour ingurgiter notre maigre pitance.
   Tous les jours, même le dimanche, debout à 4 heures, toilette sans savon - mais nous avons une serviette de la Kriegsmarine - latrines vite fait, ensuite dehors par n'importe quel temps.
   Distribution et pas tous les jours du quart de « kafé ».
   Rassemblement sur la place d'appel par block, ils nous comptent, nous recomptent et nous recompent, toujours au garde à vous et c'est le départ pour l'usine tête droite et au pas cadencé, 4 à 5 km à faire à pied en partie dans la boue du chemin.
   À 7 heures, nous devons être au travail.
   Le soir à 19 heures, regroupés par ateliers, nous retournons au camp.
   Il faut marcher au pas et par cinq.
   Bien souvent il nous faut soutenir un camarade fatigué ou malade, transporter les morts de la journée assassinés par les kapos ou les SS.

   Je tombe malade et un matin je ne peux me lever. Le V2 me frappe et je lui dis que je suis malade. Il me tâte le front et s'en va. J'ai une forte fièvre. Il revient après le départ des travailleurs et me vire brutalement du block pour me mettre dans un baraquement ouvert à tous vents où se trouvent déjà d'autres détenus.
   Là, nous devons faire de la charpie avec de vieux chiffons. Nos doigts se fatiguent vite et nous prenons des coups, par le kapo, pour nous faire aller plus vite. Je suis désemparé et perds confiance. Je pense à ma famille et surtout à mon frère qui viendra peut-être nous délivrer avec les alliés.
   Il faut que je réagisse et j'y arrive.

   
   De nouveau sur pieds, je repars à l'arsenal où, ma place étant prise, je suis affecté à l'atelier de ferblanterie au magasin d'outillage et pièces détachées.
   Un détenu français est déjà là. Ici nous sommes à l'abri des coups et le travail n'est pas trop fatigant. Un civil allemand nous commande, il se nomme Gustav WENDEE. Il est infirme d'un pied et ne nous bouscule pas. Mon coéquipier est transféré au groupe « électricité » et je reste seul avec Gustav. Avec le peu d'allemand scolaire que j'ai fait, nous arrivons dans l'ensemble à nous comprendre.
   Dans la journée il lui arrive de s'absenter et j'en profite pour lui dérober son journal. En cachette, je fais signe a un ami, André MONTAVON, de Besançon parlant très bien l'allemand pour qu'il lise le communiqué sur la guerre. Nous avons ainsi des nouvelles (plus ou moins justes) sur les deux fronts et c'est très réconfortant. Le secret est bien gardé car je risque la pendaison si je suis pris.

  
   Un matin, nous sommes tous rassemblés dans le grand hall des machines. Le pont roulant est au milieu, un crochet descendu à hauteur d'homme. Les officiers SS sont là ainsi que tous les kapos, mais pas un seul civil allemand.
   Arrive encadré par d'autres SS un détenu dont les mains sont attachées dans le dos. Ils le font monter sur un tabouret, lui passe la corde autour du cou, laquelle est accrochée au pont roulant. Le commandant du camp nous fait un discours que nous traduit l'interprète belge. Le condamné est un jeune Russe. Il est accusé de sabotage. Faisant partie de l'équipe de nuit, il a percé sa table de travail. Il sera donc pendu et c'est ce qui arrivera à tout saboteur.
   En réalité ce russe s'était endormi pendant que sa perceuse fonctionnait.
   Après ce discours, un détenu allemand bascula le tabouret et le corps du supplicié se balança avec des soubresauts. J'ai pu voir toute la scène car j'étais (malgré moi) dans les premiers rangs. Interdiction de se découvrir devant la dépouille mortelle et retour au travail sans avoir la soupe de midi.

   Si à l'usine, personnellement, je n'étais pas trop mal, il n'en était pas de même au camp. Les appels duraient de plus en plus longtemps. L'hiver arrivait et avec lui le vent glacial de la Mer du Nord, la pluie, le verglas, le gel et la neige.
   Nombreux sont les décès provoqués par le manque de nourriture, la fatigue (très peu de repos), la maladie, les coups, les stations debout pénibles plus les noyades dans la pièce d'eau par les kapos et les chefs de block.  L'infirmerie est pleine. C'est l'antichambre de la mort.

   Un matin de décembre, avant de partir au travail, un groupe de détenus est aligné devant le block 1. Ils sont nombreux, peut-être 100 ou plus. Ce sont des Juifs Hongrois qui paraissent encore en bonne condition physique, habillés de rayés très propres. Le soir, au retour au camp, ils avaient disparus. Un peu plus tard, nous avons appris que les SS les avaient fait noyer presque tous dans la pièce d'eau, laquelle est devenue pour nous « la mare aux Juifs ».
   Mon ami LE GAIGNEC a fait partie de ce convoi avec d'autres anciens détenus de Neuengamme et est passé également dans la mare.
   Seuls quelques uns en réchappèrent et furent mis dans un block à part.

   Des exécutions sont commises également dans le bunker qui sert d'abri pendant les alertes. Au coin du block 2, se trouve plantée là une potence où sont pendus les détenus, et une nuit d'hiver, je me souviens de l'agonie d'un jeune Italien. Il criait dans la nuit froide : « mama, mama, coupa la corda ». Le lendemain matin, nous devions passer devant son corps sans vie suspendu par les bras retournés.

    Combien d'actes barbares furent commis en ces lieux comme le matraquage à mort en septembre 1944 d'un officier français par le commandant SS. C'était Monsieur JOURNOIS et aussi mon ami DE CHARETTE de mon convoi de Langres — matricule 43 949 — frappé à mort par un SS en décembre 1944. Je l'ai vu la figure en sang, un oeil éclaté et il est mort dans la nuit.
   Beaucoup ont subi le même sort. La liste est longue, trop longue.
   Je revois encore ce Français condamné à recevoir 100 coups de schlague pour avoir échangé ses claquettes abîmées contre celles d'un mort de la nuit. La sentence fut exécutée au retour du travail devant tout le camp réuni sur la place d'appel. Les kapos lui mirent la tête et les bras dans un tonneau vide, les jambes attachées à l'extérieur et, à deux, lui infligèrent les 100 coups. La mort avait fait son oeuvre avant la fin du supplice, mais ses bourreaux terminèrent leur lâche besogne.

   
   Avec l'avance des Alliés, les alertes deviennent de plus en plus fréquentes surtout la nuit et nous devons nous réfugier sans lumière à l'intérieur du bunker.
Comme l'air manque, il nous font tourner de force un immense volant actionnant le système d'aération.
   Avec ces alertes nos courtes nuit sont coupées et si ce n'est pas le fait des alertes, le V2 se charge de nous réveiller pour nous faire faire de la gymnastique dans le couloir du block. Il faut sauter comme une grenouille d'un bout à l'autre du couloir jusqu'à épuisement.
   Certains soirs, rentrant fatigués de l'arsenal et après l'appel, c'est la consternation en arrivant devant notre block.
 Le V2 a entièrement bousculé nos châlits. Les paillasses déjà en mauvais état traînent à même le sol ainsi que nos couvertures.
   Le motif  : un lit ou deux n'étaient pas bien faits au petit matin.
   Je dois dire que nous devions cadrer la paillasse disloquée, y mettre la couverture au carré et les arêtes devant être rectilignes, ne pas y avoir de bosses ni de creux et par dessus, la deuxième couverture impeccablement pliée (celle-ci nous couvrait la nuit). Ces soirs là, il nous fallait récupérer paillasse et couvertures, refaire notre lit et attendre au garde à vous l'inspection du V2. Celui-ci n'était pas pressé. La station debout s'éternisait et nous risquions de revoir à nouveau tout par terre. En plus, nous étions privés de notre morceau de pain.
   La faim nous torture et nombre d'entre nous ne tiennent pas le coup.
   Le moral est en baisse, l'espoir diminue et il y a du laisser-aller parmi les détenus.
   Je me souviens de ce Français qui, volontairement, a laissé ses mains sous la lame de la cisaille automatique.
Il était devant moi à l'usine et je le revois encore levant haut les bras sans un cri, les mains coupées à la jonction des phalanges. Il a été emmené par les kapos et nous ne l'avons plus revu.
   C'était une forme de suicide.

   Noël 1944 arrive, nous sommes tristes et pensons à nos familles qui attendent de nos nouvelles. Ce jour là pas de travail à l'usine, nous avons même droit à quelques pommes de terre en robe des champs - quel régal - plus une douche. Que c'est bon de pouvoir se laver car c'est seulement la deuxième douche en comptant celle de notre arrivée à Neuengamme. Pendant la douche, nos vêtements sont lavés, malheureusement nous devons les remettre sur nous encore mouillés.
   Un dimanche après-midi (seul repos possible) le V2 réunit tout le block sur la place d'appel : je ne sais plus si c'est avant ou après Noël. Il fait très froid et il tombe une petite pluie verglacée. Il nous fait déshabiller entièrement  pantalon-veste-chemise-caleçon, le tout plié sur le bras gauche, claquettes et béret également. Nous restons ainsi sans bouger pendant plusieurs heures sous la risée des « postens ». Nous grelottons et vacillons, le froid nous raidit petit à petit et beaucoup tombent.
   À la suite de cet « exploit » il y a des décès.

   
   Avec nous se trouvaient des Suisses, dont le propriétaire des fromageries GRAFF à Dôle (Jura). Un soir d'hiver, Otto GRAFF reçut une raclée magistrale par un SS parce qu'il avait un morceau de sac de papier autour de son corps pour avoir moins froid. C'était interdit. Étant de nationalité suisse, il fut rapatrié quelque temps après, sans doute racheté par la Suisse en échange d'autre chose. Il fut le premier à donner des nouvelles à beaucoup de familles en France, dont la mienne.

   Une nuit, nous entendons des coups de feu et le lendemain, nous apprenons que le « Iager altester » a été tué par un SS. Nous devons défiler devant son corps exposé dans une espèce de chapelle ardente dressée à l'infirmerie. Il est remplacé par le V2.
   Maintenant notre block est dirigé par Ernst. C'est un droit commun allemand pas trop mauvais dans l'ensemble. Nous n'avons plus de séance de gymnastique avec lui, mais le V2 se charge de nous en faire faire dans un block désaffecté et cela le dimanche après-midi.
   Comme beaucoup ne se lavent pas, les POUX font leur apparition. Avec eux c'est la mort. Alors, dans tous les blocks, s'organise la chasse aux poux.  Les chefs de block nous réveillent en pleine nuit pour inspection. Nous devons nous mettre tout nu sur un tabouret et nous sommes examinés sur l'ensemble du corps à l'aide d'une forte lampe électrique. Malheur pour celui qui a des traces de ces bestioles, car la punition est de 10 coups de schlague à même la peau de nos pauvres fesses sans muscle. Par la suite, au cours de notre évacuation nous avons été envahis de poux.

   Pour nous faire davantage de mal, le V2 s'était fait confectionner au camp une schlague en cordage tressé et la trempait dans l'eau avant de nous frapper. Une fois, à l'usine, Gustav mon contremaître civil, lève les yeux au plafond et me dit :  « Vivement Tomi kom, Boum, Boum alles weg ».
   Il ne pensait pas si bien dire, car le 27 mars 1945 (le vendredi Saint), en début d'après midi, plusieurs formations de bombardiers détruisent pratiquement tout l'arsenal. Je n'ai jamais vu autant de sous-marins et de vedettes rapides le ventre en l'air dans les bassins. Ce spectacle réchauffe nos coeurs. Les jours qui suivent, nous déblayons les ateliers.

Pélerinage à Wilhelmshaven le 5 septembre 2003

Stèle érigée par la municipalité de Wilhelmshaven
à l'emplacement du Kommando
« Wir vergessen nie - N'oublions jamais »

Pierre tombale du cimetière de Wilhelmshaven

L'évacuation du Kommando

   Le 3 avril 1945, un convoi de wagons à bestiaux à destination de Neuengamme est formé où sont entassés 400 malades ou inaptes à la marche.
   Ce convoi n'est jamais parvenu à destination, car le 7 avril il a été bombardé par l'aviation anglaise en gare de Luneburg.
   Les blessés et survivants ont été massacrés par les SS.
   Leurs corps ont été ensevelis au milieu des sapins le long de la voie ferrée, au lieu dit « Tiergarden ».
   Mon ami Claude QUILLARD y repose.
   Seuls, quelques rescapés furent dirigés sur Bergen Belsen pour y mourir.
   Deux ou trois seulement sont rentrés en France.

   Le 5 avril, de très bonne heure, nous sommes réveillés et regroupés sur la place d'appel. Nous sommes environ 650, solidement encadrés par les SS. Nous partons à pied, passons à Varel, traversons la Weser sur des bacs pour arriver trois jours après au camp de Bremen-Farge qui vient d'être évacué de ses occupants.
   Nous y faisons une halte du 8 au 10 avril, avant de repartir en direction de Horneburg. En cours de route nous subissons un mitraillage occasionnant des pertes dans nos rangs.
   Le 12 avril, à Stubben, 80 déportés sont embarqués dans un convoi de wagons ayant pour destination Neuengamme. Mes camarades MALARME et GRANDCOLAS en font partie. Ils mourront dans la baie de Lübeck.
   Nous arrivons à Horneburg où nous restons du 13 au 15 avril  ; il y a plusieurs décès.

   Le 16 avri
l, nous couchons dans une grange du côté de Harburg.
   Le 17 avril
, nous arrivons à Hamburg. La ville est presque entièrement détruite. Nous stationnons devant une prison à moitié démolie et y voyons des rayés comme nous.
   Pendant tout ce voyage, nous n'avons presque rien mangé ni bu. Je me souviens avoir bu dans une flaque d'eau sur la route. Des détenus ont été tués par les SS pour avoir essayé de prendre des rutabagas dans les champs. Dans la traversée des villages, nous étions la risée des habitants ( pas tous heureusement ) et des enfants de 10/12 ans nous crachaient dessus et nous jetaient des pierres, encouragés par les SS.
    À Hamburg, nous sommes embarqués dans des wagons découverts et arrivons le 18 avril au petit jour dans la gare de Bremervörde.
   
De là nous nous rendons à pied au camp de Sandbostel.

Pélerinage à Sandbostel le 5 septembre 2003



Raymond Gourlin sur le site du camp...

... puis au cimetière de Sandbostel

   Là c'est l'horreur, en entrant à gauche devant un block, il y a un monceau de cadavres nus alignés et empilés les uns sur les autres atteignant presque la hauteur du toit.
   Plus loin, des détenus habillés de guenilles rampent par terre et s'écroulent.
   Partout ce n'est que plaintes, gémissements et hurlements.
   De nombreux morts jonchent le sol les yeux fixés sur nous, la bouche grande ouverte comme pour nous dire quelque chose, peut-être un message ?
   C'est un vrai « merdier » et je crois que nous allons « crever » ici.
   À côté, il y a un camp de prisonniers de guerre français. C'est le stalag X B.

Le stalag X B de Sandbostel photographié par l'aviation alliée le 7 avril 1945

   Ils essayent de nous lancer un peu de pain et c'est la bagarre pour en récupérer un morceau. Il y a aussi des cas de cannibalisme commis plus particulièrement par des Russes. S'ils sont pris, ils sont immédiatement exécutés. Le typhus règne en maître en ces lieux plein de vermine. Nous passons la journée et une partie de la nuit sur le sol fait d'un sable très fin.
   Au milieu de la nuit, appel des Français et des Belges. Nous devons sortir du camp. Grande confusion car il fait noir. Soudainement des hommes attaquent et pillent les magasins de vivres. Je suis le mouvement et m'empare d'une boule de pain. Les postens et les SS interviennent et tirent dans le tas. Je réussis à passer (le dernier je crois) la porte du camp.  
   Dans la nuit du 19 au 20 avril, nous repartons toujours à pied jusqu'à la gare de Bremervörde et nous nous retrouvons de nouveau dans des wagons à bestiaux. Ce train n'ira pas loin. Les avions Anglais ont repéré le convoi et le mitraille à plusieurs reprises.
   Notre gardien SS ne veut pas nous laisser sortir du wagon et lors d'un autre passage des avions, il reçoit une balle en pleine poitrine et bascule sur la voie ferrée.

   Nous en profitons pour nous sauver à travers champs pendant que les avions continuent leurs rondes infernales.
 Ils devraient quand même se rendre compte que ce sont des rayés qui se sauvent. Je cours le plus vite possible suivi par les balles qui font sauter la terre derrière moi et j'ai très peur de rester là tué bêtement par les Alliés. D'ailleurs il y a beaucoup de morts et de blessés même du côté SS. Ils essayent de reformer le convoi avec une autre locomotive, mais celle-ci est de nouveau prise pour cible par les avions.
   Enfin le soir une nouvelle loco est amenée et nous repartons dans nos wagons déguisés en passoire.

   
   Nous arrivons à Stade, et sommes parqués dans une briqueterie désaffectée. C'est là que je retrouve Armand SCHOUMACHER. Il a une cuisse coupée et meurt peu de temps après. D'autres blessés vont mourir à cet endroit. Les moins atteints repartiront avec nous en direction de l'Elbe.

   Dans la nuit du 20 au 21 avril, nous embarquons sur des péniches qui nous mènent à un plus gros bateau. C'est un charbonnier l'Olga - Siemers. Je reste sur le pont et le bateau remonte sur Cuxhaven, puis emprunte le canal Nord-Ostsee jusqu'à Kiel et la Mer Baltique. Nous sommes bombardés et j'assiste à un tir de balles traçantes. Il y a d'autres bateaux, mais au petit jour je ne les vois plus ; seulement quelques débris sur la mer. Rien ne prouve qu'ils ont été coulés.

   Je suis obligé de descendre dans la cale. C'est une puanteur.Pas de latrines, chacun fait ses besoins où il se trouve. Il y a beaucoup de dysentériques et nous marchons dans les excréments et sur les cadavres. Pas de nourriture. Je perds connaissance et me réveille 2 ou 3 jours après aux dires de mes camarades.

   Le bateau est immobilisé : que se passe-t'il ? Nous apprenons qu'il s'est ensablé en longeant la côte de trop près. Nous repartons. Nous n'avons rien mangé depuis notre départ de SANDBOSTEL où nous avions touché un peu de pain en dehors de celui que j'avais volé. Le bateau s'arrête de nouveau et nous devons tous monter sur le pont. Exercice des plus périlleux car l'échelle est à la verticale et nous sommes très affaiblis. Nombreuses sont les chutes.J'ai du mal à me hisser jusqu'en haut. En bas les morts recouvrent le plancher. Sur le pont et sous une bâche il y a les blessés du mitraillage dont un est amputé d'un pied.

   Le 30 avril, nous arrivons à Flensburg où nous débarquons sur un quai pour être entassés de nouveau dans des wagons de marchandises.  Le convoi ne roule pas très loin et s'arrête au milieu de plusieurs voies.
   C'est la grande gare de triage de Flensburg. Toujours pas de nourriture. Les portes ne sont plus fermées et nous voyons beaucoup de mouvement. Les alentours sont bombardés à plusieurs reprises. Il y a un train blindé plein de soldats, à proximité, un terrain d'aviation et des réservoirs à essence et nous sommes au milieu de tout cela.
   Apparemment nos gardes ont disparu. J'aperçois le V2 en civil et armé d'un pistolet. Un train de colis de la Croix rouge est stationné dans le secteur et des déportés le pillent aidés en cela par des travailleurs étrangers. Je ne participe pas. Avec mon camarade Henri PAYEN de Lyon, nous décidons de nous évader.

   Le soir du 3 mai, il y a un bombardement aux alentours et nous partons. Il fait nuit, nous longeons une haie d'arbustes, des voitures passent sur le chemin et soudain nous nous trouvons nez à nez avec un soldat allemand. Nous lui expliquons que nous sommes perdus. Il nous fait comprendre de rester là, qu'il va revenir avec de la nourriture et des couvertures.
   Que faire? Partir ou attendre. Nous restons.
   Effectivement notre soldat revient avec pain, saucisson et deux couvertures.
   Nous partons avec lui, en direction du son du canon, car les Anglais ne sont pas loin. Nous marchons toute la nuit tantôt dans les champs, tantôt sur les routes, pour la traversée des villages, notre militaire passe avant et vient nous rechercher.
   Au matin, nous nous couchons dans une grange pleine de paille. Au réveil, il fait grand jour avec un beau soleil. Notre allemand n'est plus avec nous et nous craignons qu'il nous dénonce. Mais non. Nous pensons qu'il voulait déserter et que s'il était pris avec nous, il pouvait dire qu'il nous avait fait prisonnier. Je crois qu'il était Autrichien.
   Nous risquons un oeil à l'extérieur, personne. Nous sommes en pleine nature. Nous marchons à travers champs et arrivons devant une ferme isolée. Sur un banc, un vieil homme nous regarde en fumant sa pipe. Nous lui demandons à boire et il appelle une jeune femme pour qu'elle nous donne une tasse de lait. Voyant dans quel état nous sommes (très sales et sentant mauvais), elle est réticente, mais nous donne quand même ce lait que nous buvons avec délectation.
   Le vieil homme, nous regarde avec des larmes dans les yeux. Nous remercions et partons. Nous marchons encore une paire d'heures et apercevons dans un champ un prisonnier de guerre. À notre vue il nous recommande de ne pas rester là, car la troupe est partout et nous propose de nous recueillir dans le petit kommando de prisonniers de guerre. Sur ses indications nous parcourons en nous cachant 2 ou 4 Kilomètres pour arriver à une petite maisonnette en bordure d'une localité.
   Nous pénétrons dans une cave et nous nous endormons. Dans la nuit, notre bienfaiteur vient nous chercher. Nous nous trouvons entourés de prisonniers polonais et français, une vingtaine en tout, qui travaillent dans les fermes. Les Polonais nous déshabillent, font chauffer de l'eau, nous lavent, nous brossent, nous donnent, qui une chemise, qui un caleçon, nous font cuire un œuf à la coque et ensuite nous couchent dans un châlit très propre. Ils poussent même leur hospitalité jusqu'à laver nos rayés au risque d'être contaminés.
   

   Le lendemain matin le gardien allemand vient ouvrir les portes et trouve, deux hommes de plus, et l'homme de confiance (responsable des prisonniers) doit discuter ferme avec le gardien qui ne veut pas de nous. Il ne nous veut pas de mal, mais nous ne devons pas rester dans ces lieux, finalement nous restons.
   Nous sommes à Urupt, petit village à une douzaine de kilomètres de Flensburg. (Je dois - à regret - préciser que seuls les Polonais se sont occupés de nous, les Français restant dans leur coin). L'homme de confiance, d'origine polonaise, était avocat à Paris et c'est lui que nous avions rencontré dans les champs.
   Nous devons être le 5 ou 6 mai. Henri a les jambes enflées avec des abcès et moi je vais très souvent à la selle.

   Un midi, les Français rentrent et nous apprennent que la guerre est terminée. C'est le 8 mai. Cette bonne nouvelle ne m'apporte aucune joie. Je devrais être content, être heureux, sauter en l'air, mais je reste sans réaction.
   La déportation nous a fait oublier LA LIBERTÉ.
   D'ailleurs, dans le village, il y a des Allemands avec leurs armes et je n'ai pas confiance.  Nous restons terrés dans ce petit kommando avec nos hôtes. Ne voyant pas d' Alliés à l'horizon et devant notre état de santé, je me décide à aller au devant d'eux pour demander du secours. C'est seulement, à l'entrée de Flensburg que je rencontre les Anglais. Ils me promettent de venir nous chercher dès que possible, car ils n'ont pas d'ambulance disponible.

   Je retourne à Urupt et à peine arrivé, ils sont là avec une ambulance.
   Nous devons être le 10 ou le 12 mai.
   Nous sommes hospitalisés et des soeurs infirmières allemandes nous dépouillent sans ménagement et nous lavent avec une certaine brutalité.
   Je lis la haine dans leurs yeux.
   Tous nos vêtements sont brûlés. Je réussis toutefois à garder - après désinfection - ma plaque portant mon numéro matricule.

Certificat d'hospitalisation à Flensburg

   Le lendemain, nous sommes pris en charge par un médecin anglais assisté d'un médecin allemand. Nous allons être soignés et il est grand temps, car j'ai chopé le typhus à Sandbostel. Heureusement j'en suis tout au début et le sucre des Polonais m'a fait du bien. Je me vide dans mon lit, mais je suis très bien surveillé.
   Ils me pèsent et annoncent « 28 kg ». Sur le moment je ne saisis pas très bien le chiffre donné, c'est vrai que nous étions tellement habitués à nous voir maigres, même très maigres, que c'était devenu normal d'être ainsi.
   Dans cet hôpital je retrouve une partie des blessés qui se trouvaient sur le pont de l'Olga Siemers. Ils ont été hospitalisés grâce à un marin allemand d'origine polonaise, capitaine de marine marchande qui, avec ses hommes, a réussi à déjouer les SS pour sauver les blessés.
   Je reprends des forces
   
   Le 11 juin, les autorités anglaises me délivrent un certificat d'identité en se trompant sur l'orthographe de mon nom. Ca ne fait rien, car maintenant je n'ai plus à répondre à un numéro matricule.

Certicat d'identité délivré à Raymond Gourlin
par l'armée britannique

   L'hôpital me délivre également un certificat de séjour.

Le retour en France

   Le 19 juin, un avion sanitaire nous transporte vers notre chère Patrie. Nous atterrissons au Bourget en fin d'après midi.
   Nous subissons visite médicale et interrogatoire.
   L'accueil n'est pas chaleureux et j'ai l'impression que nous sommes de trop. Pour moi, c'est la fin d'un long cauchemar.

La carte de rapatrié de Raymond Gourlin

   Malheureusement, j'apprends à mon retour que mon frère a été tué au maquis de Voisines ( Haute-Marne ) le 30 juin 1944, et j'ai du mal à l'accepter.

Daniel Gourlin

       La réadaptation à un vie normale a été très dure.
   
Les événements étaient encore trop présents.
   Le corps se trouvait en France alors que la pensée était encore en Allemagne.
   Et puis, il faut bien le dire, pourquoi celui-ci est-il rentré alors que l'autre n'est plus là ? Combien de familles et de déportés ont vécu ce drame.

   Après mon « évasion » de Flensburg avec Henri PAYEN le 30 avril, le restant du convoi fut de nouveau embarqué le 5 mai sur le cargo Rheinfels qui gagna la haute mer où il fut arraisonné par la marine suédoise. Nos camarades ont été transbordés le 10 mai sur le Homberg et débarqués le 11 mai à Malmö en Suède où ils furent soignés avant leur retour dans leur patrie respective.

   Parmi les 541 déportés français qui appartenaient au Kommando de Wilhelmshaven,
   - 269 sont morts en déportation dont 139 pendant l'évacuation du Kommando ;
   - 99 ont disparu ;
   - 173 ont survécu à la déportation et sont rentrés en France où
32 sont décédés peu après leur rapatriement des séquelles des mauvais traitements subis en déportation.

   L'expérience des camps de concentration nazis demeure incommunicable en son entier.
   Le caractère monstrueux de l'entreprise SS en fait un gouffre insondable d'inhumaine laideur.
   Je n'ai jamais pu me libérer entièrement de ce vécu, de ce cauchemar.
   On ne peut transmettre l'émotion d'une situation que l'on n'a pas vécue, mais quand on y participe, que l'on est dedans et que l'on souffre avec, c'est autre chose.

   Il faudrait songer à reconstruire l'HOMME mais là, c'est une UTOPIE.

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Le Camp-Mémorial de Neuengamme

Pélerinage international - Septembre 2003                                                                                                                    Bronze représentant l'agonie du déporté
                                                                                                                                                                                      oeuvre de Françoise Salmon, rescapée d'Auschwitz


   Le 6 juin 2016, Raymond GOURLIN titulaire de la Croix du combattant volontaire de la Résistance, de la Croix de guerre 1939-1945 avec palme, de la Médaille militaire, de la Médaille de la déportation et de l'internement pour faits de Résistance, et de la Médaille de régfractaire au STO, a été élevé au grade d'officier dans l'Ordre de la Légion d'honneur.
  
La croix d'officier lui a été remise en présence du député-maire de Reims, Arnaud ROBINET, par le général Jean-Michel CLÈRE, président de l'Amicale de Neuengamme et ses Kommandos qui a rappellé le parcours de Raymond GOURLIN :

  «  En 1943, c’est la guerre vous avez 18 ans, vous entrez dans la police au Commissariat de Chaumont comme agent spécial auxiliaire et dans la résistance.  Vous subtilisez les avis de recherche des français requis du Service du Travail Obligatoire ( STO ) et vous avertissez les intéressés.  De plus, des écoutes téléphoniques concernant l’occupant vous permettent d’obtenir des informations que vous transmettez aux réseaux de résistance.  Vous continuez votre action en mettant en berne des monuments et en détruisant des locaux d’utilisation ennemie.  Vous allez aussi former une équipe de secours au profit des habitants de la ville de Chaumont qui a été bombardée.
   Devenu réfractaire au travail organisé par l’occupant, vous rejoignez le 6 juin 1944 le maquis de Leffonds (Haute-Marne) en emportant armes et munitions du commissariat.
   Mais le 16 juin 44, vous êtes arrêté lors d’un engagement avec les allemands qui abattent froidement votre camarade blessé.  Interrogé par la Gestapo dans la prison de Langres, vous êtes évacué sur la prison de Chaumont le 28 aout avant d’être envoyé en camion sur Belfort.
   Vous faites partie de ces détenus qui, après avoir quitté Belfort sont déportés vers l’Allemagne.  Vous arrivez en train à bestiaux le 1er septembre au camp central de Neuengamme sans avoir bu ni mangé.  Vous êtes dans le nord de l’Allemagne dans le sud-est de la grande ville de Hambourg.
  À l’arrivée, les SS vous ont réservé leur accueil habituel fait de cris, de coups, d’aboiements.  Rasé de frais, mais en totalité, désinfecté par un jus jaunâtre et piquant, vous êtes devenus un « Stück » avec votre matricule de déporté, le « Stück » 43 948. Vous êtes dorénavant dans l’enfer concentrationnaire.
   Je vais me permettre de raconter quelques bribes de votre déportation en sachant que vous seul pouvez vraiment témoigner.  Vous l’avez beaucoup fait et nous vous en remercions encore.
   Dès le lendemain matin, comme tous les jours après c’est le long supplice de l’appel, sous la pluie, dans le froid qui peut durer des heures.
   Dès le surlendemain vous partez vers le Kommandos de Wilhemshaven situé à plus de 120 km à l’ouest de Hambourg.  C’est un Kommando de la Kriegsmarine qui fabrique des pièces pour les sous-marins allemands.
   Nous étions avec vous l’année dernière à Wilhemshaven, vous nous avez raconté.
   Vous nous avez parlé de votre chef de block un de ces fameux Kapos que vous aviez surnommé « V2 », « c’était un sadique qui frappe pour se faire plaisir ».  C’est lui qui vous a frappé un matin alors que vous étiez malade.
   Quotidiennement, vous vous rendiez en rang par cinq à l’usine de la Kriegsmarine située 5 km du camp.  D’ailleurs, vous passiez devant une ferme et à la fin de la guerre lors d’un procès des nazis tortionnaires, le paysan propriétaire a témoigné qu’il n’avait jamais rien vu !
   Vous avez aussi assisté à la pendaison d’un détenu russe qui avait eu pour malheur de s’effondrer de fatigue sur la perceuse qui avait troué la table de travail.
   Il n’est pas possible de rappeler la totalité des sévices que vous avez subi ou des supplices et des cruautés dont vous avez été le témoin durant ce terrible hiver 44-45 : la disparition des jeunes hongrois noyés dans la mare du camp, ce jeune italien pendu par les bras retournés et qui a appelé sa mère durant toute la nuit avant de mourir.
   À la fin de la guerre, avec l’avance des alliées, vous êtes évacué avec un parcours d’autant plus erratique que les troupes alliées désorganisent l’Allemagne.  Ainsi, le 5 avril 45, vous voilà sur les routes selon ce qu’il a été appelé « Les marches de la mort ». Vous faites une halte au Kommandos de Bremen-Farge, (8-10 avril), puis repartez sur Horneburg (13-15 avril).  Le 16 vous êtes à Harburg, le 17 à Hambourg.  Par train ouvert, vous rebroussez chemin et vous vous retrouvez à la gare de Bremevörde à 10 km du Stalag X-B.     C’est le camp de Sandbostel.  Je vous cite « C’est l’horreur, en entrant, devant un block, il y a un monceau de cadavres nus, alignés, et empilés les uns sur les autres et atteignant presque la hauteur du toit.  Plus loin, des détenus habillés de guenilles rampent par terre et s’écroulent.  C’est le camp où plusieurs milliers d’hommes sont morts en quelques semaines dont le père d’Yvonne et mon grand-père.
   Dans la nuit du 19 avril, vous quittez cet enfer et vous voilà reparti sur les routes allemandes.
   Le 3 mai, vous quittez la zone de la gare de triage de Flensburg où vous avez été parqué.  Vous êtes libre.  Vous rejoignez un groupe de prisonniers français qui vous annoncera la fin de la guerre.  Cette annonce ne vous procurera aucune joie.  Quelques jours plus tard vous êtes hospitalisé car vous avez attrapé le typhus à Sandbostel.  Il est temps, vous pesez alors 28 kg !  Les infirmières allemandes qui s’occupent de vous ne sont pas douces et leur regard est haineux.
   Après plus d’un mois de soin vous êtes rapatriés par avion sanitaire sur le Bourget.  Et l’accueil n’est pas plus chaleureux et vous avez l’impression que vous êtes de trop.  Pour vous, c’est la fin d’un long cauchemar et le début d’une longue réadaptation.  Votre corps et en France mais votre esprit était encore en Allemagne.
   Non seulement vous avez subi le traumatisme de la déportation mais en plus lors de votre retour, vous apprenez que votre frère Daniel, a été tué le 30 juin 44 dans le maquis de Voisines.
   Vous dîtes que « L'expérience des camps de concentration nazis demeure incommunicable en son entier.  Le caractère monstrueux de l'entreprise SS en fait un gouffre insondable d'inhumaine laideur.  Je n'ai jamais pu me libérer entièrement de ce vécu, de ce cauchemar ».
   Parmi les 541 déportés français qui appartenaient au Kommando de Wilhelmshaven,
- 269 sont morts en déportation
- 99 ont disparu
- 173 ont survécu à la déportation et sont rentrés en France où 32 sont décédés peu après leur rapatriement des séquelles des mauvais traitements subis en déportation.

   Sachez combien la France vous doit dans votre engagement dans la résistance.  Nous vous en sommes profondément reconnaissants et nous sommes très respectueux. »