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Les juifs de Reims et de la Marne pendant la 2e guerre mondiale

Conférence de Jocelyne HUSSON
dans le cadre des « Mardis de Hugues Krafft »
organisés par la Société des Amis du Vieux Reims
au Musée-Hôtel Le Vergeur
Mardi 18 mars 2008

Combien de juifs vivaient dans la Marne en 1939 ?

Les mesures antisémites

Arrestations et déportation

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   Cette conférence fait suite à celle d’Augustin Brau sur l’Histoire des juifs de Reims, conférence à laquelle certains d’entre vous ont assisté.
   Mon propos sera à la fois plus large et plus étroit : 
      - plus large géographiquement, puisque je serai amenée à vous parler des juifs de la Marne tout en privilégiant des exemples rémois,
      - plus étroit dans le temps, puisque le sujet concerne la période de la Seconde Guerre mondiale, des années qui ont été pour les juifs des années de persécution, d’épreuves, de catastrophe.
   J’emploie à dessein ce mot « catastrophe » puisqu’il est la traduction du mot hébreu Shoah qui désigne le génocide perpétré par les nazis sur les juifs d’Europe.

Combien de juifs vivaient dans la Marne en 1939 ?

   Il est très difficile de le dire. 
   Le dernier recensement de la Statistique générale de la France, ancêtre de l’actuel INSEE, datait de mars 1936 et ne comportait aucune indication d’ordre confessionnel.
   Pendant la Seconde Guerre mondiale, les autorités allemandes et le gouvernement de Vichy ont prescrit des
recensements des juifs, des recensements qui ne donnent en fait qu’une image déformée.
   
Des juifs ne s’y sont pas soumis ; peu en réalité, l’immense majorité des juifs avaient un grand souci de respecter la loi.                
   Certains après l’exode n’étaient pas revenus dans la Marne, département de la zone occupée ; d'ailleurs, l’ordonnance allemande du 27 septembre 1940 leur en avaient interdit l’accès.   
   Quant à ceux qui étaient quand même rentrés malgré l’interdiction, beaucoup ont fui la Marne dès les premières menaces d’arrestation.
   Le recensement le plus complet que j’ai pu trouver dans les archives donne un total de
555 personnes, ce qui est loin du compte.
   On peut considérer qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, un millier de juifs vivaient dans la Marne, essentiellement dans les villes.
   Quatre villes avaient alors des synagogues : Châlons-sur-Marne, Épernay, Vitry-le-François et Reims où était concentrée la communauté la plus importante, sans doute plus de la moitié de la population juive de la Marne, soit 500 à 600 personnes.
   Un millier de juifs dans la Marne, il s’agissait bien d’une minorité, une minorité qui a été atteinte de plein fouet par les mesures antisémites et, pour un tiers des juifs marnais, par la déportation.

Les mesures antisémites

   Très souvent lorsque l’on évoque la situation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, on pense aux arrestations, aux camps d’internement du Loiret de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, au camp de transit de Drancy en région parisienne, et bien sûr au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau en Pologne.
    Mais il ne faut pas oublier ce qui a précédé, c’est-à-dire toute une
politique de persécution qui a terriblement fragilisé la population juive.
   Les juifs de la Marne ont été, comme dans tous les départements de la zone occupée, soumis au
double contrôle des autorités allemandes et de l’administration française.

 

Des juifs sous très haute surveillance

 

   Les juifs ont été recensés, marqués par l’étoile jaune, surveillés, exclus de bon nombre de professions, spoliés de leurs biens, frappés de toute une série d’obligations et d’interdits.

   Le recensement des juifs en zone occupée a été prescrit par l’ordonnance allemande du 27 septembre 1940. L’ordonnance du 18 octobre imposa le recensement de toutes les entreprises juives. Par ailleurs, les commerçants juifs étaient tenus d’apposer, bien en vue dans leurs magasins, des pancartes jaunes portant en caractères noirs l’inscription « Entreprise juive ».    

   Le gouvernement de Vichy a repris les ordonnances allemandes à son compte par la loi du 2 juin 1941 qui obligeait les juifs à faire une déclaration de leur état civil, de leur situation de famille, de leur profession et de l’état de leurs biens. C’est à partir de ce recensement que la préfecture de la Marne a établi un fichier.

 

 

   Voici l’une de ces fiches à l’état vierge ; ces fiches semblent banales, certaines comportaient cependant en rouge la mention « transmises au SD », les services allemands de sécurité sous les ordres de Von Korff.
   
Tous les juifs dont la fiche portait cette mention ont été déportés.
   À partir de ce fichier, les services de la préfecture ont établi d’innombrables listes, au décompte sans cesse modifié, au gré des arrestations et des départs vers la zone non occupée.
   Les premières listes concernaient les juifs étrangers, pour la plupart des familles polonaises.
   Ces listes fournies à la feldkommandantur ont permis les arrestations de juillet et d’octobre 1942.
   Sur ces listes, le petit nombre d’hommes par rapport aux femmes ne manque pas de surprendre.    Beaucoup de juifs étrangers, qui avaient connu l’antisémitisme en Pologne ou en Allemagne, se savaient directement menacés et s’étaient réfugiés en zone non occupée alors que leurs femmes et leurs enfants, qu’ils imaginaient protégés, étaient restés dans la Marne, là où étaient leur logement, leurs moyens de subsistance et leurs relations. Les mois qui suivirent ont apporté un cruel démenti à cette illusion que les femmes et les enfants seraient préservés.

   Ce fut le drame en particulier des familles rémoises Sztajner et Gryf. En 1939, Henri Sztajner et Jacques Gryf, de nationalité polonaise, s’étaient engagés dans l’armée française.

Henri Sztajner (à gauche) et Jacques Gryf (à droite)
assis côte à côte au premier plan

   Démobilisés après la défaite de juin 1940, ils étaient passés au début de1942 en zone sud, laissant leur famille à Reims. En 1945, Henri Sztajner et Jacques Gryf étaient les seuls survivants.

   Les listes font mention des professions mais la plupart des juifs sont dits « sans profession », des juifs que la législation de Vichy empêchait d’exercer leur activité.

   Le premier statut des juifs du 3 octobre 1940 les excluait de tout poste dans la fonction publique, le cinéma et la presse. Les fonctionnaires ont alors dû faire une déclaration de non appartenance à la « race juive » en remplissant ce questionnaire.

   Le second statut des juifs du 2 juin 1941 éliminait les juifs des professions libérales, commerciales, industrielles et artisanales.

    En juillet et en décembre 1941, ont été promulguées les lois concernant « l’aryanisation des biens juifs », c’est-à-dire la confiscation de ces biens et leur gestion par des administrateurs non juifs.
   Dans une France soumise au pillage économique par l’occupant et au rationnement, la situation matérielle de la plupart des familles juives était devenue extrêmement difficile.

   Recensés, privés d’une partie de leurs moyens d’existence, les juifs étaient aussi soumis à une surveillance régulière.
   Les maires étaient chargés d’avertir la préfecture immédiatement en cas de départ de juifs vivant dans leur commune.
   Quant aux commissariats de police, ils devaient fournir des rapports mensuels à la Feldkommandantur de Châlons-sur-Marne. Les policiers français étaient chargés d’opérer des contrôles d’identité et de domicile, mais aussi de vérifier l’application des ordonnances allemandes.
   Ces dernières accumulaient les brimades réservées aux juifs :
      - accès interdit aux lieux publics, en particulier les cafés, les restaurants, les lieux de spectacle et même les cabines téléphoniques ;
      - confiscation des postes de TSF ;
      - couvre-feu entre 20 heures et 6 heures du matin ;
      - interdiction de changer de résidence sans autorisation spéciale ;
      - marquage des vitrines des magasins ;
      - port de l’étoile jaune ;
      - obligation de faire les courses uniquement entre 15 et 16 heures…

    La liberté de culte n’était plus assurée.
    En avril 1942, la synagogue de Reims fut pillée et saccagée par des militants appartenant aux Jeunes de l’Europe nouvelle, organisation de jeunesse du Groupe Collaboration dont le président d’honneur à Reims était le marquis Melchior de Polignac. Le mobilier fut transféré dans les locaux de groupe Collaboration, puis dans le local de la LVF rue de Vesle. Le ministre officiant, Henri Schwartz, inquiété par une première arrestation en mars 1942, quitta alors la ville. La synagogue ne fut rendue au culte que le 30 août 1944, jour de la libération de Reims, grâce à l’intervention du colonel Levi de l’armée américaine.

   La Feldkommandantur exigeait une surveillance accrue sur certaines personnes.
   C’est ainsi qu’une jeune femme rémoise, Sonia Nochimowski, fut contrainte, à partir du 22 juillet 1942, de se présenter chaque jour au commissariat central de Reims, à 8 heures et à 17 heures 30 pour signer une feuille de présence. Son mari, Charles, engagé dans l’armée française en 1939, prisonnier évadé qui, de retour à Reims, s’était vu contraint de céder la direction de son entreprise à un employé non juif, avait quitté la ville précipitamment au début de 1942 alors qu’il était sur le point d’être arrêté.

Charles Nochimowski engagé volontaire dans l'armée française en 1939

   Sonia était restée seule avec Gérard, son fils de 7 ans, enceinte d’un second fils, Pierre, qui naquit le 1er mai. Sur les registres de police la dernière signature de Sonia est datée du 4 novembre 1942 à 17 heures 30. L’absence de signature le lendemain déclencha sur le champ une enquête qui constata le départ de Sonia et de ses deux fils. Gérard Nochimowski garde de cette période le souvenir de la solidarité de familles juives et non juives auprès de sa mère, mais aussi le souvenir d’une peur permanente de l’arrestation :

« Autre souvenir, celui de Maman allant promener Pierrot et moi-même vers les jardins de la Patte d’Oie, avec sur le revers de son manteau l’étoile juive cousue, moi jamais à côté d’eux, mais soit à bonne distance, soit sur le trottoir d’en face, avec la recommandation impérieuse de ne pas intervenir si des gendarmes ou des hommes en civil venaient leur causer sans doute pour les arrêter. Surtout, surtout ne pas courir, mais au contraire, m’en aller doucement de l’autre côté puis me rendre soit chez les Braun soit chez ma tante ».

   Pour faciliter leur surveillance, les autorités allemandes ont ordonné le marquage des juifs.
La première marque fut la mention « JUIF » ou « JUIVE » que les juifs de zone occupée ont dû faire apposer au cachet rouge sur leur carte d’identité par le commissariat de leur domicile.

   À gauche, la vraie carte d’identité d’un rémois Jacques Rotenberg dont la famille s’était réfugiée à Nîmes ; cette carte porte le tampon juif.
   À droite, la fausse carte d’identité qui lui a été délivrée en 1943 par la mairie de Lasalle, un village du Gard : il n’y a plus de tampon juif ; la photographie est de profil, ce qui a été obligatoire à partir de 1942 ; vous remarquez le changement de nom ( Thévenard ), le changement de lieu de naissance ( Roissy et non plus Paris ; par prudence sur les faux papiers on choisissait comme lieu de naissance des communes dont les archives d’état civil avaient été détruites, par exemple au cours de bombardements, ceci pour empêcher toute vérification ).

Le port obligatoire de l'étoile jaune

   Le 29 mai 1942, a été publiée la 8e ordonnance allemande imposant le port de l’étoile jaune en zone occupée aux juifs de plus de 6 ans.

Les enfants Ast portant l'étoile jaune devant leur maison à Saint-Memmie
au cours de l'été 1942

   Solange avait 17 ans, Marc 8 ans. Peu de temps après, ils sont partis avec leur mère pour aller rejoindre leur père à Lyon, où toute la famille a été arrêtée en septembre 1943. Les Ast ont été déportés à Auschwitz le mois suivant. Le père était le seul survivant en 1945.

   L’obligation du port de l’étoile déclencha toute une procédure administrative. Chaque juif concerné devait recevoir 3 insignes et remettre les points de textile correspondants dans les commissariats de police qui délivraient les attestations. Cette obligation suscita un courrier important auprès des services de la préfecture, courrier qui émanait de fonctionnaires soucieux de la bonne application de l’ordonnance, ou courrier qui émanait d’administrés qui espéraient que leur situation particulière leur permettrait d’être exemptés du port de l’étoile.
   Par contre certains juifs n’hésitaient pas à la porter avec fierté, la soulignant parfois par toute une brochette de décorations militaires.

   Quelles furent les réactions de la population non juive au port de l’étoile ?

   Les archives marnaises ne gardent pas trace de manifestations de solidarité. Il y en a pourtant eu. Par exemple, Jean Lambert qui était alors un jeune étudiant et qui avait de nombreux amis juifs, a porté l’étoile pendant une heure de cours, en suivant, disait-il dans son témoignage, une consigne donnée par Radio-Londres.
   Dans les archives par contre se trouvent des lettres de dénonciation, comme la lettre adressée au sous-préfet de Reims en mars 1943 par le secrétaire de la section rémoise du PPF, un parti collaborationniste :

 « La famille juive Schwartzmann, rue Gutenberg à Tinqueux, ne porte pas l’étoile … Nous sommes étonnés que des mesures soient appliquées à certains et pas à d’autres, et nous espérons que vos services feront le nécessaire pour que tous les Juifs, quels qu’ils soient, portent l’étoile… ».

   L’inspecteur de police chargé de l’enquête déclenchée par cette lettre de dénonciation démentit l’information dans son rapport :

 « La famille Schwartzmann, demeurant à Tinqueux rue Gutenberg, ne s’est jamais fait remarquer par l’absence du port de l’étoile juive. J’ai moi même constaté, lors de mon passage à Tinqueux, que Madame Schwartzmann portait un manteau où était cousu l’insigne pré-cité. Cette famille de 13 enfants, dont le père est menuisier à Reims, est très honorablement connue à Tinqueux et jouit de l’estime publique. Le voisinage reconnaît que Monsieur et Madame Schwartzmann ont toujours porté l’insigne des Israélites ».

   Malgré cette enquête tout à fait favorable, la famille Schwartzmann resta sous haute surveillance puisque, 6 mois plus tard, la préfecture de la Marne demanda au sous-préfet de Reims de « vérifier si les Schwartzmann de Tinqueux avaient été mis en possession d’étoiles juives ». Dans sa réponse, le sous-préfet signalait que « tout était en règle, sauf pour le jeune Marcel qui n’avait pas l’âge requis lors des précédentes ordonnances » et il demandait « de lui faire parvenir 3 insignes pour le jeune Marcel ... », le jeune Marcel qui, avec ses parents et ses 11 frères et sœurs, fut arrêté le 27 janvier 1944 et déporté à Auschwitz par le convoi n°67 du 3 février.

Reçu signé par Madame Schwartzmann attestant que, moyennant un point de textile,
elle avait bien pris possession des trois étoiles destinées à son fils Marcel
(Archives départementales de la Marne, M 3 100)

 

   D'une façon générale, la lecture des archives marnaises montre une administration française consciencieuse, qui veillait à la stricte observance des textes et qui voulait être reconnue par les autorités allemandes comme compétente et efficace. C’était en tout cas la volonté maintes fois exprimée par le gouvernement de Vichy et par son représentant dans la Marne jusqu’en avril 1942, le préfet René Bousquet.

Le préfet de la Marne, René Bousquet
(Archives départementales de la Marne 1 M 56)

   Après guerre, des partisans du régime de Vichy ont développé la thèse du « bouclier », selon laquelle ce gouvernement aurait protégé certaines catégories de juifs et en particulier les juifs français.
   Il est vrai que
le statut des juifs de juin 1941 stipulait dans son article 8 que des juifs ayant rendu à l’État français des services exceptionnels pourraient être relevés des interdits professionnels.
   C’est ainsi que le
docteur Jankel Ségal fut autorisé à continuer à exercer. Ce qu’il fit… jusqu’au 27 janvier 1944, date de son arrestation avec son épouse Eidla, en même temps qu’une soixantaine de juifs arrêtés à Reims et à Tinqueux.   

Jankel Ségal

Eidla Ségal

   Le statut de juin 1941 prévoyait aussi des dispositions particulières pour les familles de prisonniers de guerre ou de soldats morts pour la France.
    Elles n’ont pas empêché l’arrestation à Reims de
Bella Chrzanowski, dont le mari, engagé volontaire polonais dans l’armée française, était prisonnier de guerre. Arrêtée le 20 juillet 1942, Bella a été déportée sept jours plus tard à Auschwitz.

Bella Chrzanowski

   En marge des actes de naissance des enfants Buchholz on peut lire deux annotations :  « Adopté(e) par la Nation en vertu d'un jugement rendu par le Tribunal Civil de Reims le 16 janvier 1942 » et juste en dessous « Décédée à Auschwitz (Pologne) le 8 février 1944… ».
   
La Nation n'a pas su protéger les enfants de Kalmen Buchholz, engagé volontaire juif, tué le 17 juin 1940 et « mort pour la France ».
   L’arrestation d’
Hélène Buchholz et de ses enfants, le 27 janvier 1944, suscita cependant quelque émotion puisque le préfet Peretti della Rocca demanda une intervention en leur faveur. La réponse négative du commissaire général aux questions juives, Antignac, est datée du 21 février, près de quinze jours après le gazage à Auschwitz d'Émile (15 ans), d'Alexandre (12 ans), de Nicole (10 ans), de Paul (5 ans).

Les enfants Buchholz

   La thèse du « bouclier » qu’aurait joué le gouvernement de Vichy est tout à fait démentie par le parcours d’une autre rémoise, Marcelle Mendel. Arrêtée le 27 janvier 1944, elle ne fut pas déportée parce qu'elle était de nationalité britannique par son mariage, mais internée au camp de Vittel jusqu’à la libération. Par crainte de représailles sur leurs prisonniers de guerre, les Allemands ne déportaient pas les juifs britanniques. Cet exemple montre qu’il valait mieux être ressortissante d’un pays en guerre contre l’Allemagne nazie plutôt que ressortissante d’un pays dont le gouvernement prétendait protéger sa population par une politique de collaboration.

Comment ont réagi les juifs marnais face à cette politique de persécution ?

   Malgré les risques, un certain nombre de juifs sont restés dans la Marne. Pour beaucoup, ce n’était pas un choix.
   Des personnes âgées sont restées par peur de l’inconnu ou en raison d’une santé déficiente.
   Des familles modestes se trouvaient dans l’impossibilité matérielle de quitter la Marne où au moins elles avaient un toit et un réseau de solidarité.
   Chez certains juifs aisés et socialement bien implantés a pu aussi jouer l’illusion qu’ils étaient protégés par leur notoriété, par leurs relations et par leur légalisme.

Renée, Denise et Léon Baumann photographiés
sous la photo du maréchal Pétain lors d'une fête du Secours national

   Cette photographie de Léon et Renée Baumann et de leur fille Denise, une famille juive de Vitry-le-François, est tout à fait symbolique de cet état d’esprit. Elle a été prise en juin 1942, lors d’une fête du Secours national, une œuvre caritative mise en place par le gouvernement de Vichy. Les Baumann étaient alors réfugiés chez des cousins à La Ferté-sous-Jouarre, après la réquisition de leur maison de Vitry par l’occupant.
   La figure tutélaire du maréchal Pétain n’a pas empêché que Léon et Renée Baumann soient par la suite arrêtés et déportés, tout comme leur fille aînée Simone, leur gendre et leurs 3 petites filles.
   Quant à Denise, passée en zone sud, elle a aidé à sauver des enfants juifs en les convoyant vers des lieux de refuge ; elle a survécu à la guerre.

   Trois familles juives rémoises d’origine polonaise ont pensé échapper aux arrestations de l’été 1942 en se portant volontaires pour aller travailler dans des fermes ardennaises colonisées par des chefs de culture allemands dans le cadre de la WOL (Wirtschaftsoberleitung - Direction de mise en culture). Elles y avaient été encouragées par l’UGIF, l’Union générale des israélites de France, un organisme créé en novembre 1941 par le gouvernement de Vichy pour remplacer toutes les organisations sociales juives désormais interdites.
   Rachmil Drajer est parti dans les Ardennes avec son épouse Guitla, et leurs petites deux filles Denise (7 ans) et Ginette (5 ans).

La famille Drajer

   Ce fut aussi le choix de sa sœur, Jenta, qui partit avec son époux Naphtali Goldstein et leurs deux fils, Jacques (10 ans) et Simon (4 ans).

Les époux Goldstein et leur fils Jacques en 1935

    Une autre sœur, Claire, les rejoignit avec son époux Slama Guttman et leurs trois enfants Sarah (16 ans), Jacques (11 ans) et David (9 ans).

Sarah Gutman au printemps 1942
(Photographie conservée par son amie Denise Richard-Ognois)

   Après avoir connu des conditions de travail et d’existence très difficiles, ils furent finalement tous arrêtés, transférés à Drancy et déportés à Auschwitz, les Drajer en juin 1943, les Goldstein et les Guttman en janvier 1944.

   Beaucoup de juifs marnais ont cherché refuge plus loin, en zone non occupée, avec la difficulté de passer la ligne de démarcation, de trouver dans le nouveau lieu de résidence à la fois un logement et des moyens d’existence. Très souvent, les familles se sont séparées.
   Ceux qui se sentaient les plus menacés ont tenté de passer en Suisse, parfois avec l’aide de filières de la CIMADE (Comité inter-mouvements auprès des évacués), une organisation protestante, ou par des filières de l’OSE (Œuvre de secours aux enfants ), une organisation juive.
   Denise Baumann de Vitry-le-François a servi de convoyeuse pour l’OSE.
   Un médecin rémois, le docteur Raymond Lévy a été de novembre 1942 à janvier 1944 le directeur d’un home d’enfants et d’adolescents ouvert par l’OSE au Château de Montintin, au sud de Limoges. L’un des moniteurs de Montintin s’appelait Marcel Mangel, il deviendra après guerre le mime Marceau.

Le docteur Raymond Lévy

   Par mesures de sécurité, beaucoup d’enfants ont souvent été placés dans des familles non juives à la campagne ou dans des établissements religieux, sous de faux noms. Ces « enfants cachés » devenus adultes se souviennent encore de leur difficulté à utiliser ce nom et ce prénom qui n’étaient pas les leurs.
   Qu’ils aient quitté leur département ou qu’ils y soient restés, les arrestations n’ont pas épargné les juifs marnais. Dans l’immense majorité des cas, l’arrestation signifiait la déportation et la mort.


Arrestations et déportation

    À Reims, le souvenir de déportés juifs est inscrit dans la pierre.
    En 1947, la municipalité a fait apposer sur les façades de leurs maisons des plaques commémoratives en mémoire des victimes de la répression nazie.
   Il y en a 145 sur toute la ville, mais 6 seulement concernent des déportés juifs.

47, rue des Telliers

27, rue de l'Arquebuse

19, rue Thiers

 

 

12, rue Jeanne d'Arc

55, rue du docteur Thomas

24, rue Chanzy

   La même année, les amis du docteur Jankel Ségal ont fait apposer à son domicile une plaque commémorative.

9, rue du docteur Pozzi

    En 1949, une stèle a été érigée devant la synagogue, rue Clovis.

   Inauguration de la stèle de la Synagogue le 23 octobre 1949
en présence de deux rescapés de la déportation, Moïse Molczadski et Louis Lerner.

La stèle de la Synagogue de Reims

   La liste de la stèle comporte 202 noms dont 174 pour la communauté juive de Reims.
   Cette stèle montre bien combien la mémoire de la pierre est une mémoire incertaine : y sont inscrits le nom de juifs non marnais que leur famille rémoise a tenu à faire graver, alors qu’ont été oubliés des juifs de Reims ou des environs, comme la famille Schwartzmann de Tinqueux, à ma connaissance la famille la plus nombreuse déportée de France.

   Sur la plaque dédiée aux victimes civiles du Monument aux martyrs de la Résistance de Reims inauguré en 1955, sous les Hautes Promenades, sont inscrits les noms d’une centaine de déportés juifs.

Le Monument aux martyrs de la résistance de Reims en 2008


   Quels que soient les oublis ou les erreurs que peuvent comporter ces inscriptions, elles rappellent au passant la terrible réalité de la déportation :  316 juifs marnais ont été déportés, le tiers de la population juive de la Marne ; parmi eux 200 juifs de l’agglomération de Reims.
   En 1945, onze seulement avaient survécu à la déportation ; parmi eux neuf étaient originaires de Reims-Tinqueux.

Qui étaient ces déportés ?

   - des adultes de tous âges : des rémois ont gardé en mémoire l’arrestation le 27 janvier 1944 de Fanny Israël, âgée de 86 ans et qui fut emmenée sur un brancard.

   - des enfants : parmi les 200 juifs rémois déportés se trouvaient 50 enfants de moins de 18 ans.
   Je pense en particulier au petit André Sztajner. Suzanne Sztajner a été arrêtée avec ses deux enfants, Arlette3 ans ) et André6 mois ) alors qu’elle tentait de franchir la ligne de démarcation dans les Landes dans l’intention de rejoindre son mari Henri resté en zone sud après sa démobilisation. Tous trois furent internés au camp de Mérignac près de Bordeaux, puis transférés à Drancy pour être déportés à Auschwitz en septembre 1942.

Suzanne Sztajner et ses deux enfants, Arlette et André

   Suzanne Sztajner avait quitté Reims en juillet 1942 avec sa belle-sœur Charlotte Gryf qui, elle aussi, voulait rejoindre son mari Jacques ( le frère de Suzanne ) en zone sud avec ses 4 enfants, Jeannette9 ans ), Maurice (7 ans), Simon (5 ans) et Léon (1 an).

Jeannette, Maurice et Simon Gryf

   Charlotte et ses enfants furent arrêtés en même temps que Suzanne, internés à Mérignac et eux aussi déportés à Auschwitz.
   La Commission franco-allemande réunie début juillet pour préparer les rafles de l’été 1942 avait convenu d’exclure de la déportation les mères d’enfants de moins de 2 ans et leurs bébés. La préfecture de la Gironde, dont le secrétaire général était alors Maurice Papon, n’en a pas tenu compte et a laissé sur les listes de transfert les noms de Suzanne Sztajner et de son bébé André, de Charlotte Gryf et de son bébé Léon.
   Les familles Sztajner et Gryf se sont portées parties civiles lors du procès Papon qui eut lieu à Bordeaux en 1997-1998, procès à l’issue duquel Maurice Papon fut reconnu coupable de complicité de crimes contre l’humanité et condamné à 10 ans de réclusion criminelle.

   - des familles entières ont été déportées, telle la famille Schwartzmann.

La famille Schwartzmann de Tinqueux

   Michel et Henriette Schwartzmann sont ici photographiés avec douze de leurs treize enfants devant leur maison, rue Gutenberg à Tinqueux, au cours de l’été 1943.
      - au premier rang, de gauche à droite : Marcel 7 ans, Ginette 2 ans, Madeleine 4 ans, Marie-France âgée seulement de quelques mois, assise sur les genoux de sa maman, Maurice 5 ans, Pierre 10 ans.
      - au second plan, de gauche à droite : Antoinette 12 ans, Robert 15 ans, Simone 16 ans, Suzanne 22 ans, Léa 18 ans, Jeanne 11 ans.
   Le fils aîné, André, qui ne figure pas sur la photographie, avait été arrêté et emprisonné en Espagne alors qu’il cherchait à rallier la France libre.
   Tous les autres membres de la famille ont été déportés à Auschwitz par le convoi n° 67 du 3 février 1944. Seules les deux filles aînées, Suzanne et Léa, ont survécu à la déportation.
   La famille Schwartzmann a été arrêtée le 27 janvier 1944. Ce jour-là, vers 7 heures du matin, la rue Gutenberg a été bouclée par la Feldgendarmerie. Monsieur Schwartzmann se trouvait déjà sur son lieu de travail, une menuiserie de la rue de Bezannes à Reims, tout comme Suzanne et Léa, ouvrières dans une bouchonnerie située en haut de La Haubette. Madame Schwartzmann était partie acheter du lait. Les dix autres enfants étaient seuls à la maison. Madame Destouches, leur voisine, a enjambé la fenêtre située à l’arrière de sa maison et a couru alerter Suzanne et Léa, les suppliant de prévenir leur père et de se cacher. Mais Suzanne et Léa ont voulu rentrer à la maison auprès de leurs frères et sœurs rejoints par la maman revenue de courses, tandis que les Allemands allaient arrêter Monsieur Schwartzmann sur son lieu de travail.
   Dès l’arrivée à Auschwitz-Birkenau, Suzanne a été sélectionnée pour le travail forcé. Madame Schwartzmann, comprenant que tous les autres membres de la famille allaient être exterminés, a poussé Léa dans la file où se trouvait Suzanne, la sauvant ainsi de la chambre à gaz.
   Au traumatisme de la déportation, est venu s’ajouter en mai 1945 pour Suzanne et Léa l’épreuve du retour à Tinqueux. Leur maison avait été confisquée après leur arrestation, et se trouvait occupée par des personnes qui n’entendaient pas évacuer les lieux. Lorsqu’elles ont pu enfin reprendre possession de la maison, tout ce qui avait appartenu à leur famille avait disparu.
   Suzanne a fui le plus loin possible ; elle est allée vivre en Australie où elle est décédée en 2007.
    Léa
vit toujours à Paris.

   Depuis 1983, une rue de Tinqueux porte le nom de la famille Schwartzmann.


Quatre grandes vagues d’arrestations dans la Marne

   Le 26 février 1942, à la suite d’attentats contre des soldats allemands en Saône-et-Loire, des arrestations ont eu lieu à Châlons-sur-Marne et à Reims, arrestations comme otages de syndicalistes et de juifs. Parmi ces derniers, l’avocat rémois Georges Simon, président de la section locale de la Ligue des droits de l’homme, qui fut déporté le 27 mars 1942 par le premier convoi pour Auschwitz.

   Les arrestations du 20 juillet 1942 sont l’équivalent dans la Marne de la rafle dite du Vel’ d’Hiv’ en région parisienne des 16 et 17 juillet. Elles visaient les Juifs étrangers entre 16 et 45 ans.

 

 

   Ces arrestations ont été préparées dès le 2 juillet par ce courrier de Von Korff adressé aux préfets de la Marne, de l’Aube et de la Haute-Marne ; le camp de Châlons-sur-Marne dont il est question est la caserne Forgeot, désormais appelée Frontstalag, qui de 1942 à 1944 a servi de lieu de rassemblement des juifs de la région de Champagne avant leur transfert à Drancy.
   Le 17 juillet, l’ordre d’arrestation est transmis par le préfet de la Marne au Commandant de gendarmerie de Châlons-sur-Marne. Le préfet Peretti Della Rocca ajoute une précision au sujet des enfants. Dans la Marne, les enfants n’ont pas été arrêtés avec leurs parents comme ce fut le cas en région parisienne, où la police en les arrêtant était allée au-delà de la demande allemande. Ils ont été pris en charge par des hôpitaux, ou le plus souvent par des voisins.

 

 

   Beaucoup de ces enfants ont été arrêtés et déportés par la suite.
   À l’issue des arrestations menées par des gendarmes et des policiers français, 43 Juifs ont été arrêtés dans la région de Champagne, dont 17 dans la Marne et 7 à Reims, un nombre d’arrestations bien en deçà de ce que la Feldkommandantur de Châlons attendait. Son chef, Von Korf, expliquait ce maigre résultat par le fait que, « la juiverie du territoire avait eu très amplement connaissance des rafles parisiennes » et, sans mettre en cause « une carence de la police française », il souhaitait que « les actions futures » se fassent « en utilisant la Feldgendarmerie ».
   De son côté, le commandant de la gendarmerie d’Épernay ne cachait pas son profond malaise dans son rapport sur ces arrestations : « Des scènes déchirantes se sont produites, les femmes ne voulant à aucun prix se séparer de leurs enfants…Ces opérations faites cependant avec tout le tact et l’humanité possibles ont causé une profonde émotion dans la ville d’épernay et il est infiniment regrettable que cette mission ait été confiée à la gendarmerie et à la police françaises ».
   Il est vrai que dans le cadre de la collaboration policière voulue par Vichy, des gendarmes et des policiers ont eu des comportements très différents.
   Face à l’absence au domicile de ceux qu’ils étaient venus arrêter, certains se contentaient le plus souvent d’ajouter qu’il n’avait pas été possible d’avoir d’autres informations. C’est ce qu’a écrit dans son rapport de police l’inspecteur Barbier venu arrêter Esther Weinberg… , qu’il avait lui même prévenue la veille de son arrestation imminente.
   D’autres au contraire ont fait du zèle comme ce policier venu arrêter la famille Kaszewski, rue Houzeau-Muiron à Reims. Apprenant par des voisins que la famille était partie la veille, avec une voiture à bras chargée de bagages, il avait poussé ses investigations jusqu’à la gare. Ainsi, il avait appris que les Kaszewski avaient enregistré deux valises et un panier à destination de la Haute-Vienne. L’information fut aussitôt transmise. Les Kaszewski et leurs 3 enfants furent arrêtés dès leur arrivée à Limoges et déportés à Auschwitz en septembre 1942.

      Troisième vague d’arrestations… les opérations des 9 et 10 octobre 1942, menées cette fois encore par des gendarmes et des policiers français ont abouti à l’arrestation puis à la déportation de 21 marnais, dont les enfants Finkelstein de Sainte-Menehould, dont les parents, le frère et la sœur aînés avaient été arrêtés le 20 juillet.

Jacques, Léon et Henri Finkelstein

   Le 9 octobre 1942, Jacques Finkelstein (14 ans), Léon (11 ans), Marcelle (10 ans), et Henri (7 ans) sont arrêtés à l’hôpital de Sainte-Menehould qui les avait recueillis. Jacques a envoyé cette carte de Drancy, juste avant leur déportation :

«  Chers amis, (il s’agit de la famille Thiéry de Sainte-Menehould qui avait pris soin des enfants après l’arrestation des parents)
Je voudrai d’abord vous remercier de tout cœur au nom de mes petits  et en mon nom pour le colis que vous avez eu la bonté de nous envoyer. Vous ne pouvez vous imaginer la joie que nous a fait cette surprise. Mais malheureusement ce sera le dernier car nous partons demain pour une destination inconnue. Cette lettre est donc la dernière. Je l’écris avec un enthousiasme fou car je suis tellement sûr d’être courageux que je suis content, nous allons retrouver nos parents. Bons baisers. Rappelez nous au bon souvenir de Jacques ».

   Le même jour que les enfants Finkelstein, Syma Ksiazenicer a été arrêtée à Sainte-Menehould, brutalement séparée de son bébé de quelques mois.

Syma Ksiazenicer et son bébé Michel

   Le petit Michel resta sous la garde de sa soeur Ida qui décida alors d’aller rejoindre son père passé en zone non occupée au moment des arrestations de juillet.
    Le témoignage écrit d’Ida Boniak-Ksiazenicer a été déposé aux Archives départementales de la Marne en 1993.

      La dernière vague d’arrestations dans la Marne eut lieu le 27 janvier 1944, une vague d’arrestations telle que le préfet de la Marne a pu écrire dans son rapport mensuel à Vichy : « Les dernières familles juives de la Marne ont été arrêtées ».
   Ce jour là, 92 juifs ont été arrêtés dans la Marne, dont 63 à Reims et à Tinqueux.
   Parmi ces derniers, se trouvaient Hélène Buchholz et ses enfants, Eidla et Jankel Ségal, Albertine Simon, la mère de l’avocat Georges Simon, la famille Schwarztmann, et des enfants dont les parents avaient été déportés dès 1942, Simon Klodawski (6 ans), Émile Berger (14 ans) et Berthe Nejchaus (15 ans)… Transférés à Drancy, les raflés du 27 janvier ont été déportés à Auschwitz par les convois 67 et 68 des 3 et 10 février 1944.

   Ultimes signes de vie, les pages des carnets de fouilles où étaient consignés les sommes d’argent, les bijoux que les juifs devaient déposer à leur arrivée à Drancy. Cette page atteste que la jeune Berthe Nejchaus a déposé 220 francs, sans doute le peu qui lui restait de l’argent laissé par ses parents déportés en 1942.

   Derniers messages, quelques lettres envoyées de Drancy, comme celle de Jacques Finkelstein, des mots d’adieu griffonnés dans l’obscurité des wagons à bestiaux, jetés sur les voies et retrouvés par des cheminots… puis plus rien… ce qui rend la carte envoyée d’Auschwitz par le docteur Jankel Ségal tout à fait exceptionnelle.

   Cette carte porte le cachet d’Auschwitz du 28 mars 1944 et elle est adressée à des amis rémois de la famille Ségal. Écrite en allemand, elle est signée Diebel Jean, du nom d’un déporté non juif autorisé à expédier de temps en temps du courrier et qui, par solidarité, avait cédé son droit de correspondance au docteur Ségal.
   Au recto de cette carte où sont imprimées les règles à respecter dans la correspondance avec les détenus, des dispositions qui présentent le camp d’extermination d’Auschwitz comme un lieu de détention ordinaire. Quand Jankel Ségal envoie cette carte, son épouse Eidla est décédée, gazée dès l’arrivée à Auschwitz. Quant à lui, il tente de soigner les déportés et disparaît sans doute lors de l’évacuation forcée du camp au début de l’année 1945.

            Depuis 1965, une rue de Reims porte le nom de Jankel Ségal, la seule à porter le nom d’un déporté juif.


L'aide apportée aux juifs persécutés

   Dans les témoignages des juifs qui ont pu échapper aux arrestations et à la déportation, ce qui revient souvent, au-delà des énormes difficultés matérielles, de la vie clandestine avec de faux papiers, de l’insécurité permanente, des déménagements fréquents, parfois de l’éclatement de la famille…, ce qui revient dans les témoignages, c’est la très grande gratitude qu’ils éprouvent pour ceux qui leur sont venus en aide.
   Bien sûr, il y eut des délations et des complicités dans la traque menée contre les juifs, mais il y eut aussi des actes de solidarité.
   J’ai cité tout à l’heure l’inspecteur Barbier, je pourrai aussi citer parmi d’autres :
   - Émile Bouvy, commissaire de police à Reims, qui a fourni des cartes d’identité vierges, sans le tampon Juif, et qui a fait prévenir des familles juives de rafles imminentes.

Émile Bouvy

   - Jean Lambert, qui était l’un des contacts du commissaire Bouvy ; il a prévenu beaucoup de familles dont celle de Madeleine Schumer qui fut cachée chez ses grands parents avant de passer la ligne de démarcation avec l’aide de Jean Lambert père qui était résistant. Après guerre Madeleine Schumer devint Madame Jean Lambert.

Jean Lambert

Madeleine Schumer

un autre exemple, celui de l’abbé Lucien Hess, directeur de la maîtrise de la cathédrale de Reims, qui cacha des enfants juifs dans une colonie de vacances de la maîtrise à Jonchery-sur-Vesle et qui a fourni de faux papiers. Il a été déporté comme résistant à Dachau.

Lucien Hess à son retour de Dachau en mai 1945

   - Louis Neuhauser, un agent SNCF de Châlons-sur-Marne a aidé des déportés juifs à s’évader d’un convoi arrêté en gare de Châlons le 11 novembre 1942 et a hébergé l’un d’eux chez lui ; dénoncé par un collègue de travail, il a été arrêté avec sa femme et déporté à Sachsenhausen.

Les « Justes » marnais

   La reconnaissance des juifs pour ceux qui les ont aidés se matérialise par le titre de « Juste parmi les nations ». Ce titre a été créé en 1963 par le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem qui, dans ses jardins, honore les Justes.

L'allée des Justes dans les jardins du Yad Vashem

   Dans la Marne huit personnes ont reçu ce titre et parmi elles à Reims, Aimée Lallement, André et Lucienne Laurent, Daniel Bachet.

   - Aimée Lallement, institutrice, militante socialiste et membre de la Ligue des droits de l’homme, a caché en octobre 1942 Jankel Przedborz et l’a soustrait à la déportation qui a frappé toute sa famille. Jankel qui avait alors 17 ans est resté caché chez elle jusqu’à la libération et ne sortait que sous l’apparence d’une jeune fille. La clandestinité ne permettait pas à Jankel d’avoir une carte d’alimentation. Aimée partagea avec lui ses maigres tickets de rationnement. Aujourd’hui, Jankel Przedborz s’appelle Jacques Lallement.

Aimée Lallement et Jankel Przedborz déguisé en jeune fille
photographiés au cours de l'hiver 1943-1944

La plaque portant le nom d'Aimée Lallement dans les jardins du Yad Vashem

   - André et Lucienne Laurent hébergèrent pendant plusieurs mois les 3 frères Ejnès, Henri, Serge et Maurice. Monsieur Laurent était le contremaître de Maurice aux Verreries mécaniques de Champagne à Reims. Les 3 frères passèrent ensuite en zone Sud. Les Laurent accueillirent aussi une cousine des Ejnès à qui Madame Laurent donna sa carte d’identité de jeune fille. Esther Kiski devint alors Lucienne Chaumet.

André et Lucienne Laurent

   - En 1941, Daniel Bachet avait 16 ans, son ami Serge Ejnès 17 ans. Daniel était protestant, Serge était juif. Ils s’étaient connus à l’école pratique de commerce et travaillaient tous deux dans une usine textile de Reims. Après avoir été hébergé par la famille Laurent, Serge a quitté Reims en juillet 1942 avec une carte sans tampon juif fournie par le secrétaire de police Bouvy, mais portant sa vraie identité. Il se réfugia à Montluçon puis à Lyon, où en 1943 il s’est senti menacé d’arrestation (son frère Maurice Ejnès entré dans la résistance était alors recherché). Dans un courrier codé Serge fit comprendre à son ami Daniel qu’il avait besoin d’aide. Daniel lui fit parvenir sa propre carte d’identité cachée dans un petit colis de pommes de terre envoyé par la poste. Au commissariat de Reims, Daniel déclara la perte de sa carte et s’en fit délivrer une nouvelle. C’est ainsi qu’il y eut alors deux Daniel Bachet, le vrai à Reims, le faux à Lyon.

Daniel Bachet en 1944


    Depuis 2000, le dimanche de juillet le plus proche de la date de la rafle du Vel’d’Hiv’ est une « Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’état français » et d'hommage aux Justes de France ».

   Au Mémorial de la Shoah à Paris se dresse depuis janvier 2005 le Mur des noms des 76 000 juifs déportés de France et depuis juin 2006 le Mur des Justes avec le nom de ceux qui comme Daniel Bachet et d’autres ont contribué à protéger les trois quarts des juifs de France.

Sources

    - Serge Ejnès, Histoire des Juifs de Reims pendant la Seconde Guerre mondiale, Reims, Imprimerie Graphisme Labori, 1995.
    - Jocelyne Husson, La déportation des juifs de la Marne, Presses universitaires de Reims, 1999.

   Serge Ejnès qui connaissait très bien la communauté juive de Reims a recueilli énormément de témoignages.

Serge Ejnès à Reims en 1996

   Quant à moi, j’ai surtout travaillé sur les archives (Centre de documentation juive contemporaine, Comité d'histoire de la 2e guerre mondiale, Archives départementales de la Marne, Archives municipales de Châlons en Champagne, Archives municipales et communautaires de Reims, Registres d'état-civil).
   Nos deux approches ont été différentes, mais elles sont très complémentaires.


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