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" Silences, prise de parole et témoignage
Les historiens et la mémoire des déportés
1945-2000 "

par François COCHET professeur à l'UFR Sciences humaines et arts de l'Université de Metz

Conférence-débat organisée par la délégation marnaise
des Amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation
le 29 avril 2000
au Musée de la Reddition de Reims


Pourquoi l'entrée dans un monde du silence ?

La fin du silence et ses conséquences

Les ambiguités des relations témoins / historiens et les nouveaux « combats pour l'histoire »

Le travail de mémoire passe toujours par des connaissances solides

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   Le 27 janvier 1945, les troupes soviétiques s'emparent du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, mais ce n'est que le 25 avril 1945 que les Anglo-Américains et les Soviétiques opèrent leur jonction à Torgaü et libèrent les autres camps de l'univers concentrationnaire.
   Lorsque le 11 avril 1945, les Américains libèrent Nordausen (Dora) en Thuringe, le général
Einsenhower rassemble les correspondants de guerre devant des monceaux de cadavres et leur déclare : « Les soldats américains se demandent parfois pourquoi ils combattent, maintenant, ils sauront pourquoi ».
    À
leur retour, les survivants de l'univers concentrationnaire ont fréquemment rejoint un monde fait de mutisme et de silence.

 

Pourquoi l'entrée dans un monde du silence?

   Pourquoi, dans ma thèse de doctorat, ai-je appelé les rapatriés de 1945 - et notamment les déportés -  les exclus de la victoire (1) ?
   Les déportés sont victimisés et réduits au silence de plusieurs manières.
   Pour ma part, j' identifie huit raisons différentes au moins. 

        1/ Le retour des logiques politiciennes :

   On ne les attend pas pour organiser le retour à une vie publique normale.
   Notamment les élections municipales des 29 avril et 13 mai (poussée à gauche et MRP, stratégie de « front populaire » du PC pour le second tour) se déroulent sans eux.
   Dès le mois de mars 1945 les « maires en ont terminé avec les opérations de révision des listes électorales »
(2).
   Comment peut-il en être ainsi alors que les déportés et les prisonniers ne sont pas encore totalement recensés.
   Ces comportements sont symptomatiques de la conjonction de trois logiques différentes :
        - celle du comportement traditionnel d'un département toujours très mesuré dans ces réactions ;
        - celle des gaullistes soucieux de limiter l'éventuel poids insurrectionnel du PCF en revenant le plus rapidement possible à des fonctionnements républicains, ;
        - et celle du Parti communiste, qui souhaite obtenir les dividendes de son rapport de force favorable.
    Il faut faire vite et tant pis pour les rapatriés.
   
À Reims, le communiste Michel Sicre, président du Comité départemental de libération nationale, est élu maire de la ville par 19 voix sur 36 au conseil municipal (3).

        2/ Ils sont également contraints au silence par le poids des mots

    À ce propos une petite mise au point lexicologique s'impose.
    En 1945, le terme
« déporté » a encore une acception floue .
   Ce n'est que graduellement que les Marnais, y compris leurs décideurs, prennent conscience des
différences catégorielles qui existent entre ceux qui rentrent d'Allemagne à des titres divers.
   Dans un premier temps le terme « déporté » a tendance à désigner tous ceux qui ont eu à subir un déplacement forcé en Allemagne, y compris les requis du STO.
   Le terme
« camp de représailles » employé le 23 mai 1945 par le sous-préfet de Reims,
Pierre Schneiter (4) n'est pas synonyme de celui de camp de concentration.
   On emploie parfois le terme de « prisonniers politiques » pour désigner ceux que nous nommons aujourd'hui les déportés
(5) , mais encore en 1947, le terme « déporté » est utilisé pour désigner les requis du travail (6).
   À l'inverse le terme « prisonnier » ne recouvre pas seulement la réalité de ceux qui ont été des captifs de guerre.
   
Le 23 mars 1945 encore les services de la préfecture de la Marne parlent des « prisonniers » des camps de représailles qui « seront certainement dans un état déficient » (7), pour désigner les concentrationnaires.
   Les différenciations apparaissent ultérieurement.
   Le 21 mars 1946, le maire de Reims se refuse dorénavant à assimiler les STO aux déportés en affirmant :
« Nous ne pouvons pas assimiler les requis aux déportés qui, eux, ont subi la répression féroce de l'ennemi, pour leur action patriotique en faveur de la France » (8).

        3/ Les déportés libérés n'ont pas la force physique de prendre la parole tout simplement

   Ils doivent d'abord se reconstituer physiquement.
   Au moment du premier tour des élections municipales d'avril, le mouvement
Libération-Nord compte 46 déportés à Reims, et pour 40 d'entre eux on ne dispose alors d'aucune nouvelle.
   Lorsque, le 4 octobre 1954, se tient un congrès international sur la pathologie des déportés organisé par l'UNADIF et la FNDIR, les médecins participants rappellent combien ont été importants les troubles digestifs au lendemain du retour en France.
   Moins de dix ans après le retour, les différentes pathologies de l'insuffisance alimentaire, de la fatigue et du froid s'expriment encore pleinement.
   Sur 220 000 Français déportés, 38 000 sont rentrés ; 2 à 3000 ont succombé dans les deux mois qui ont suivi leur retour.
   En 1954, sur 100 déportés, il en subsiste 12 vivants
(9).
   À ce titre, les déportés sont victimes de leur faible nombre dans la conscience collective de l'époque face au million de prisonniers de guerre et aux 750 000 requis qui rentrent d'Allemagne.

        4/ L'indicible les condamne aussi au silence : comment faire comprendre la violence totale d'une journée au camp ?

   Robert Antelme avance : « Dès les premiers jours, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions en train de poursuivre dans notre corps. [...] À peine commencions nous à raconter que nous suffoquions » (10).
    Il est vrai que les pauvres mots de la langue française - pourtant infiniment plus riche que l'anglais qui envahit tout - ne peuvent ni rendre compte, ni faire comprendre la réalité de la vie concentrationnaire.
   Remy Roure, ancien camarade de captivité de Charles de Gaulle en 1916 en Allemagne, mais aussi grand résistant sous le nom de Pierre Fervaque, compagnon de la Libération, écrit dans Le Monde du 21 avril 1945 : « Quand on sort libre d'un camp de concentration en Allemagne, le trésor dont on aurait le plus besoin est celui du silence ».

        5/ Le décalage qui existe entre leur retour et la chronologie perçue des Français

   Aux yeux de l'immense majorité des Champenois de l'époque, la guerre est terminée de facto depuis la Libération (30 août 1944 à Reims), soit près d'un an avant le retour des déportés.
   Entre fin août 1944 et avril-mai 1945, les récriminations matérielles et catégorielles ont le temps de s'exprimer et les questions de ravitaillement, voire les crues de la Marne, l'emportent souvent sur le sort des déportés qui doivent rentrer.

        6/ L'échec de la rénovation de la vie publique française par les déportés (mais plus généralement d'ailleurs par la Résistance) est patent

    En mars 1945, les Renseignements Généraux de la Marne (source à prendre certes avec précaution car souvent tendance à s'autojustifier) avancent que « l'épuration semble insuffisante surtout dans les milieux qui comptent un déporté ou un fusillé. On affirme que lorsque ils reviendront de captivité, il y aura certainement une nouvelle épuration à faire ... » qui n'a jamais été faite pour cause de reconstruction de l'État (11).
   Pas plus dans la Marne qu'ailleurs, les organisations issues de la Résistance n'ont envie de se lancer dans le combat électoral en tant que telles
(12).
   Dans la Marne, en juillet 1945 un éphémère syndicat de déportés victimes de la Gestapo à Reims se donnant pour but de vérifier les titres de résistance des personnalités en place disparait aussi rapidement qu'il est apparu
(13).

       7/ La guerre froide des fédérations

    À certains égards, on peut dire qu'elle commence dans la Marne dès le 15 août 1945 puisqu'à cette date, le tout nouveau maire communiste de Reims refuse de recevoir Henri Frenay, ministre des prisonniers de guerre (14).
   Cependant, c'est au moment de la vraie guerre froide (1947) qu'elle s'exprime le mieux et notamment avec la rupture du Congrès de Compiègne de 1950.
   Dorénavant, les deux fédérations françaises de déportés sont instrumentalisées au service d'enjeux de mémoire : qui des gaullistes ou des communistes sont entrés les premiers en Résistance ?
   À quelles dates ?
   Qui a payé le plus lourd tribut à la répression ?
   Ces enjeux mémoriels des années 1950 ont sans doute retardé le travail de deuil comme celui du témoignage du vécu quotidien dans les camps.

        8/ La soif d'oubli des Français de l'époque plus ou moins vaguement culpabilisés par le retour des déportés

    Préfaçant un des rares ouvrages écrits immédiatement après le retour, Robert d'Harcourt, de l'Académie française écrit en 1946 : « Un nouveau journal de résistant, pensera-t-on, [...] le mot de Résistance, comme beaucoup d'autres grands mots n'a pas échappé à la loi de l'usure » (15).
   Cette soif d'oubli interfère avec un sentiment qui a été mesuré précocement par l'ancien déporté et psychanalyste
Bruno Bettelheim.
   Un sentiment
de culpabilité peut se faire jour chez les survivants qui se demandent parfois pourquoi eux sont rentrés alors que tant de leurs camarades sont morts dans les camps.
   On en conviendra aisément, une seule de ces raisons aurait suffit pour faire rentrer les déportés dans le monde du silence.
   Alors, ajoutées les unes aux autres, elles ne peuvent que se renforcer.
   Au total, bien rares sont ceux qui témoignent ou qui écrivent en 1945 ou dans les années qui suivent.
   Quelques exemples pourtant :
         - 
Guy Kohen, Retour d'Auschwitz, souvenirs du déporté 174 949, Paris, chez l'auteur, 1945.
         - 
Edouard et François Michaut, Esclavage pour une résurrection, éditions du Cep, 1945.
         - Et bien bien sûr Primo Levi et son magnifique ouvrage
Si c'est un homme, publié d'abord en 1947, mais qui ne connaît le succès que dans sa seconde édition de 1958.

La fin du silence et ses conséquences

   La prise de parole relève de plusieurs motivations. :
        
        1/ La guerre froide s'atténue

   La déstalinisation, même si l'on sait aujourd'hui qu'elle a surtout été pour N. Khroutchtchev un instrument de conquête de pouvoir à usage interne, mais aussi la construction européenne estompent les rivalités entre Fédérations.

         2/ Les associations prennent conscience de leur fragilité générationnelle

   En 1957, l'Amicale d'Auschwitz, la première, exprime un constat désabusé sur les liens qui l'unissent avec la jeunesse.
   Pour Marie-Louise Kahn « un problème nous préoccupe actuellement, l'indifférence de quelques jeunes vis à vis de la déportation » (16).
   Dans cette prise de conscience des déportés à l'égard de la jeunesse, le rôle des femmes déportées a été déterminant, notamment au sein de l'ADIR ( Association nationale des déportées et internées de la Résistance).
   Geneviève Anthonioz-de Gaulle ou Jeannette l'Herminier expriment bien cette soif de témoigner auprès des jeunes : « La jeunesse, assez indifférente à ce qui ne la concerne pas, parfois hostile aux réminiscences du passé, trop souvent égarée par la désinformation (...) n'en est pas moins avide de vérité et sensible aux témoignages directs » (17).

        3/ Mais surtout, on assiste à une véritable « tornade historiographique » selon François Bédarida, avec un renouvellement total de l'approche du génocide juif à partir de la fin des années 1960 (18)

   En 1945, l'extermination des Juifs d'Europe est ressenti comme un épisode monstrueux mais second de la deuxième guerre mondiale.
   
À tel point que parfois les archives nous ouvrent la porte à un antisémitisme virulent.
   Dans la synthèse d'information régionale de la semaine du 24 au 30 novembre 1944 -  certes avant la découverte massive de ce que fut l'univers concentrationnaire - il est dit que les Marnais se plaignent
« aussi souvent des juifs dont le retour n'est pas accueilli favorablement à cause de leur savoir-faire aussi bien en médecine qu'en politique » (19).
   De cette « tornade historiographique » surgissent des questions cruciales sur le plan philosophique et moral : Où commence la transgression de la condition humaine, où commencent et finissent les concepts de bien et de mal, de responsabilité et de culpabilité. ?
   Même si la première grande confrontation internationale ( Congrès de Paris de 1947 tenu à l'initiative du Centre de Documentation Juive Contemporaine ) esquisse un début de bilan du génocide, il faut attendre les ouvrages pionniers de
Léon Poliakov (20), de Gerald Reitlinger (21et surtout la thèse de Ph.D. soutenue en 1955 à l'Université de Columbia ( publiée en 1961 ) par Raul Hilberg (22).
   Ces trois ouvrages ont en commun de s'appuyer sur un point de vue « nazicentrique », dans la mesure où ils s'appuient sur les témoignages des bourreaux davantage que sur ceux de leurs victimes.
   Au début des années soixante intervient un tournant directement lié à un contexte historique.

         - Le procès d'Adolf Eichmann à Jérusalem pose le problème de l'attitude des Juifs eux-mêmes, en même temps qu'il pose l'État d'Israel sur le terrain de la fierté nationale.
        - La guerre des six jours (juin 1967) concrétise particulièrement vivement cette renaissance de la fierté juive. Dorénavant les études vont plutôt être
« judéocentriques ».

   Aujourd'hui des controverses existent encore qui portent essentiellement sur trois axes.
        
        a ) L'attitude des juifs eux-mêmes
 :
Lligne « collabo » des
judenräte ; résistance des Juifs ; récemment en Israël, problème de l'attitude du Yishouv, communauté juive de Palestine en 1939-1945,  face au génocide, abandon des Juifs d'Europe par calcul politique de Ben Gourion ( autour de l'ouvrage de Tom Seguev, le Septième million, traduction française de Liana Levi, 1993 ).
        
         b ) L'attitude des Alliés
. Qui savait ? (Walter Laqueur, Le terrifiant secret : la solution finale et l'information étouffée, Paris, Gallimard, 1981) :
 Réponse : les dirigeants savaient mais que savaient-ils sur la totalité du phénomène ? ; de toute manière, de quels moyens effectifs disposaient les Alliés pour arrêter un tel processus 
?

         c ) Qui savait quoi ?
   Au niveau de la population allemande?
   Les responsables et les habitants des pays occupés (Vichy en tête).
   Les Neutres (Suisse).
   Des questions demeurent encore dans le flou : la question la plus importante n'est pas qui savait ? mais que savait-on ?
   À la fin des années 1970 et aux début des années 1980 intervient un autre tournant paradoxal.
   Les élucubrations des négationnistes,
des « assassins de l'histoire » comme les désigne François Bédarida,  entraîne un renouveau des études historiques sur le génocide.
   Il apparaît fondamental d'en démontrer l'inanité de manière technique et non idéologique.
   Parmi les travaux d'alors, l'ouvrage de
Jean-Claude Pressac (23) s'appuie sur une abondante documentation technique existant dans les archives des firmes allemandes ( fabriquant de fours ou de zyklon B ) ayant participé à la construction de ces camps.
   À tout le moins, le renouveau des études sur le génocide des Juifs d'Europe a singulièrement occupé le terrain de l'historiographie et de la mémoire de la déportation au point peut-être d'atteindre un
quasi monopole aujourd'hui et de faire parfois oublier que tous les déportés n'ont pas été juifs.
   Ces approches débouchent incontestablement sur les attitudes de répentance manifestée notamment par l'Eglise catholique française en des temps très récents, mais également sur le thème de la nécessaire réparation matérielle à la suite de la spoliation des Juifs de France (dossier du
Nouvel Observateur, dès la première semaine de décembre 1998, et plus récemment encore, l'attitude des banques françaises).
   Comment dans ces évolutions chronologiques et historiographiques réagir comme historien et comme citoyen ?

Les ambiguités des relations témoins / historiens
et les nouveaux « combats pour l'histoire »
(Lucien Febvre)

   Le « devoir de mémoire » est un concept élaboré par les hommes politiques et les médias, non par les historiens.
   La mémoire du temps présent se caractérise par l'existence , la
« vivance » de témoins (24),
qui mettent l'historien « sous surveillance ».
   Historiser, c'est proposer l'intelligibilité d'un passé qui fasse sens.
   Historiser relève donc d'une contradiction fondamentale.
   Le passé n'est de toute manière, pas reproductible, et l'historien travaille dans l'anachronisme permanent puisqu'il essaie de rendre intelligible une période passée avec sa culture d'aujourd'hui.
   Mais il en va de même du témoin et même davantage puisque ce dernier ne bénéficie pas d'un savoir faire professionnel comme l'historien.
   Le moyen de sortir de cette contradiction épistémologique consiste, pour l'historien, à persévérer dans sa patience, a accumuler les éléments de l'administration de la preuve pour dire la véracité d'une époque, si ce n'est le vrai.

   « L'historien doit naviguer sur la crête d'une vague toujours prête à déferler [...]
sur le rivage d'une mémoire reconstituée qu'il lui faut décrypter »
(25).
   Familière est l'objection naïve que les historiens ne pourraient jamais traiter convenablement des périodes antérieures à leur âge d'homme.
   Cette absurdité - qui signifierait notamment que plus personne n'a le droit d'écrire sur Hannibal et ses éléphants ou sur Jeanne d'Arc -
attire l'attention sur son contraire (Jean-Noël Jeanneney).
   Il faut que les témoins concèdent à l'historien sa supériorité quand il s'agit non plus d'éclairer une période mais de la resituer dans un époque, un contexte et ses logiques.
   Toute mémoire procéde par tri et simplification.
   Il n'y a pas à le regretter, c'est la son fonctionnement et sa fonction sociale.
   Toute mémoire est révisionniste, par définition et dans le bon sens du terme puisqu'elle s'appuie sur des représentations mentales
d'aujourd'hui et non sur celles de l'époque qu'elle prétend reproduire.
    En d'autres termes, toute mémoire est contemporaine.
    L'historien le sait et a appris à utiliser la mémoire comme une source parmi d'autres en sachant qu'elle ne peut pas tout donner.

         a ) d'où l'impérieuse nécessité pour que le devoir de mémoire fonctionne efficacement, d'être précis dans notre vocabulaire.
   Ne pas confondre camp de prisonniers et univers concentrationnaire.
   À l'intérieur de ce dernier ne pas céder à la facilité assimilatrice en confondant
camps d'extermination (au nombre de 6 : Belzec, Sobobor, Treblinka, Auschwitz-Birkenau, Maïdanek, Chelmno) et camps de concentration.

        b ) La deuxième impérieuse nécessité du devoir de mémoire consiste à distinguer, à graduer, avant de généraliser.
   Quand, par exemple, au procès de Maurice Papon, Olivier Guichard, explique que trois premiers ministres du général de Gaulle ont été fonctionnaires sous Vichy, l'historien doit protester contre une assimilation expéditive qui assimile :
       - un maître des requêtes au Conseil d'État qui organise dans la clandestinité la mise en place des commissaires de la République à la Libération (
Michel Debré) ;
      - un professeur de lycée
(Georges Pompidou) ;
      - le Directeur des Finances extérieures et des Changes du gouvernement de Philippe Pétain jusqu'au début de 1943 (Maurice Couve de Murville).

         c ) Ne sombrer ni dans l'angélisme, ni dans la noirceur.
   Le monde des camps est certes celui de la solidarité, mais d'une solidarité sélective de groupes restreints.
   Il faut savoir exprimer cette complexité. Comme le note Joseph Onfray en 1946 à propos de Buchenwald :
« un homme qui a quelque chose à manger est un hommes mort » (26) s'il n'appartient pas à un groupe solidaire ).
   Le rôle social de l'historien ne doit pas être confondu avec celui du juge dans la prétoire.
   Les deux métiers se complètent et servent la même obsession (du moins peut-on l'espèrer) :
 faire surgir la vérité.
   Tous les deux sont au service des citoyens, tous les deux ont pour vocation de tenter de faire prospèrer les valeurs de la démocratie (Jean-Noël Jeanneney).
   Mais leurs moyens et leurs méthodes d'action diffèrent pourtant profondément.
   Le juge fonctionne sur un rythme binaire à la manière de la logique informatique (vrai / faux coupable / innocent).

   L'historien répugne au rythme binaire qu'il trouve souvent trop simpliste dans la mesure où son premier devoir social est d'éclairer les ressorts de tous les acteurs et de tous les groupes sociaux.
   Il sait que les notions « d'opinion publique » ou de « mémoire collective » constituent des expressions vagues et insatisfaisantes.
   Il sait le poids des
« représentations », qui expriment surtout l'admis, le « politiquement correct » d'une époque.
    L'historien se doit parfois de résister à la pression sociale qui le convoque périodiquement à titre d'expert devant les tribunaux.

   Henri Rousso, actuel directeur de l'Institut d'histoire du temps présent du CNRS n'est pas le seul à avoir refusé de témoigner au procès Papon, se refusant à confondre son rôle de chercheur avec celui de juge.
   Jean Noël Jeanneney, dont la famille est au dessus de tout soupçon en ce qui concerne une éventuelle collusion avec le régime de Vichy rappelle fort opportunément :
juger
Maurice Papon en 1998, « c'est comme si on avait jugé Ravaillac en 1665 ou les mutins de 1917 après mai 1968 » (27).

Le travail de mémoire
passe toujours par des connaissances solides

   Les voies de recherches sur la déportation sont nombreuses et fécondes pour l'avenir.
   Elles ont commencé à être explorées.
   Elles peuvent porter sur les bourreaux :
 Christopher Browning a étudié les 210 interrogatoires juridiques des 500 membres du 101ème bataillon de réserve de la police allemande en Pologne, mis en accusation par le tribunal de Hambourg de 1962 à 1972 (28).
   D'autres pistes méritent d'être défrichées.
   Primo Levi avait subodoré quelque chose d'important en parlant de « zone grise », qui selon lui est cet espace réunissant sans frontière nette victimes et bourreaux dans un univers ambigu et déshumanisé.
   Il avançait en parlant des bourreaux :
« Ils étaient faits de la même étoffe que nous, c'étaient des êtres humains moyens ».
   Telle est une des voies qu'explore aujourd'hui l'historiographie en croisant ses recherches avec d'autres disiciplines telles que la philosophie, l'anthropologie ou la sociologie, en bénéficiant d'un véritable flux de témoignages.
   Pourtant, le témoin est l'allié objectif de l'historien.
   Ils font bon ménage tous les deux à la condition expresse d'avoir précisé leurs rôles respectifs.
   Le témoin éclaire une période, l'historien l'explique.
   Car le témoin doit continuer de rendre compte, comme l'on fait ce matin Madame Jeanne Paté, Raymond Gourlin et Roger Boulanger.
   L'œuvre pédagogique des survivants de la déportation n'est pas terminée.
   Il est bien connu que la pédagogie est l'art de la répétition.
   L' action des témoins en faveur des collégiens et lycéens est depuis longtemps attestée
.
   Le concours national de la Résistance constitue un bel outil de mémoire qu'il convient d'entretenir par delà les générations.
   La présence dans la salle aujourd'hui de lauréats du concours de la Résistance montre combien les témoins ont réussi dans leur tâche.
   Mais la véritable pérennisation de leur action viendra du système éducatif.
   Peut-on rêver qu'un jour nos décideurs cessent de s'en remettre comme depuis une vingtaine d'années aux pseudo-spécialistes des « sciences de l'éducation » qui apprennent surtout à désapprendre ?
   La formation des professeurs du secondaire comme celle des élèves mérite d'être tirée vers le haut et non pas de s'aligner sur les mauvais élèves décidément l'objet de toutes les sollicitudes aujourd'hui.
   Un travail de mémoire sérieux passe toujours par des connaissances solides.
   Le combat pour la mémoire rejoint donc celui pour la qualité de l'enseignement.
   Sur ce point Témoins et Historiens sont en plein accord.