Enseigner la mémoire ? > Histoire et mémoire de la 2° GM > La Bataille des Ardennes ( 1944-1945 )

L'offensive Herbstnebel
La bataille des Ardennes
( Décembre 1944-Janvier 1945 )

par Hervé CHABAUD
Chargé de cours, université de Reims Champagne-Ardenne
Rédacteur en chef adjoint de L'Union de Reims

Le front des Ardennes au début de l'offensive allemande

L'importance des forces en présence

La violence des combats

De Verdun à Saint-Vith

L'épreuve de Bastogne

La victoire américaine

Les interrogations françaises

Conclusion

Bibliographie






Le front des Ardennes
au début de l'offensive allemande

   La tranquillité n'est qu'apparente sur le front des Ardennes dans la nuit sibérienne du 15 au 16 décembre 1944. De Montjoie à Echternach, sur une ligne d'environ cent cinquante kilomètres, les troupes américaines et allemandes se font face dans ce qui ressemble à une guerre de position.
   Le front est quasiment figé depuis deux mois et le froid très rigoureux n'est guère propice à des manœuvres de grande ampleur.
   Quelques 75 000 GI's attendent la suite des opérations mais conversent plus sur leur impatience à recevoir les colis militaires de Noël plutôt que sur les initiatives que préparent l'État-major.
   Chez l'ennemi la situation est tout autre. On s'apprête à frapper et dans les unités, est lue l'ordre du jour du maréchal Von Rundstedt : « Soldats du Front ouest ! L'heure glorieuse a sonné. Nous jouons le tout pour le tout. Vous portez en vous la sainte obligation de mettre tout en œuvre pour atteindre les objectifs de notre Patrie et de notre Führer ».
  Pour conforter le moral de ses hommes, le commandant de la 6ème Panzerdivision, le général Sepp Dietrich s'enthousiasme le 16 décembre : « Nous voici à l'instant de la grande décision. Le Führer nous a placés à l'endroit crucial. Il nous regarde. Nous ne le décevrons pas ». Si Dietrich est détesté par Von Manteuffel, Von Rundstedt est considéré comme un rustre grossier, illettré et obsédé, mais il a la totale confiance d'Hitler parce qu'il est un vétéran des sections d'assaut ( SA ) des premiers temps du nazisme.
   Soudain, le front s'embrase et subit d'intenses tirs d'artillerie. Les premières vagues de fantassins allemands donnent l'assaut aux premières lignes américaines suivis de blindés lourds.
   Le général Troy Middleton, commandant le 8ème corps d'armée US et responsable du front des Ardennes reçoit dans son petit quartier général de Bastogne une série d'appels angoissés. C'est dans le secteur de Saint-Vith que la situation semble la plus préoccupante.
   Le général Jones est clair : « C'est une véritable trouée qui s'est produite à hauteur de Losheim ». Il réclame des renforts. mais Middleton n'en a pas et, devant la gravité de la situation, il s'adresse au général Hodges qui se trouve à son QG de Spa. Les nouvelles n'y sont pas plus rassurantes puisqu'il lui indique que la 2ème division du général Gerow en position sur les barrages de la Roer a été bousculée sur ses flancs.
   Conscient que l'ensemble du front est sur le point d'être enfoncé, Middleton avertit le général Dwight Eisenhower à son QG de Versailles.
   Le veille au soir, le général Whiteley, chef du bureau des opérations, avait déclaré au commandant suprême du Corps expéditionnaire allié en Europe, en présence des généraux de l'aviation américaine réunis dans les annexes du Trianon Palace : « Il n'y a rien à signaler dans le secteur des Ardennes ». Cet avis n'est pas du tout partagé par le colonel Dickson dirigeant le service de renseignements de la 1ère armée.
   N'a-t-il pas déjà écrit dans son rapport mensuel du 1er décembre : « Le renforcement des unités d'artillerie et d'aviation semble indiquer que la préparation de la contre-offensive, qui suivrait immédiatement la fin de notre offensive, est actuellement envisagée ». Cette analyse se heurte au scepticisme des spécialistes du contre-espionnage, qui prétextent que le colonel se laisse abuser par des leurres.
   Dès qu'il reçoit les premiers comptes rendus encourageants de ses commandants d'unité au contact des premières lignes américaine, Hitler exulte. Il répète ce qu'il avait déjà déclaré le 1er novembre 1944 au maréchal Jodl avant qu'il ne transmette à Von Rundstedt l'ordre définitif d'action dans les Ardennes : « Voyez Frédéric le Grand ! Il a vaincu la coalition anti-prussienne parce qu'il avait de l'audace et qu'il a osé prendre des risques énormes. L'histoire est un perpétuel recommencement ».


L'importance des forces en présence

   Les moyens engagés par les Allemands sont puissants. Quatre armées sont opérationnelles.
   On trouve en effet la 15ème armée d'infanterie du général Von Zangen qui est destinée à couvrir l'offensive au Nord mais sans y participer directement. Elle dispose de onze divisions.
   La 7ème armée d'artillerie du général Brandenberger est destinée à gérer l'offensive au Sud en ayant un petit rôle actif. Elle comprend deux corps de deux divisions : le 95ème commandé par Kreiss et le 80ème avec Beyer à sa tête.
   La 6ème armée de Sepp Dietrich, est la plus importante et le cœur de l'offensive. Elle se compose de trois corps structurés et bien entraînés. Il s'agit du 1er corps blindé SS de Priess qui est constitué de deux divisions blindées d'élite ( la 1ère division SS Leibstandarte Adolf Hitler et la 12ème division SS Hitler-Jugend ) et de deux divisions d'infanterie ( la 12ème Volksgrenadiere et la 3ème parachutiste ). S'y ajoute le commando spécial d'Otto Skorzeny mais qui conserve une autonomie d'action. À cet ensemble est joint le 2ème corps de Bittrich qui dispose des 2ème et 9ème divisions blindées SS, le 67ème corps comprenant les 277ème et 326ème divisions d'infanterie de la Wehrmacht.
   Est impliquée aussi dans cette vaste opération, la 5ème armée Panzer du général Hasso Von Manteuffel, qui comprend trois corps : le 58ème de Kruger comportant le 116ème Panzer et les 26ème et 560ème divisions d'infanterie, le 47ème corps Panzer de Von Luttwitz avec les 2ème et 130ème Panzer et la 352ème d'infanterie ; enfin le 66ème corps d'infanterie de Lucht avec les 18ème et 62ème Volkgrenadiere.
   L'ensemble de la manœuvre dépend du succès de Dietrich qui doit franchir la Meuse entre Huy et Liège et de Von Manteuffel qui doit passer le fleuve entre Dinant et Namur. Bref, Hitler veut que Dietrich s'empare d'Anvers et que Von Manteuffel fasse une entrée triomphale à Bruxelles.
   Lorsque la bataille éclate, les Américains sont au Nord sur la Roer avec la 9ème armée du lieutenant-général Simpson et la 1ère armée du lieutenant-général Hodge. Les troupes ont pris Jülich et sont proches de Düren.
   Au Sud, la 3ème armée du général Patton se trouve face à la Sarre et finalise une frappe massive programmée pour le 19 décembre.
   Entre le Nord et le Sud s'étend le front des Ardennes sur 140 à 150 kilomètres sous le contrôle du général-major Troy Middleton avec ses quatre divisions qui s'échelonnent ainsi : à Honsfeld, le 14ème groupe de cavalerie motorisée, à Saint-Vith, la 106ème division d'infanterie, au Nord du Grand-Duché de Luxembourg la 28ème division d'infanterie, au Sud du Grand-Duché la 9ème division blindée et à Echternach, la 4ème division d'infanterie.
   Si les 14ème et 28ème divisions sont expérimentées, les 9ème et 106ème sont composées principalement de " bleus " qui attendent leur baptême du feu. En outre, le ravitaillement de l'ensemble de ces unités est irrégulier et insuffisant.
    Les Américains apprennent très vite la férocité de l'ennemi. Le témoignage que reçoit Middleton du seul survivant d'une exécution massive de prisonniers US en dit long sur l'esprit de vengeance qui règne dans les rangs adverses. Robert Lederer lui conte par le détail, la boucherie de l'exécution de ses camarades par les mitrailleuses de deux tanks.


La violence des combats

   Dès l'aube du dimanche 17 décembre 1944, les Allemands attaquent selon un scénario qui leur est désormais classique. Les Panzers ouvrent la voie, balaient le terrain avec leurs mitrailleuses ce qui favorise la progression rapide des fantassins.
   Von Manteuffel
est catégorique : « Si nous voulons occuper Bastogne cette nuit et nous le devons, il faut prendre Clervaux avant midi ».
   C'est le général Fritz Bayerlin avec sa division pilote Panzer Lehr qui doit réduire cette vieille cité luxembourgeoise, seul obstacle digne d'intérêt avant Bastogne.
   Le général américain Fuller, un ancien de 1914-1918 sait qu'il doit tout faire pour ralentir la progression des panzers. Les quinze chars, qui lui sont envoyés en renfort, sont hors service en moins de deux heures. Fuller reçoit cet ordre pathétique du général Cota son supérieur :« Je ne peux vraiment plus vous envoyer qu'une batterie de canons. Il faut tenir, Fuller, tenir à tout prix ». Et le général et ses hommes se surpassent si bien qu'en fin de journée, la cité n'est pas encore tombée, bien que son PC soit directement pilonné. À la nuit tombante, le général et une dizaine d'hommes réussissent à s'échapper de Clervaux en flammes.
  
   La division Panzer Lehr reprend sa progression vers Bastogne, mais au Grand quartier général du Führer, on s'inquiète de la progression trop lente des blindés de Dietrich. « Je vais donner l'assaut à Krinkelt et à Rocherath. La route de la Meuse sera alors ouverte. Ne vous inquiétez pas » mentionne le général allemand.
   Les combats sont violents. Ce sont des corps à corps à la baïonnette avec des GI's qui confectionnent des cocktails Molotov pour ralentir les blindés et si possible les anéantir. La situation est vite désespérée.
   À Saint-Vith, la tension monte. Le général Alan Jones attend le renfort de la 7ème division blindée du général Clarke promise par Middleton. Pour défendre la ville et porter secours à ses camarades des deux régiments de la 106ème encerclés par l'ennemi au Schnee Eifel, ( les Allemands vont faire 10 000 prisonniers d'un coup ), il ne dispose que d'un millier d'hommes.
   L'arrivée de la 7ème est fortement ralentie par un nouvel exode des populations civiles mais aussi par des unités amies qui décrochent.
   Clarke relate ainsi la situation : « La panique durant l'après-midi du 17 était si grande au croisement à l'ouest de la ville de Saint-Vith, qu'un officier que j'avais placé là pour stopper le mouvement de la retraite, fut repoussé par un officier supérieur et que j'eus à m'occuper moi-même du contrôle du trafic ».
   Même situation angoissante pour la 17ème division blindée. Appelée en renfort de Hollande, elle a les plus grandes difficultés à se frayer un chemin sur des routes où s'accumulent d'interminables bouchons.
   Le témoignage du major Donald Boyer du 38ème bataillon de la 7ème division illustre bien la fébrilité générale : « À plusieurs reprises des officiers supérieurs dans leur command-car tentèrent de foncer dans les espaces péniblement créés, et chaque fois, je leur dis de se retirer, que je ne me souciais pas de leur rang, que rien ne devait passer si ce n'est mes tanks ou tout ce qui montait vers le front ».
   Hodges, qui mesure la désagrégation progressive du système défensif US, informe à Versailles le chef d'état-major d'Eisenhower, le général Walter Bedell-Smith. Il lui déclare : « Si vous ne m'envoyez pas deux divisions aéroportées en renfort, je ne réponds de rien ». Seules la 82ème et la 101ème sont disponibles, mais Eisenhower est alors plus préoccupé par les informations concernant les groupes Skorzeny qui désorganisent les circuits d'échanges américains et contraignent à une plus grande vigilance ainsi qu'à une vérification systématique des ordres de mission et des laisser passer.


De Verdun à Saint-Vith

   Le mardi 19 décembre 1944 à 10 heures, le général Eisenhower convoque une conférence militaire à Verdun. Il y arrive avec une heure de retard et rejoint le casernement, où le général Omar Bradley a installé son QG. Se retrouvent ainsi Bradley, Devers, Patton, le maréchal de l'air anglais Arthur Tedder, Bedell-Smith et Strong qui expose la situation militaire. Patton l'interrompt : « Qu'attendons-nous pour tailler en pièces ces cochons ? Qu'on me laisse m'en occuper et j'en ferai des hot-dogs, des wimpies, du corn-beef ». Eisenhower tempère et recommande de défendre sur la Meuse. Le commandant de la 3e armée n'est pas convaincu et réplique : « Crois-moi, il faut leur rentrer dans le chou ».
   Le général est si convaincant qu'il finit par obtenir l'ordre de retirer ses divisions de la Sarre pour les transférer en urgence dans les Ardennes. À la question d'Ike : « Combien de troupes peux-tu rassembler ? Quand crois-tu pouvoir être au Luxembourg ? » Patton répond : « Je veux partir cet après-midi et attaquer dans trois jours avec trois divisions ». Eisenhower considère cette proposition irréaliste et juge qu'une contre-attaque sérieuse exige au moins six divisions et que le temps qu'elles soient opérationnelles, cela prendra huit jours. Et tout de go de lui déclarer : « Tu ne pourras rien faire avant Noël  ». Scandalisé, Patton persiste et signe : « Je te dis que j'attaque dans trois jours avec trois divisions. Cela leur en bouchera un coin. Je serai en Allemagne avant qu'ils ne se soient remis de leur surprise ».
   L'urgence est d'atteindre Saint-Vith, d'empêcher l'ennemi de franchir la Meuse puis de briser l'encerclement de Bastogne. Bref, la conférence de Verdun place la riposte alliée entre les mains de ce général bravache à l'énergie impressionnante et aux convictions inébranlables.
   De retour à Versailles, Eisenhower lit les messages qui n'annoncent que des mauvaises nouvelles. Aussi réunit-il un groupe de fidèles autour de Bedell-Smith pour obtenir leur aval et confier à Montgomery le Nord du saillant et soulager Bradley qui n'a plus de liaisons directes avec Hodges.
   Le mercredi 20 décembre, Montgomery rejoint Chaudefontaine et se présente au général Hodges. Il écoute l'analyse de la situation puis se retire pendant une heure dans sa tente avec ses proches collaborateurs avant de déclarer : « Avant tout, il faut reprendre les choses en main, remettre de l'ordre dans nos propres lignes. Il serait impensable de lancer une contre-offensive dans la confusion actuelle. Voici ce que je vous propose Hodges : préparez dès à présent un corps d'armée pour la contre-offensive que nous lanceront prochainement. En attendant, évacuez cette stupide poche de Saint-Vith, cela clarifiera la situation ».
   L'Américain est scandalisé et rétorque : « Ce saillant de Saint-Vith sera bien précieux pour la contre-offensive. Je pense, contrairement à vous, qu'il faut le tenir à tout prix ». Montgomery est inflexible mais l'arrivée d'une note de synthèse du général Bob Habsbrouck donne des arguments à Hodges. Le message est ainsi rédigé : « Ma division tient toujours le secteur Saint-Vith-Potheau, mais j'ai un grand trou à ma droite qui est tenue par les régiments d'infanterie des colonels Reid et Nelson, lesquels sont mal en point. Deux divisions allemandes se préparent à m'attaquer au nord. Je pourrai peut-être les contenir aujourd'hui. Mais sans renfort, je devrai m'incliner demain. J'ai donc besoin d'aide. Une attaque de Bastogne vers le nord me permettrait de couper les krauts sur leurs arrières ».
   Hodges décide d'envoyer le 18e corps de Ridgway pour soutenir Habsbrouck. Montgomery ne s'y oppose pas. Dans son esprit, les unités ainsi mobilisées pourront organiser un couloir de repli aux forces engoncées sur Saint-Vith.
   Toute la journée du jeudi 21, la situation n'évolue pas mais en début de nuit, le commandant Boyer, patron du groupe d'artillerie annonce à Habsbrouck que ses pièces ne tireront plus faute de munitions.
   Comme il constate l'absence de réplique américaine, le général Von Manteuffel déclenche le signal d'assaut. Deux cents chars et dix mille soldats s'engagent dans la bataille. Les panzers pilonnent les positions US et s'avancent au moyen de trois colonnes vers Saint-Vith. La ville est touchée et de nombreux incendies s'y déclarent.
   Montgomery
adresse alors au général américain ce message : « Vous avez rempli votre mission, il est temps de décrocher. Repliez-vous sur la nouvelle ligne de défense établie à l'ouest, en arrière de la ville ». Cet ordre navre le général Middleton qui considère ce repli comme une erreur donnant entière satisfaction aux troupes de Von Manteuffel.
   De son côté Skorzeny se prépare à donner l'assaut à Malmédy mais il doit constater que la défense US y est solide. Les Américains croyant que les Allemands y sont déjà, bombardent à plusieurs reprises la ville, tuant des civils mais aussi de nombreux GI's, sans doute sept cents, même si aucun chiffre officiel n'a jamais été publié.
   Dans le même temps, le général Patton progresse, fidèle à sa devise : « avancer, avancer, toujours avancer, ne jamais s'enterrer ». En quarante-huit heures, ses troupes ont parcouru 150 kilomètres sur des routes verglacées et sont désormais prêtes à attaquer. Les blindés défilent avec leurs équipages dans Luxembourg malgré le brouillard et alors qu'on annonce de violentes bourrasques de neige. Patton s'en moque : « Toutes ces saloperies ne m'empêcheront pas d'attaquer à la date prévue. Je dois être à Saint-Vith, le 26 ».
   Alors qu'un officier fait remarquer qu'il ne reste plus qu'à prier le bon Dieu pour obtenir une météo clémente, le général interpelle le pasteur O'Neill, aumônier de la 3ème armée : « Il me faut deux jours clairs pour charcuter deux cent mille de ces fils de pute. Vous savez ce qu'il vous reste à faire ». Le pasteur outré répond avec beaucoup de civilité : « Je ne peux tout de même pas invoquer Dieu pour aider des hommes à tuer d'autres hommes ». Et Patton de répliquer : « Qui diable êtes-vous, pasteur ? Un théologien ou un officier ? Sachez que mes hommes ont besoin d'être armés par une force surnaturelle pour saigner ces cochons ! ».
   Le pasteur rédige alors une prière qui est distribuée aux soldats de la 3ème armée : « Père tout puissant et très miséricordieux, nous implorons humblement votre grande bonté de mettre fin à cette pluie torrentielle. Écoutez-nous favorablement, nous qui sommes des soldats demandant à être armés de votre force, afin de pouvoir briser l'oppression, la méchanceté de nos ennemis et établir votre justice parmi les hommes et les nations ».
   Au verso de ce document est joint ce message de Patton : « À chaque officier de la 3ème armée : je vous souhaite un joyeux Noël. J'ai entière confiance dans votre courage, votre dévotion au devoir, votre habileté au combat. Nous marchons, sûrs de notre force, vers une victoire complète. Puisse la bénédiction de Dieu se poser sur chacun de vous en ce jour de Noël ».
   Regonflé par une météo redevenue acceptable, Patton est furieux contre la prudence de Montgomery qui juge la 1ère armée trop faible et la 3ème trop squelettique. Comme ses officiers le soutiennent dans sa décision de passer à l'action, le général US déclare : « Si on accepte cette proposition de ce maréchal de mes deux, la guerre est finie et ce sont les Allemands qui la gagnent. Il faut se battre ! Nos hommes ne demandent qu'à se battre. Monty a dû recevoir un fameux coup de soleil dans le désert. Notre armée squelettique ! Squelette lui-même ! Qu'il aille se faire foutre ! Je prends la décision suivante : nous tiendrons nos positions et nous contre-attaquerons ! ».
   Le dimanche 24 décembre 1944, les blindés nazis se présentent au carrefour des routes Dinant-Rochefort-Ciney. Ils sont à dix kilomètres de la Meuse mais les cafetiers du " Pavillon ardennais " en déclarant à un de leurs officiers que la route est minée retardent le mouvement de plusieurs heures. Comme les Américains sont tenus au courant de la situation, ils apprennent aussi que les chefs de chars manquent de carburant et cherchent où s'en procurer. Le général Collins, commandant le 7ème corps de la 9ème armée US en est informé par son adjoint le général Harmond qui souhaite attaquer. Une hypothèse refusée par Montgomery.


L'épreuve de Bastogne

   Si depuis le lundi 18 décembre on s'attend à Bastogne à subir l'assaut allemand, les Américains s'organisent et posent des mines entre les villages de Neffe et de Mon, avec les hommes du 1er bataillon de la 101ème Airborne t.
   Le général allemand Bayerlin lance deux pelotons appuyés par deux panzers pour s'emparer du château dont toutes les fenêtres ont été dotées de mitrailleuses.
   Pas très loin à Marvie, les soldats US ont prié les trois cents habitants de quitter leur domicile et de leur céder la place. De fait, les panzers ne tardent pas à attaquer le 20 décembre et à prendre la route de Bastogne. Dans le village on va se battre pendant trois jours.
   À quelques kilomètres au sud de Clervaux, Wiltz, une commune luxembourgeoise, est le dernier verrou que les Allemands veulent faire sauter pour avoir le champ libre jusqu'à Bastogne. Dès le 19 décembre au soir, la ville est assiégée et défendue par mille cinq cent hommes aux ordres du colonel Stricker. Ce dernier conscient du manque de munitions veut utiliser la nuit pour échapper à l'ennemi. Il s'adresse en ces termes à ses officiers : « Comme je me refuse à me rendre, il ne nous reste qu'une chose à faire : regagner nos lignes en nous infiltrant à travers celles des Allemands. Détruisez tout ce qui pourrait servir aux choucroutes, et rendez-vous dans une demi-heure pour la dispersion ». Le repli est périlleux et beaucoup d'hommes sont capturés.
   À Bastogne, le colonel Roberts qui imagine ce qui se passe et apprend que tous les villages aux alentours tombent les uns après les autres n'est guère optimiste. Les Bastognards commencent à faire leurs bagages. Aussi pour éviter une nouvelles fois que les routes soient encombrées, il interdit aux civils de quitter la cité.
   Middleton qui s'est établi à Neufchâteau à une trentaine de kilomètres au sud de la ville convient que les soldats US ne pourront pas s'opposer très longtemps à des Allemands aussi puissamment équipés et armés. Il décide que la 101ème aéroportée doit prendre la relève et il confie les rennes de l'action à son commandant, le général Mac Auliffe. Et d'expliquer à Roberts : « Vos hommes se sont bien défendus, mais ils sont crevés. C'est maintenant à Mac Auliffe et à ses paras de jouer ». Le colonel n'y voit aucune objection d'autant qu'il estime beaucoup ce général qui n'a pas peur d'être physiquement en première ligne.
   Le vendredi 22 décembre, les combats font rage.
   Les Allemands sont exaspérés d'être tenus en échec devant la ville. Le 26ème Volksgrenadier et son commandant le général Heinz Kokott sont dans l'incapacité de réduire la résistance de l'adversaire.
   Mac Auliffe est satisfait du résultat mais il enrage parce qu'il manque cruellement de munitions et ne peut plus compter que sur des parachutages de dernière minute puisque la ville est complètement encerclée. Le mauvais temps interdit les vols à basse altitude.
   Soudain, on signale quatre soldats allemands arborant un immense drapeau blanc devant la ferme Kessler. Le responsable américain du poste Dickinson s'avance et un major allemand s'adresse à lui en ces termes : « Nous sommes des parlementaires, nous aimerions voir votre général ». Les deux officiers sont transférés à Marvies tandis que les deux grenadiers qui les accompagnent demeurent sur place. Le colonel Harper reçoit alors une note dactylographiée qui est immédiatement transmise à Mac Auliffe réfugié dans les sous-sols de la caserne Heintz de Bastogne. Le document est en réalité un ultimatum du commandant des forces allemandes : « La fortune de la guerre a tourné. Cette fois, les forces américaines sont encerclées par les puissantes unités blindées allemandes. Plusieurs formations blindées allemandes ont traversé la rivière Ourthe, près d'Ortheuville, et pris Marche. D'autres forces sont arrivées à Saint-Hubert en passant par Sibret, Houmont, Tillet. Libramont est également entre leurs mains. Il n'y a plus qu'une seule possibilité de sauver de l'anéantissement complet les troupes américaines encerclées : la reddition honorable de la ville. Pour vous permettre d'y réfléchir, une durée de deux heures vous est accordée à partir de l'instant de la présentation de la présente note. Si cette proposition doit être repoussée, l'artillerie allemande et six groupes de DCA lourde se verraient dans l'obligation d'entrer en action et d'anéantir les troupes américaines encerclées dans Bastogne. L'ordre de tirer sera donné immédiatement après l'expiration du terme de deux heures. Toutes les graves pertes civiles que ne manqueraient pas de provoquer les tirs d'artillerie ne seraient pas compatibles avec l'humanité bien connue des Américains ».
   Si le commandement allemand compte prendre les Américains par les sentiments, il se trompe. Mac Auliffe repose la feuille et souriant se contente d'une seule expression : « aw nuts ». Cette expression empruntée à l'argot américain signifie « des nèfles » ou encore « merde ! ».
   Le colonel Harper remet la réponse au major allemand et en cours de route explique : « Si vous ne comprenez pas cette expression, cela signifie tout simplement : allez au diable ! ». À l'échéance de l'ultimatum, les tirs ne s'intensifient pas et les quelques tentatives d'assaut par des commandos et des panzers sont repoussées.
   Dans la ville, sont enfermés 18 000 soldats US qui manquent de ravitaillement. 3 000 Bastognards se terrent dans les caves et les abris, dont les souterrains du pensionnat des sœurs de Notre-Dame où se sont réfugiés une centaine d'élèves qui n'ont pas eu le temps de quitter la ville. L'accueil est tout aussi chaleureux au couvent des Franciscains et au couvent des Récollets. Le séminaire est transformé en boulangerie et en boucherie, où tous les animaux abandonnés sont ramenés et abattus avant d'y être débités.
   Le samedi 23 décembre, le ciel se dégage et entre 14 et 16 heures, au nord-ouest de la ville deux cents Dakota lancent plus de deux mille conteneurs. On recense alors deux cent cinquante tonnes de munitions et dix huit mille rations.
   Le dimanche 24 décembre, ce sont cette fois cent soixante avions qui larguent de nouveaux colis, spécialement des médicaments et de la pharmacie de première urgence ainsi que du matériel attendu par les artilleurs.
   La Gestapo multiplie les actes de représailles dans les villages environnants. À Bande, trente-quatre jeunes hommes entièrement nus sont exécutés dans une maison en ruine. Le trente cinquième parvient à s'échapper et a témoigné de la fureur et de la haine des Allemands en cette nuit de la Nativité.


La victoire américaine

   Patton ne perd pas de temps et se dirige vers Bastogne alors que les Allemands larguent sur la ville des tracts de désinformation destinés à convaincre les soldats de renoncer : « Écoutez le message de l'ange : soldats en cette veillée de Noël, vous voici loin de vos maisons, de vos familles, de votre fiancée ou de votre femme, de votre petite fille ou petit garçon. Ne sentez-vous pas qu'ils s'inquiètent et prient pour vous ? Mais les reverrez-vous un jour ? C'est le temps de Noël, de la bûche, du houx et du sapin. Y avez-vous pensé ? Qu'adviendra-t-il des vôtres si vous ne rentrez plus au pays ? Et bien soldats, qui veut, peut ! Rendez-vous, nous ne sommes qu'à trois cents mètres ! Joyeux Noël ! ».
   Auliffe est ulcéré et tempête accablant l'ennemi de plusieurs noms d'oiseaux. Mac Kenzie, le seul correspondant de guerre à Bastogne croit y reconnaître le style de Goebbels et d'indiquer : « Cela risque de foutre aux gars un sacré coup de cafard ! ». Les rédacteurs de ce tract très psychologique ne s'imaginent pas que Patton surnommé « Sang et tripes » engage une violente contre-attaque en direction de la cité, mais pendant ce temps, une pluie de bombes incendiaires et meurtrières s'abat sur la ville. Personne n'est épargné, pas même l'hôpital. Et malgré cela, depuis les caves et les abris des cantiques de Noël s'élèvent.
   Le lendemain de Noël, Patton et l'un de ses jeunes officiers le colonel Abrams de la 4ème division blindée poussent half-tracks et chars vers Bastogne jusqu'à lire un panneau annonçant : deux kilomètres. Le commandant de la 3ème armée ne se contente pas de dégager Bastogne de cet étau insupportable, il tient à élargir au plus vite l'étroit couloir large d'un seul kilomètre qui lui a permis de chasser les Allemands.
   Patton et ses soldats, qui viennent de réaliser un exploit sont ovationnés. En effet, la 3ème armée composée du 6ème corps de Truscott, du 12ème d'Eddy, du 15ème d'Hailship et du 20ème de Walker a bien réussi en trois jours à opérer un virage de quatre-vingt-dix degrés en laissant la 7ème armée du général Patch pour remonter vers le nord et prêter main forte à Hodges.
   Les deux jours suivants sont consacrés à dégager les routes menant à Arlon et Neufchâteau même si l'ennemi s'accroche à Lutrebois et à Sibret. Patton reçoit en complément de ses forces la 87ème d'infanterie et la 2ème blindée et multiplie les attaques vers Lutrebois et Chenogne.
   Pendant ce temps, Montgomery essaie d'obtenir d'Eisenhower de commander la totalité des unités engagées dans la bataille des Ardennes. Le chef américain refuse et regrette que les désaccords avec les Britanniques compromettent la cause commune.
   Dans son journal, Patton note à la date du 27 décembre : « La guerre réclame qu'on prenne des risques. Si je pouvais avoir trois divisions de plus, je pourrais gagner cette guerre maintenant ».
   La victoire de Patton à Bastogne est surtout psychologique.
   Von Rundstedt qui analyse bien le tempérament de l'Américain signifie à Hitler que les alliés reprennent l'initiative et qu'ils ne sont plus prêts de lâcher prise. Même le communiqué officiel allemand ne fait plus état de succès à partir du 28 décembre.
   Le jour même dans le quotidien belge Le Soir, le correspondant de guerre Roger Crouquet écrit : « Au douzième jour de son offensive, Von Rundstedt n'a pas encore atteint un seul de ses objectifs ».
   La situation lentement se retourne. Déçu mais nullement découragé, Hitler envisage désormais de frapper en Alsace. Toujours le 28, il s'adresse à la radio au peuple allemand : « Le monde doit savoir que le Reich ne capitulera jamais ! Nous sommes résolus à continuer cette guerre jusqu'à la victoire totale, à n'importe quel prix ! ».
    Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, l'aviation allemande tente une dernière grande offensive en Belgique. Un millier d'appareils sont réquisitionnés à cet effet. Le bilan est sévère parce que les alliés sont surpris : 27 bases amies sont sérieusement endommagées et 290 avions sont détruits au sol. L'aviation allemande quant à elle a perdu 188 appareils dans l'opération.
   Le bilan pour le Reich est catastrophique alors qu'Hitler lance Nordwind en Alsace. Patton enrage et juge qu'Eisenhower est trop timide. Le front belge est gelé et les pertes sont importantes pour gagner quelques centaines de mètres.


Les interrogations françaises

   En revanche, la situation peut déraper très vite du côté de Strasbourg.
   Le 26 décembre, le commandant en chef imagine même un repli sur les Vosges ce dont le général de Gaulle ne veut pas entendre parler. Il n'admet pas qu'on n'ait affecté les forces françaises qu'à la défense des ponts sur la Meuse de Verdun à Givet. « Quoi qu'il arrive, les Français défendront Strasbourg », insiste le général.
   Analysant les événements de Belgique, Patton écrit le 4 janvier 1945 : « Nous pouvons encore perdre cette guerre. Néanmoins, les Allemands ont plus froid et plus faim que nous. Mais ils se battent mieux ! Je ne parviendrai jamais à triompher de la stupidité de nos bleus ! ».
   L'information sur la dureté et l'incertitude de l'issue des combats est filtrée. Des journaux comme L'Union champenoise et L'Ardennais ne publient que de brefs communiqués relatant un choc sévère entre les Alliés et les troupes allemandes dans les Ardennes belges.
   Les peurs de l'administration ne s'expriment qu'au lendemain de Noël avec une demande insistante auprès des Marnais et des Axonais pour faciliter la circulation des convois militaires vers le Nord et l'Est.
   Georges Ratel, le préfet des Ardennes se fait plus précis dans un article en place et lieu de l'éditorial du n° 92 de L'Ardennais le mercredi 27 décembre. Même s'il s'agit d'abord de rendre hommage aux habitants du département pour leur concours ardent à la remise en route de l'ensemble des activités économiques, il attire l'attention sur l'aide à apporter aux Alliés : « Je vous donne ci-après des consignes que vous devez suivre tout de suite complètement. Votre foi dans la France et la raison doivent vous faire rejeter avec énergie en vous en prenant s'il y a lieu à leurs auteurs les nouvelles fantaisistes et dangereuses que l'ennemi fait circuler comme l'évacuation de certains services administratifs du département et le départ de certaines personnalités ».
   Le préfet insiste sur la continuité de l'État et le souci des personnels publics d'assurer le meilleur fonctionnement des services publics dans l'intérêt général. Il fait appel au civisme de chacun : « Il importe que vous ne transmettiez pas les nouvelles déformées qui sont données sur les mouvements des armées ».
   Les rapports de police qui lui sont transmis insistent sur le développement d'une rumeur alarmiste faisant état de l'infiltration derrière les lignes amies d'agents et de commandos prêts à entretenir la désinformation et à commettre des sabotages et destructions prompts à attester la perte de maîtrise de la situation par les autorités du gouvernement provisoire de la République.
   Cette démonstration sert le préfet pour insister sur quelques règles utiles de comportement : « Laissez libres les routes. Circulez le moins possible sur les routes pour ne pas gêner les convois militaires. Ne laissez pas les enfants jouer dans les rues et sur les routes pour la même raison. C'est essentiel. En observant cette consigne particulière, chacun d'entre vous fera gagner des minutes et même des jours. La bataille en cours en sera gagnée plus vite ».
   Cette fois, l'inquiétude est clairement dite mais aucune précision n'est donnée sur la nature et la zone critique des combats en cours. On peut simplement en déduire qu'en raison de la situation géographique des Ardennes, il s'agit de la Belgique.
   Le rappel d'un ensemble de mesures qui constituaient le cœur des impératifs fixés par le Défense passive accrédite qu'un danger proche existe :« Observez strictement les consignes relatives au camouflage des lumières. Voilez chacune de vos fenêtres et chacune de vos lampes. C'est votre intérêt et vous pourrez ainsi protéger les convois qui passent dans vos rues ».
   Ce qui confirme l'arrivée de renforts et les déplacements de troupes stationnées entre Reims et Châlons-sur-Marne qui remontent en direction de la frontière.
   Un autre problème patent est relevé : l'approvisionnement en carburant de l'ensemble des véhicules militaires réquisitionnés pour conduire les troupes, leurs matériels et leurs munitions vers le front est fragilisé : « Faites un nouvel effort de récupération des jerrycans ( bidons d'essence ). Rendez ceux que vous avez et faites en sorte que vos voisins rendent les leurs. Vous aurez agi pour la victoire. C'est un devoir de l'instant de chaque citoyen. Chaque maire du département doit veiller au ramassage et au transport des jerrycans et prévenir les autorités américaines qui viendront les chercher. Les grandes choses sont faites d'une foule de petites. Suivez les consignes qui précèdent, suivez-les étroitement, car leur importance peut vous échapper et je vous l'affirme, vous aurez aidé très sérieusement à la victoire ».
   Cet appel à la responsabilité et cet éveil des consciences à quelques priorités simples mais utiles témoignent du besoin de ne rien négliger parce que les autorités hésitent encore à se prononcer sur la capacité à contenir dans le temps les blindés ennemis dans leur nouvel assaut vers l'Ouest.
   L'intervention du préfet est appuyée par de petits encarts placés en un de L'Ardennais rappelant les règles de circulation et la surveillance de l'éclairage des maisons la nuit. Du 27 décembre 1944 au 3 janvier 1945 cette parution est obligatoire.
    La mobilisation autour des règles pratiques d'aide et d'assistance aux alliés est confirmée par un appel lancé par l'inspection académique en une de L'Ardennais, le jeudi 28 et le vendredi 29 décembre concernant la récupération des jerrycans. Il s'agit d'un communiqué de structure comparable à ceux signés pendant l'occupation concernant l'élimination des doryphores sur les plants de pommes de terre dans les champs. On réclame le concours des écoliers. R. Camo, l'inspecteur d'académie écrit : « J'adresse un puissant appel à tous les enfants des écoles pour qu'ils participent activement à la récupération des bidons d'essence de l'armée américaine. Ces bidons seront remis au directeur d'école qui préviendra les autorités militaires alliées et des camions de l'armée viendront les ramasser. Dans chaque école, les élèves qui apporteront la plus grande contribution à cet effort de guerre recevront un certificat de mérite ».
   Ce qu'on lit dans les journaux est en décalage avec ce qu'ont alors vécu les gens. « À Sedan, la peur a ressurgi avant Noël. On était abreuvé de nouvelles qu'il était impossible de vérifier, et le journal parlait à peine de cette nouvelle confrontation capable de provoquer une nouvelle occupation. Plutôt que célébrer la fête, on songeait plutôt à refaire les valises et à fuir avant qu'il ne soit trop tard » observe Roger Lambinet.
   De son côté Jules Massin qui est ordonné avec Jean Legin et Pierre Jadot le 23 décembre 1944 à la chapelle du grand séminaire de Reims par Mgr Marmottin écrit : « Le 25 décembre 1944 à Haraucourt, tandis que les Ardennais se préparaient à un second exode et franchissaient la Meuse, je célébrais ma première messe. Au-dessus des toits du village passaient les avions allant ravitaillés les assiégés de Bastogne ».
    Jules Massin qui est arrivé tant bien que mal de Reims, a pu mesurer la tension chez les Américains qui craignent les commandos de la 5ème colonne d'Otto Skorzeny. Il est stoppé par les soldats US qui le soupçonnent d'être un agent ennemi déguisé en prêtre aussi lui faut-il s'insurger et témoigner avec hardiesse de sa bonne foi pour être autorisé à se rendre dans sa famille. Un comble pour celui qui, séminariste, a été conquis par les idées de la Résistance et a été un passeur d'aviateurs alliés.
   Les comportements ne sont pas différents dans la Pointe des Ardennes. On soupçonne aussi la présence d'Allemands en tenue civile et venant aux renseignements. À Fépin, Vireux-Wallerand, Foisches, à Givet, la rumeur est si vigoureuse que la méfiance atteint son comble : « À la veille de Noël, on ne parlait plus que de la 5ème colonne si bien que même en croisant les voisins dans la rue, notre regard n'était plus le même. C'était psychologique mais en vérité on craignait leur retour » se remémore Jacques Maucort. Et d'ajouter : « À Fumay, certains murmuraient même qu'ils ( les boches ) disposaient de caches dans des maisons où ils étaient sûrs d'être accueillis par de mauvais Français qu'ils avaient recrutés avant leur retraite de septembre pour avoir des points de chute lors de leur retour ».
   Cette pression multiplie les risques de bavures. À Givet, alors que des nouvelles alarmantes sont données par des Belges qui ont quitté Dinant et viennent de franchir la frontière, les Américains qui passent ont la détente facile : « Visiblement ils craignaient des embuscades et des pièges même dans des zones qui restaient parfaitement contrôlées. Skorzeny avait réussi une seule chose : créer une psychose et laisser courir les imaginations comme quoi l'ennemi était partout. C'était pesant et il faut reconnaître qu'on est tombé dans le panneau. On disait pour nous rassurer que les soldats US fusillaient les espions dès qu'ils étaient découverts et qu'on plaçait un disque blanc à hauteur du cœur des suppliciés pour faciliter le tir » explique René Vigneron.
   Cette fébrilité perdure même lorsque les récits de guerre publiés sont plutôt rassurants : « En 60 heures, il a été détruit 1 660 véhicules et plus de 600 ont été endommagés. Rien que dans la journée de lundi, 864 véhicules ont été détruits et 332 endommagés. La Luftwaffe qui avait envoyé la veille de grosses formations s'est révélée incapable de résister à ces attaques » mentionne le correspondant de la BBC dont les propos sont reproduits dans L'Ardennais du 28 décembre.
   Il écrit encore : « Je reviens du haut du front. J'ai vu toutes les routes jonchées de véhicules détruits, de nombreux chars jusqu'à des camionnettes amphibies. Le parcours est un amoncellement de ferrailles ». Des propos plus encourageants que ceux du général Bazon, le rédacteur militaire de la BBC, cité dans le même journal et dans L'Union champenoise : « On sait que les Allemands continuent de faire des progrès au nord-ouest du saillant de la région de Bastogne. Il est entendu que tant que la manœuvre allemande consistant à viser Liège, Namur, Sedan n'aura pas été définitivement enrayée, la situation devra être tenue pour sérieuse ».
   En revanche, l'optimisme US est traduit dans les communiqués publiés à la Saint-Sylvestre : « Les armées alliées attaquent sur les deux fronts du saillant allemand. Au cours des opérations de nettoyage dans le secteur de Rochefort et Celles, les Alliés ont fait plus de 1 000 prisonniers et se sont emparés d'un gros matériel. Dans la partie nord du saillant, l'ennemi n'exerce plus qu'une faible pression entre Stavelot et Hotton. Entre cette ville et Marche , une attaque ennemie a été repoussée. Plus à l'est six localités ont été reconquises. On se bat dans Cibrey au sud-ouest de Bastogne, cette localité serait aux mains des Alliés. À Bastogne, les Américains ont élargi le passage par lequel sont passées les troupes libératrices. Ils ont franchi la Sure sur 12 kilomètres. Dans la région d'Eschternach, les Alliés ont repris du terrain ».
    Cette évolution commence à être ressentie dans les familles : « La peur d'un nouvel exode n'est plus aussi prégnante au nouvel an. On peut même dire que la confiance est revenue même si de l'avis général, la situation n'est pas définitivement gagnée » observe Jules Massin.
   « Il se disait dans la Pointe que les Alliés avaient enrayé l'avance allemande vers la Meuse. La route de Liège était disait-on bloquée par l'aile nord alliée et les Américains étaient secourus à Bastogne. On racontait aussi qu'un général allemand avait été tué » se remémore René Vigneron.
   « La météo n'était pas très bonne, le plafond était très bas et on se disait que si les Américains ne parvenaient pas à employer leur aviation qui était alors très supérieure à la Luftwaffe, nous risquions gros. Mais avec la nouvelle année, on se disait que cette fois, le bout du tunnel était peut-être pour bientôt » reprend Jacques Maucort.
   Un avis tempéré par Maurice Renard : « Même en situation d'infériorité flagrante, la Luftwaffe pouvait être dangereuse puisqu'elle envoyait un avion ou deux commettre des raids très courts dont les conséquences pouvaient être graves. Alors que les Américains étaient en train de décharger un train de munitions à Soissons pour ravitailler la Belgique, la gare a été attaquée au lendemain de Noël par un avion qui a largué une seule bombe. Mais un wagon a été touché et pendant 36 heures des explosions ont retenti et les dégâts dans le périmètre immédiat ont été importants même s'il n'y a pas eu de victime ».


Conclusion

   L'offensive Herbstenebel, " Brouillard d'automne " qui a donné la Bataille des Ardennes a été meurtrière.
   Les Américains recensent 8 607 tués, 47 139 blessés et 21 144 disparus.
   Les Allemands comptent 12 652 tués, 38 600 blessés et 30 582 disparus.
   Du côté des victimes civiles, on estime que le nombre total de civils belges tués s'établit à environ 2 500 personnes, dont 927 dans les cantons de Malmédy, Saint-Vith et Stavelot et 782 dans l'arrondissement de Bastogne.
   « Lorsque le 25 janvier 1945, les alliés franchissent à nouveau l'Our et retrouvent les défenses de la ligne Siegfried dont ils avaient été boutés trente-six jours plus tôt, la bataille des Ardennes est terminée » écrit Michel Herubel.
   Il reste beaucoup de plaies à panser et l'accumulation de ruines sur le parcours des colonnes de blindés atteste de la violence des combats et de l'importance de la résistance opposée aux vagues d'assaut ennemies : « À Houfflalize, plus une seule des 340 maisons debout. La Roche, les 500 maisons de la ville anéanties sauf quatre. Saint-Vith complètement rasée. Bastogne, 212 maisons détruites, Les Rochefort, 112 maisons incendiées ou détruites, Malmédy, la moitié de la ville en ruines, Trois-Ponts, 74 maisons détruites, Stavelot des quartiers complètement inhabitables ... » recense Henri Bernard, professeur émérite de l'École royale militaire avant de conclure : « On dénombrera globalement 11 000 immeubles détruits dont 18 églises ».
   L'ultime Blitzkrieg de Hitler est un échec sanglant, qui pour la Belgique demeure un temps effroyable dans l'attente de la capitulation nazie.


Bibliographie

  • Guy AREND, La Bataille pour Bastogne, Bruxelles, Sogato, 1984, 180 p.
    Eddy BAUER, L'Offensive des Ardennes, Glarus, Christophe Colomb, 1983.
  • Henri BERNARD et Roger GHEYSENS, La Bataille d'Ardenne : l'ultime Blitzkrieg de Hitler, Bruxelles, Documentation Duculot, 1984, 190 p.
  • Philippe BUTON, La joie douloureuse : la Libération de la France, Paris, IHTP-CNRS, Complexe, 2004, 286 p.
  • Peter ELSTOB, Bastogne : la bataille des Ardennes, Verviers, Gérard et Cie, 1970, 120 p.
  • John EISENHOWER, La Bataille des Ardennes, Paris, Pocket, 1974.
    Michel GOERIS, La bataille des Ardennes, Paris, France-Empire, 1994, 212 p.
  • Michel HERUBEL, La Bataille des Ardennes, Paris, Troupes de choc, Presses de la Cité, 1988, 194 p.
  • Franz KUROWSKI, La Bataille des Ardennes et l'agonie à l'Ouest, Paris, La Table Ronde, 1968.
  • Jules MASSIN, Remerciements, communauté paroissiale Saint-Remi, Saint-Maurice, Saint-Laurent, Reims, 15 janvier 1995.
  • John TOLAND, Bastogne : la dernière offensive d'Hitler, Paris, Calman-Levy, 1962, 220 p.
  • Collection des journaux L'Union champenoise et L'Ardennais décembre 1944.
  • Témoignages recueillis dans les Ardennes au mois de septembre 2004.

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